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Des recherches récentes en psychologie montrent que le plaisir immédiat contribue à construire sa vie sur le long terme. Mais, tout le monde n’a pas la même aptitude à l’hédonisme, associée à une zone particulière du cerveau. Des start-up tentent de valoriser cette terra incognita.
Déguster un bon plat ou un verre de vin, discuter entre amis, jouer, avoir un orgasme… sont autant de plaisirs fugaces qui relèvent de l’hédonisme. Et si, contrairement à ce qu’on entend souvent, ils servaient aussi à construire le futur ? C’est la question que s’est posée Katharina Bernecker, chercheuse en psychologie à l’université de Zurich.
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« On oppose fréquemment l’hédonisme au self-contrôle, autrement dit le fait de maîtriser son comportement et de prendre des décisions pour en retirer un bénéfice ultérieur pour soi et pour les autres », souligne-t-elle.
Exemple : plutôt que de m’affaler sur le canapé, je vais faire la vaisselle. Ce sera utile pour moi, mais aussi pour les autres. grands sont recontactés et soumis à une batterie de questionnaires.
L’hédonisme subit les foudres du puritanisme
Il s’avère, selon les résultats de Walter Mischel, que ceux qui ont résisté à la tentation réussissent mieux dans la vie, sont plus diplômés, développent moins d’addictions…
Conclusion : patience égale réussite, et la théorie de la « gratification différée » devient la norme. Depuis, d’autres études ont apporté des bémols. « Cette vision du futur paraît très moralisante. Si on se focalise toujours sur le futur, on ne vit pas », remarque Katharina Bernecker.
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Avec sa collègue Daniela Becker, de l’université Radboud, aux Pays-Bas, elle a soumis un échantillon de 590 étudiants à des questionnaires visant à évaluer leur aptitude à « Le self-contrôle est particulièrement lié à la notion de coopération », poursuit Katharina Bernecker.
La théorie de la gratification En psychologie, une célèbre expérience a permis d’étudier l’impact d’un plaisir immédiat ou différé. C’est le test dit « du marshmallow », mené au début des années 70 par le psychologue américain Walter Mischel de l’université Stanford, sur près de 500 enfants.
Chacun se voit proposer un marshmallow : soit il le mange tout de suite, soit il attend quinze minutes et en recevra un deuxième. Environ un tiers des enfants résistent à la tentation. Une dizaine d’années plus tard, les enfants devenus s’engager dans des activités hédonistes, ainsi que leur mode de vie.
Les résultats montrent que les personnes ayant une capacité hédoniste élevée présentaient, dans l’ensemble, moins de symptômes de somatisation, de dépression et d’anxiété. Elles ressentent aussi davantage un bien-être affectif dans leur vie, et ce indépendamment du self-contrôle, qui peut aussi contribuer à ce bien-être.
« Chez certains individus à faible capacité d’hédonisme, il y a un conflit entre la recherche du plaisir et des pensées intrusives qui concernent des objectifs à réaliser à long terme », souligne Katharina Bernecker. Ces personnes ont envie, mais sont incapables de profiter de l’instant…
3 questions à Laurent Karila
Psychiatre et addictologue à l’hôpital universitaire Paul-Brousse – AP-HP.
Quel rôle l’hédonisme joue-t-il dans notre santé mentale?
L’hédonisme est lié au plaisir, celui que notre cerveau perçoit quand nos besoins vitaux – manger, boire, avoir des relations sexuelles – sont satisfaits, mais aussi en pratiquant d’autres activités, par exemple écouter de la musique. Nous possédons aussi un système de contrôle, capable de prévenir un débordement d’hédonisme, qui serait problématique. Au contraire, les personnes souffrant d’« anhédonie » perdent leurs plaisirs habituels, n’ont plus goût à rien. Ces symptômes s’observent chez des personnes atteintes de troubles de l’humeur, de dépression, de schizophrénie ou de bipolarité, notamment.
Comment l’hédonisme devient-il addiction?
Notre cerveau enregistre tout ce qui lui fait plaisir – et nous aspirons à ce que l’expérience se répète, c’est le « renforcement positif ». Mais il ne gère pas le négatif. La première cigarette, le premier verre d’alcool ou la première prise de drogue sont le plus souvent un plaisir. Ensuite, un « renforcement négatif » peut se mettre en place : une envie irrépressible de consommer sans pouvoir s’arrêter. Ce qui était un plaisir devient un soulagement temporaire. L’échelle du plaisir est complètement déréglée : c’est l’addiction. Heureusement, toutes les activités hédoniques ne mènent pas à l’addiction, devant laquelle nous ne sommes d’ailleurs pas tous égaux. De nombreux facteurs entrent en compte : le développement de l’individu, son tempérament, sa génétique, son cerveau, son environnement… Et il faut éviter de poser des diagnostics d’addiction partout. L’« addiction aux écrans », par exemple, n’existe pas. Ce sont les usages d’Internet qui peuvent poser problème. Quant aux réseaux sociaux, ils sont chronophages, mais pas forcément addictifs.
Quelle fréquence recommandez-vous pour pratiquer des activités hédoniques?
Il n’y a pas de règle ; le but, avant tout, c’est de se faire plaisir. Pour cela, il faut revoir son schéma personnel et son emploi du temps, que ce soit dans son travail ou dans sa vie de couple, sa vie familiale. L’objectif, c’est de ralentir le plus possible, tant que ça ne porte pas préjudice… Se réapproprier soi-même est sans doute le plus difficile. Une fois ce nouveau cadre posé, on fait selon ses envies !
Ce résultat, qui demande à être confirmé par des cohortes plus importantes, montre que l’hédonisme semble être moins futile qu’on le croit, et jouerait un rôle dans l’« autorégulation adaptative », autrement dit l’aptitude à contrôler et à adapter ses pensées, émotions et actions.
La voie de la sagesse
Ce qui ramène à une question aussi vieille que le monde : qu’est-ce qu’une vie bonne ? Dans la Grèce antique, l’hédonisme fait de la recherche du plaisir et de l’évitement de toute souffrance le but de l’existence humaine. Pour l’eudémonisme, c’est le bonheur, et non le plaisir, qu’on recherche. L’épicurisme en fait partie.
Contrairement à l’usage commun du mot, il ne s’agit nullement d’une quête de jouissance effrénée. C’est une forme de sagesse qui se contente des plaisirs « naturels et nécessaires », ce que le poète latin Horace traduira plus tard par une expression célèbre : « carpe diem ».
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Quant au stoïcisme, autre branche de l’eudémonisme, il recherche également le bonheur, mais s’en remet pour cela au destin. Depuis toujours ou presque, l’hédonisme subit les foudres du puritanisme, qui le considère comme faiblesse morale.
« Il semblerait que selon le sens commun, les normes puritaines servent à entraîner son self-contrôle. Si on perd celui-ci par des comportements hédonistes, on ne peut pas coopérer avec les autres », précise Léo Fitouchi.
Ce doctorant au sein de l’équipe Évolution et cognition sociale de l’Institut Jean-Nicod à l’École normale supérieure de Paris conçoit des expériences de psychologie pour vérifier cette croyance et expliquer son origine.
Car c’est bien là la question : pour « faire société », faut-il réfréner ses envies immédiates, surtout si elles ne font de mal à personne ? Cette croyance subsiste, et pourtant…
« Les sociétés industrielles comme la nôtre ont abandonné le puritanisme, qui est le fait de sociétés plus traditionnelles. Dans les études interculturelles à large échelle, on observe une relation systématique entre la croissance économique et le déclin du puritanisme. Si l’économie décroît, le puritanisme revient », indique Léo Fitouchi.
Katharina Bernecker et Daniela Becker ont fait un autre constat : nous ne sommes pas tous égaux devant l’hédonisme. La chercheuse suisse a lancé une nouvelle étude visant à identifier précisément les facteurs d’inégalités. L’un apparaît d’emblée : le genre.
« L’hédonisme semble plus réprimé chez les femmes. Elles ont plus de difficultés à profiter des moments de plaisir immédiat, soulignet-elle. Ce n’est pas lié à la biologie, mais à l’éducation et à la culture. Les femmes sont davantage que les hommes assignées au soin des autres. »
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Le circuit de la récompense
Du côté des neurosciences, on a recherché une traduction biologique de cette aptitude différente à l’hédonisme. En 2016, par exemple, une équipe de chercheurs de l’université de Cardiff, au pays de Galles, a soumis 8 étudiants des deux sexes à un questionnaire visant à évaluer l’importance qu’ils attachaient à trois types de valeurs : l’égalité des chances pour tous (universalisme), le plaisir et l’accomplissement des désirs (hédonisme), et le fait de remplir ses obligations (conformisme).
Puis ils ont examiné le cerveau de chaque candidat par IRM. Résultat : chez les personnes qui accordent davantage d’importance à l’hédonisme, deux régions du cerveau, le globus pallidus et le MFB (faisceau médian du cerveau antérieur), sont plus développées que chez les autres. Ces deux régions sont connues pour jouer un rôle important dans le « circuit de la récompense ».
Mis en évidence en 1954 de manière fortuite chez des rats par deux chercheurs en neurosciences, l’Américain James Olds et le Canadien Peter Milner, il est d’une importance capitale dans notre vie de tous les jours, car il nous procure une sensation de plaisir lorsque nos besoins vitaux – faim, soif, sexualité…– sont satisfaits, ainsi que la motivation pour renouveler les actions qui nous donnent cette sensation de plénitude et garantir ainsi notre survie.
Plusieurs molécules neurotransmettrices entrent en jeu dans le processus, dont la fameuse dopamine. Au fil du temps, les plaisirs hédoniques non vitaux se sont intégrés à ce système, que les marques, dans le cadre du « neuromarketing », mais aussi les start-up, tentent aujourd’hui d’exploiter.
Ainsi, la société sud-africaine Neural Sense a utilisé l’électroencéphalographie pour analyser les émotions d’un dégustateur afin de l’aider dans l’assemblage des vins.
Quant à la française Yneuro (prononcer « waï-neuro »), elle a conçu un système capable de détecter les signaux électriques cérébraux liés au plaisir musical, dans le but de permettre aux plates-formes de streaming de faire des recommandations sur mesure aux auditeurs.
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