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Les investisseurs venus de Chine revendent, ou parfois désertent tout simplement, leurs propriétés du vignoble bordelais, 2024 - TGL
Les investisseurs venus de Chine revendent, ou parfois désertent tout simplement, leurs propriétés du vignoble bordelais, 2024 - TGL
Marine Mimouni

The Good Business // Reports

Malgré l’exode, le patron chinois d’Alibaba tient à son vignoble bordelais

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Vins et spiritueux

Après l’engouement de la décennie passée, les investisseurs venus de Chine revendent, ou parfois désertent tout simplement, leurs propriétés du vignoble bordelais. Cette phase de rationalisation laisse la place aux véritables amoureux du vin, tels Jack Ma, fondateur d'Alibaba, ou Peter Kwok, aux moyens importants et à la stratégie durable, discrètement impliqués sur leurs domaines.

Son téléphone a recommencé à sonner. Après une longue parenthèse de trois ans, liée à la crise du Covid, Li Lijuan perçoit un frémissement lié à la réouverture des frontières de la Chine.


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« On dénombre aujourd’hui 200 à 250 domaines appartenant à des Chinois, poursuit la spécialiste, directement ou à travers des sociétés européennes, américaines ou encore singapouriennes. Une cinquantaine sont à vendre. »
« On dénombre aujourd’hui 200 à 250 domaines appartenant à des Chinois, poursuit la spécialiste, directement ou à travers des sociétés européennes, américaines ou encore singapouriennes. Une cinquantaine sont à vendre. » DR

« Depuis le mois de juin, on me contacte à nouveau pour savoir ce que nous proposons, et éventuellement préparer une visite », témoigne cette Bordelaise d’adoption, intermédiaire numéro un des transactions réalisées avec les Chinois depuis dix ans pour le compte de Christie’s Real Estate.

Rien ne sera plus comme avant la pandémie, quand l’agence pouvait réaliser jusqu’à 50 % de son chiffre d’affaires avec ce seul marché, mais les raisons sont aussi plus profondes.

Parce que, parmi les appels récents que reçoit Li Lijuan, nombreux visent aussi à mettre en vente une propriété acquise dans l’âge d’or qu’a représenté la décennie 2010- 2019, qui voyait ses compatriotes fondre sur le Bordelais, bien davantage que sur la Bourgogne ou la Provence, où leur présence est toujours restée marginale.

« On dénombre aujourd’hui 200 à 250 domaines appartenant à des Chinois, poursuit la spécialiste, directement ou à travers des sociétés européennes, américaines ou encore singapouriennes. Une cinquantaine sont à vendre. »

Comme une renaissance

Le château Bellefont-Belcier, à Saint-Émilion, détenu par l’homme d’affaires chinois Peter Kwok.
Le château Bellefont-Belcier, à Saint-Émilion, détenu par l’homme d’affaires chinois Peter Kwok. DR

Pour Jack Ma, le plus célèbre des milliardaires chinois, pas question de se séparer du château de Sours, ce magnifique domaine de 200 hectares, dont 70 de vignes, lové dans un vallon de l’Entre-Deux-Mers, entre bois et étang.

L’été dernier a même sonné comme une renaissance pour une propriété achetée en 2015 par le fondateur d’Alibaba. Celui-ci est tombé en disgrâce dans son pays, au printemps 2021, quand il a voulu coter à Hong Kong la filiale de paiements de son champion de l’e-commerce, ce qui aurait constitué alors la plus importante introduction en Bourse au monde.

Son empire a depuis été démantelé par les autorités de Pékin, mais son attachement à cette petite Toscane bordelaise reste intact. Il y séjourne quatre fois par an, pas uniquement pour l’agrément : il a investi plusieurs dizaines de millions d’euros dans ce site chargé d’histoire, attesté depuis la fin du XVIe siècle. Le château a été remarquablement restauré, des jardins, entièrement créés, le vignoble, restructuré…

Echantillons des vins du Domaine franco-chinois.
Echantillons des vins du Domaine franco-chinois. DR

Dernière brique du renouveau : la livraison d’un outil technique de premier plan à faire pâlir les crus classés les plus prestigieux. Pour placer le château de Sours sur la carte des grands domaines de la région, Jack Ma a engagé un Français, Sébastien Jacquey, qui en a perçu tout le potentiel.

« Je suis arrivé alors que les éléments étaient en place, témoigne cet œnologue et ingénieur formé en Bourgogne et passé par le Nouveau Monde. C’est très satisfaisant d’avoir un tel outil à sa disposition. Sur des terroirs qualitatifs et diversifiés, nous pouvons avoir l’ambition de faire de grands vins. C’est un projet cohérent et stable. »

La stabilité n’a pas toujours qualifié l’engagement des investisseurs chinois dans le Bordelais. Les déconvenues ont commencé en 2018, sans doute l’année d’un retournement, quand il devenait compliqué de faire sortir de Chine des capitaux pour financer une activité à l’étranger.

Dans l’Entre-DeuxMers, le château Sogeant a été fermé alors qu’il était la tête de pont de l’empire monté par le conglomérat Haichang : 24 domaines achetés en moins de quatre ans. La justice française en a saisi une dizaine, enferrés dans les malversations financières reprochées à son propriétaire.

Le winemaker Zhao Desheng, qui officie au Domaine franco-chinois, au nord de Pékin.
Le winemaker Zhao Desheng, qui officie au Domaine franco-chinois, au nord de Pékin. DR

Un procès doit se tenir à Paris en février. Dans le Médoc, le cru bourgeois Bessan Ségur a été laissé à l’abandon, au grand dam des voisins qui constataient la prolifération des maladies. Le vignoble de 140hectares appartient à France Fortress, filiale française du groupe de distribution Dashang, très engagé dans le commerce franco-chinois de vin.

En justice aussi, l’affaire est symptomatique d’un autre phénomène : les vins français se vendent moins bien en Chine, particulièrement en entrée et milieu de gamme, typologie de propriétés que les Chinois ont essentiellement visées à Bordeaux et qui se retrouvent en difficulté aujourd’hui.

« Ceux qui s’en tirent bien sont, là-bas, dans la distribution ou l’hôtellerie-restauration, qui leur assurent des débouchés, avance LiLijuan. Les Chinois sont pris aussi dans la crise plus générale de Bordeaux : il y a dix ans, nous avions en moyenne 75 mandats de vente en cours à l’agence, aujourd’hui, c’est 450 ! »

D’autres histoires ont prêté à sourire, comme celle du groupe SGV Wines, qui avait décidé, en 2017, de siniser le nom de ses châteaux, rebaptisés Lapin Impérial ou Antilope Tibétaine ! Stratégie sans issue. Un investisseur français, Denis Chazarain, a tout racheté à l’été 2022, sans doute à bon prix.

Entrée du Domaine franco-chinois, berceau de la viticulture en Chine.
Entrée du Domaine franco-chinois, berceau de la viticulture en Chine. DR

« C’était d’autant plus malvenu que les consommateurs chinois croyaient à des contrefaçons, sourit ce financier aux racines corréziennes. Nous avons bien sûr rétabli les noms d’origine, avec des pratiques plus classiques pour retrouver la réputation du château Tour SaintPierre, à Saint-Émilion, ou du clos Bel Air, à Pomerol. Le vin demande du temps. »

Face à ceux venus faire des coups pour un retour rapide sur investissement – une motivation illusoire dans ce secteur –, d’autres s’installent durablement avec une vraie stratégie. Peter Kwok est de ceux-là. Ancien dirigeant de CITIC Group, une entreprise publique d’investissement pionnière dans la transformation capitaliste de la Chine, ce francophile de 73 ans a constitué sur la rive droite une collection de propriétés qu’il a nommée Vignobles K Pionnier.

Il se souvient avec malice de son arrivée à Saint-Émilion, il y a vingt-cinq ans : « Quand j’ai acheté le château HautBrisson, je n’avais aucune connexion avec le vin. J’ai trouvé quelqu’un pour s’occuper des vignes en lui disant : “Je vous laisse travailler, je veux juste récupérer mon investissement dans cinq ans.” Au bout de dix ans, je n’avais toujours pas récupéré un euro, mais au moins nous avions un bon vin ! »

Aujourd’hui, les Vignobles K comprennent également Tour Saint-Christophe, à Saint-Émilion, La Patache et Tourmaline, à Pomerol, Enclos de Viaud, à Lalande-de-Pomerol, Le Rey, à Castillon. Et Bellefont-Belcier, à Saint-Émilion encore, sa pépite, cédée par un compatriote en difficulté financière.

Sébastien Jacquey, directeur général du château de Sours.
Sébastien Jacquey, directeur général du château de Sours. DR

« Je suis le seul Chinois à posséder une propriété classée et, plus important encore, à avoir obtenu le classement d’une autre avec Tour Saint-Christophe. Mes compatriotes s’aperçoivent, une fois qu’ils ont acheté un domaine, que ce n’est pas facile de faire du vin », s’enorgueillit ce grand amateur d’art, dont la collection fera l’objet d’une exposition, à Paris, en 2024, dans le cadre des 60 ans de la reconnaissance de la Chine par la France.

Installé à Hong Kong avec ses trois enfants, Elaine, Karen et Howard, qui ont chacun reçu un domaine, gage de continuité, il vient quatre ou cinq fois par an en Gironde. Toute l’année, il peut compter sur son directeur général, Jean-Christophe Meyrou, le pilier des Vignobles K, tour de contrôle des différents sites.

Artisan de la réputation des vins, l’homme du cru apprécie de compter sur ce propriétaire : « Peter Kwok est unanimement apprécié à Bordeaux. Il a une idée claire de ce qu’il veut : construire une identité forte pour chacune de ses propriétés. »

Un actif patrimonial stable

Vue du château de Sours.
Vue du château de Sours. DR

Une stratégie cohérente et des appuis locaux solides, Pan Sutong les avait également quand il a racheté, en juin 2013, les trois domaines du plus connu des winemakers français, Michel Rolland, dont le réputé Bon Pasteur, à Pomerol.

Le propriétaire du conglomérat Goldin Financial va peut-être manquer de ce fameux temps long propre à l’activité : la récente tempête immobilière en Chine fait vaciller la principale activité de son groupe, le conduisant au bord de la faillite. Sa passion pour le vin ne semble pas affectée pour l’instant : cet actif patrimonial stable peut survivre à bien des crises, surtout dans des appellations valorisées, comme Pomerol.

À l’époque de ses acquisitions, comme celle, un an plus tôt, du petit bijou californien de la Napa Valley, Sloan Estate, Pan Sutong livrait une perspective, gage de prospérité : « Avec l’expansion économique de la Chine, l’accroissement du nombre de consommateurs aisés et l’explosion de la demande de produits de luxe qui l’accompagne, le secteur du vin est l’un des plus importants bénéficiaires de ces tendances. »

Les vignes du château de Sours, détenu depuis 2015 par le milliardaire chinois Jack Ma.
Les vignes du château de Sours, détenu depuis 2015 par le milliardaire chinois Jack Ma. DR

Et il se félicitait d’établir « une présence à Bordeaux, le principal centre de production au monde ». L’analyse de bon sens résistera-t-elle aux soubresauts actuels ? En disgrâce dans son pays, l’actrice Zhao Wei s’accroche, elle, à ses quatre propriétés du Bordelais.

Femme d’affaires en Chine, elle cède discrètement quelques parcelles pour mieux remembrer son vignoble. Château Monlot, à Saint-Émilion, qu’elle a acquis dès 2011, se trouve à moins de quinze kilomètres du château de Sours de son ami Jack Ma. Les deux domaines partagent plus que la beauté de demeures anciennes en pierre blonde d’Aquitaine : une vision d’avenir, un ancrage pérenne.

« Et la qualité des vins au centre du projet, témoigne Franck Breau, un consultant réputé qui accompagne le renouveau de Sours. J’ai découvert un lieu assez époustouflant, avec un grand potentiel. Mais c’est de l’agriculture avec les aléas que cela suppose. M. Ma a souvent parlé de transmission, il a le souci du temps long. »

L’homme d’affaires chinois Peter Kwok.
L’homme d’affaires chinois Peter Kwok. One wine production

Début octobre, signe de son aura intacte, l’ancien magnat de l’e-commerce recevait 80 hommes d’affaires de son pays. Dans la carrière souterraine aménagée du domaine, il a fait goûter la gamme entièrement revue de ses vins, qui met en valeur les cépages identitaires de Bordeaux.

Les cuvées se nomment Les Essences ou Quarry, justement pour les terroirs proches de la carrière. Au sommet de la hiérarchie, une collection de sélections parcellaires sous le label MS : « M » comme Ma et « S » comme Sours, entrelacés sur l’étiquette, comme pour sceller l’union de deux mondes.


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