Architecture
The Good City
La pensée queer en architecture remet en cause les normes de la construction en s’extrayant d’une binarité supposée entre féminin et masculin, autant sur le plan esthétique que dans la fonctionnalité du bâti. Explications.
Un mouvement queer serait-il en train de se profiler en architecture ? Voilà une question qui suscite bien des curiosités. Dans son étymologie, le terme désigne une chose « étrange » avant de devenir une insulte réappropriée par la communauté gay pour s’émanciper de l’hétéronormativité. Les théories queer interrogent toutes les formes de binarités de la société ; et si cette pensée a investi depuis longtemps de nombreuses disciplines, comme la sociologie ou la psychologie, le sujet de la relation entre bâti et identité de genre reste encore peu étudié. « Le queer en architecture est une façon d’ouvrir le regard sur l’environnement bâti et sur ce qui est ‘naturel’, il se veut une remise en question de catégories, des visions normatives entre espaces supposément féminins ou masculins », explique Olivier Vallerand, professeur à l’université de Montréal, spécialiste de la question de l’interaction entre identité de genre et architecture. La discipline serait en effet très fortement genrée, avec un mythe universel, celui de l’architecte (un homme) qui, depuis l’Antiquité, érige des constructions en hauteur, proéminentes — pour ne pas dire phalliques.
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La ville serait faite par des hommes, pour des hommes
Pour résumer ainsi, les théories queer distinguent deux aspects majeurs : l’expression architecturale, c’est-à-dire strictement esthétique, et de l’occupation de l’espace, à savoir l’aspect fonctionnel du bâti. C’est dans cette seconde perspective que les réflexions sont le plus avancées.
Le lien est théorisé pour la première fois en 1997 par l’Américain Aaron Betsky dans son ouvrage Queer Spaces, qui traite du désir homosexuel comme sujet d’étude architectural. Selon lui, les femmes et les personnes LGBTQIA+ se sont toujours constitués des « safe spaces », des environnements les protégeant d’une certaine violence extérieure. A partir des années 1970, de premières communautés gay s’approprient spontanément des lieux dans les grandes villes occidentales, comme dans le quartier du Castro à San Francisco ou celui du Marais à Paris. Citons également l’émergence de ballrooms dans les années 1980, notamment à New York, où des personnes trans ou gays en majorité afro-américaines, totalement marginalisées, organisaient des défilés ou des concours de voguing.
« Ces personnes, parfois SDF, ont investi clandestinement des espaces non identifiés, délaissés, se regroupant en bandes, qui se dénommaient des ‘houses’, ce qui est intéressant d’un point de vue sémantique puisque cela vient souligner le lien immatériel d’une communauté queer à l’architecture », souligne Maxime Partouche, enseignant en design d’intérieur à la faculté d’aménagement de l’université de Montréal.
Selon ces chercheurs, le territoire public serait donc davantage masculin dans son usage, la ville ayant été pensée et conçue par des hommes, et pour des hommes, avec des typologies de bâtiments, tenues habituellement pour acquises, qui contribuent discrètement à la construction d’une hégémonie patriarchale. Tandis que le domestique serait plus associé au féminin. Des travaux de la sociologue Edith Maruéjouls, doctorante à l’université de Bordeaux, ont ainsi démontré que l’appropriation des aménagements urbains est assignée depuis le plus jeune âge plutôt aux petits garçons, notamment via les espaces de jeu qui leur sont plus adaptés. « Et cela se ressent encore aujourd’hui, reprend Vallerand. Les bâtiments et espaces publics sont de nos jours encore conçus par une majorité qui détient le pouvoir et qui ont de fait une vision très normative de la société ».
Une expression architecturale queer
De ce fait, l’espace public peut être, pour les minorités queer, relié à un sentiment d’oppression ou d’insécurité. L’exemple le plus parlant est sans doute celui des sanitaires genrés, lieu de discrimination potentiel notamment à l’égard des personnes trans. Certaines initiatives entendent les rendre plus friendly, à l’image du projet « Stalled ! » des architectes Joel Sanders, Susan Stryker et Terry Kogan au sein du studio JSA/MIXdesign. Professeur à l’université de Yale, Sanders a porté son projet en juin 2018 pour créer des toilettes antidiscriminatoires utilisables par tous. Il ne s’agit ici pas d’une simple modification de la signalisation, mais d’une division de l’espace en plusieurs sas qui n’oblige pas les utilisateurs à se désigner comme différents. Le projet répond de ce fait aux besoins de certains segments de la population traditionnellement négligés, notamment les personnes souffrant d’un handicap physique ou mental.
Mais outre cet aspect fonctionnel, le queer peut-il se caractériser par une esthétique singulière ? Selon le Britannique Adam Nathaniel Furman, certains immeubles peuvent en effet prendre partiellement de telles caractéristiques dans leur expression architecturale. « Il n’y a pas de courant ni de style universellement queer. Il y a en revanche des designers, dont l’expérience d’être différent transparaît dans leur travail », nuance-t-il. Pour s’extraire de l’aspect traditionnel du bâti et de ses normes inconsciences, Furman développe dans ses projets une expression reprenant beaucoup de rondeurs dans les formes qui s’opposent ainsi aux lignes très droites associées à la rationalité et à la masculinité.
Il n’y a pas de courant ni de style universellement queer. Il y a en revanche des designers, dont l’expérience d’être différent transparaît dans leur travail »
Une opposition au minimalisme
Son œuvre la plus emblématique, l’appartement Nagatacho House, se situe dans le centre de Tokyo. Conçu en 2019, cet espace de 165 mètres carrés reprend un patchwork de couleurs pastel et de matières éclectiques (plastique, bois, porcelaine), dans une combinaison esthétique intense, à la fois douce et psychédélique. « Selon moi, l’appartement Nagatacho relève bien d’une architecture queer, confirme-t-il. C’est un projet dans lequel j’ai pu explorer ces idées à toutes les échelles, avec des bases sensuelles, célébrant le corps et le féminin, pour le compte d’un client qui en aime tous les principes, sans que lui-même ne soit queer ».
Comme une opposition au goût moderne du minimalisme. « Beaucoup d’architectes du XXe siècle s’étaient débarrassés des ornementations dans l’expression esthétique du bâti, décrypte Olivier Vallerand. L’architecture queer reprend au contraire ce qui s’est développé dans l’architecture d’intérieur, à savoir une certaine accumulation et une réflexion sur l’ornementation ».
Selon Furman, la conception queer dans tous les domaines, que ce soit la mode, l’architecture ou le design, reste très spécifique à son contexte géographique et historique. « Le queer se réfère à une norme culturelle, s’oppose à l’universalité du masculinisme. Le bon goût des années 90 étaient dominé par des tons gris, noir et blanc et donc le fait de promouvoir une esthétique colorée était une façon de choquer, d’être différent. En revanche, si vous allez en Inde ou au Pakistan, le fait d’être coloré n’est pas du tout considéré comme anormal. Les gens semblent vouloir voir une seule façon d’être queer, partout la même, alors qu’il faut au contraire sortir de cette binarité ».
Des réflexions essentiellement cantonnées au monde anglo-saxon
Et si la réflexion queer ne se limite pas aux questions de représentations sexuelles, elles ne les excluent pas pour autant. Ce fut le cas à Venise en 2018, quand les concepteurs Pierre-Alexandre Mateos, Rasmus Myrup, Octave Perrault et Charles Teyssou recréaient une backroom au sein de la 16e Biennale. Leur « Crusing Pavillon » questionnait la place de la sexualité gay dans l’espace public dans un esprit libre, presque incontrôlable. « Dans l’architecture queer, il ne s’agit pas d’effacer la forme phallique, mais plutôt de jouer avec ce symbole de façon subversive », relève encore Vallerand.
Alors, un changement de paradigme est-il réellement en train de s’opérer ? Les réflexions restent pour l’heure principalement cantonnées au monde anglo-saxon, comme le note Maxime Partouche : « les écrits sur la question restent majoritairement anglophones, ce qui limite leur propagation et leur impact en dehors de l’Amérique du Nord et de l’Angleterre ». Adam Nathaniel Furman nous expose son ressenti : « les dix dernières années ont été une très belle période pour la progression de ces réflexions en architecture. La discipline a toujours été très lente, très conservatrice, mais pour ceux d’entre nous qui veulent innover, les discussions se sont ouvertes au sujet ». L’architecture queer est bien en train de sortir du placard.