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Après avoir remporté la Palme d’or samedi soir, la réalisatrice française Justine Triet a tenu un discours très engagé contre la politique du gouvernement et la « marchandisation » de la culture, provoquant de vifs débats sur le financement du cinéma. L'occasion de faire le point sur l'économie du cinéma.
N’en déplaise aux cassandres de l’industrie cinématographique, le marché mondial de la création de films se porte bien. Ainsi, selon les chiffres de la Motion Picture Association (MPA), le marché filmographique mondial s’est élevé en 2021 à 320 milliards de dollars, soit un niveau semblable à celui d’avant-Covid. Si la crise sanitaire est passée par là, induisant de nouveaux modes de consommation du cinéma de la part des spectateurs, la singularité du cinéma reste une réalité.
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« Il faut bien avoir à l’esprit qu’un film est un monotype, c’est-à-dire un objet fabriqué à un seul exemplaire, et qu’il est impossible de le reproduire à l’identique. Je crois que notre métier n’existerait pas si nous ne devions faire que des films rentables », souligne François Clerc, fondateur d’Apollo Films. Quant à la désaffection des spectateurs pour les salles, celle-ci n’est peut-être pas une fatalité.
« Dans les mois qui ont suivi la crise sanitaire, nous avons dû faire face à un manque d’offre. Les spectateurs sont sans doute un peu plus sélectifs qu’auparavant, mais lorsqu’une œuvre les touche, ils se déplacent en masse. C’est le cas par exemple pour le film Novembre, qui a réalisé plus de deux millions d’entrées, ou encore pour Simone, qui est resté très longtemps en salle », détaille David Gauquié, fondateur de Cinéfrance Studios. Pour rester en salle, un film doit avoir « une moyenne par copie » élevée, c’est-à-dire un nombre de spectateurs important par séance.
Succès et rentabilité
Néanmoins, le succès d’une œuvre reste décorrélé de sa rentabilité financière. « Il existe une confusion dans l’esprit du grand public : la rentabilité d’un film n’est pas liée au nombre d’entrées en salle. La rentabilité est le rapport entre les dépenses et les recettes générées », met en garde Henri de Roquemaurel, directeur du pôle Image & Médias de BNP Paribas.
Si l’octroi des financements se base avant tout sur la qualité des partenaires, les banquiers gardent néanmoins un œil attentif sur les projets proposés
C’est ainsi que le film d’Édouard Baer, Adieu Paris, qui a nécessité douze journées de tournages et a coûté un million d’euros, s’est révélé rentable. à l’inverse, pour un film à très gros budget, à l’instar de Super-héros malgré lui (15 millions d’euros) ou encore du film Eiffel (18 millions d’euros), l’équilibre financier est moins immédiat. Et la sentence peut être cruelle : alors qu’il faut de une à six années pour produire un film, cinq jours suffisent pour mesurer son accueil en salle.
Les métiers de producteur et de distributeur sont donc éminemment risqués : « Les contingences du moment de la sortie du film restent difficiles, voire impossibles à maîtriser. Notre rôle est de faire en sorte qu’un film rencontre son public en l’exposant dans les festivals et en le livrant à la bonne date. Notre métier est un métier de programmation », explique le distributeur Mathieu Robinet, fondateur du studio Tandem.
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Une première signature décisive
Difficile donc de connaître, a priori, les films qui rencontreront leur public. Il y a bien sûr l’air du temps qui permet de sonder les attentes des spectateurs, mais cela peut paraître léger au regard des sommes avancées. Côté coûts, l’ensemble des éléments entrant dans la fabrication (durée de tournage, composition du casting, postproduction et frais de sortie) sont finement chiffrés.
Pour financer un film, plusieurs acteurs entrent en jeu. Si, outre‑Atlantique, ce sont souvent les studios qui opèrent de façon globale, en Europe, et plus particulièrement en France, une myriade de partenaires sont convoqués. À partir du scénario, le producteur se met en quête de mandats, le plus important étant celui du distributeur, qui peut entrer au financement jusqu’à hauteur de 30 % des coûts de production.
« La signature des distributeurs est un marqueur fort permettant de déclencher d’autres financements. C’est, en effet, sur la qualité des contreparties, que les banques escomptent les promesses de financement », explique Mathieu Robinet. De fait, la signature d’un distributeur de renom, à l’instar de Pathé Gaumont, UGC ou encore CGR, n’aura pas le même impact sur les autres financeurs et, notamment, les chaînes de télévision, qu’un distributeur inconnu de l’industrie.
Après le distributeur, les chaînes de télévision payantes et non payantes abondent et achètent, selon une programmation précise, les droits de diffusion. En parallèle, le film poursuit sa vie à la revente dans les salons internationaux, à Venise, à Berlin et à Toronto, notamment.
Les plates-formes prennent part au financement des œuvres
Au niveau mondial, le financement d’œuvres destinées au numérique gagne du terrain. Ainsi, en 2021, les montants investis pour la production de films à destination du digital s’élevaient à 70 Mds $, contre 40 Mds $ seulement, deux années auparavant. Une évolution notamment portée par la directive européenne sur les services de médias audiovisuels (SAM), qui engage les fournisseurs de services de médias audiovisuels
à la demande à veiller à ce que « leurs catalogues contiennent une part minimale de 30 % d’œuvres européennes ». Celles-ci doivent, par ailleurs, être « suffisamment mises en valeur » sur les plates‑formes. Cette directive se traduit de façon concrète au sein des pays membres. À titre d’exemple, en France, Netflixs’est engagé à investir 4 % de son chiffre d’affaires annuel réalisé au sein du pays dans la création cinématographique d’expression française. La plate-forme s’engage à préfinancer un minimum de 10 films par an. En contrepartie, les films seront visibles plus tôt sur Netflix.
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Des banques omniprésentes
Dans la chaîne de financement, le distributeur est celui qui se rémunère en premier. Il récupère d’abord les frais de sorties (publicité et marketing), puis sa mise. Les autres partenaires sont rétribués une fois le distributeur remboursé. « Le distributeur va décaler le rendement jusqu’à ce qu’il atteigne sa rentabilité », explique David Gauquié.
Grâce au volume, les distributeurs mutualisent le risque. « Mon métier revient à lancer chaque année une dizaine de PME dont l’objet est la fabrication d’un monotype. À l’image des PME qui naissent chaque année, toutes ne sont pas rentables », détaille François Clerc.
À noter, les différents acteurs présents pour le financement des films n’avancent pas l’argent en propre, mais ont recours à des structures spécialisées, dont les deux plus importantes en France sont Coficiné (BPCE Natixis) et Cofiloisirs (BNP Paribas). Ces acteurs escomptent les promesses de financement, et interviennent dans la réalisation des œuvres sous la forme de prêts et d’investissements. Ils opèrent très en amont, par le biais de crédits de développement, puis à chaque étape.
Ils peuvent se placer au côté des producteurs, des distributeurs, mais également des chaînes de télévision et des plates-formes de diffusion. Si l’octroi des financements se base avant tout sur la qualité des partenaires, les banquiers gardent néanmoins un œil attentif sur les projets proposés.
« Nos décisions de financement se basent sur des critères financiers, mais aussi sur des critères de confiance. Il peut arriver que nous émettions des réserves sur un projet, par exemple en fonction de sa cohérence, de la qualité des partenaires, ou encore des risques liés à la fabrication du film », détaille Henri de Roquemaurel.
Si au sein de Cofiloisirs, les crédits associés aux films sont structurés en mode projet, Cinécap, la société de gestion de BNP Paribas consacrée à l’investissement dans le cinéma, s’appuie sur un comité de lecture en interne qui analyse les projets avant de se positionner. Les taux de prêts aujourd’hui pratiqués (taux de marché plus marge) s’établissent entre 2 et 7 %, en fonction des projets.
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