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La Grande Motte : réhabilitons l’utopie balnéaire de Jean Balladur

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Urbanisme

Cette station de l’Hérault est l’une des trois villes au monde créée ex-nihilo. Souhaitant rompre avec l’ordre établi, son architecte rêvait d’une cité intemporelle, mais son audace demeura néanmoins longtemps incomprise.

Aujourd’hui, un nouveau public vient admirer le caractère visionnaire de la station : La Grande Motte devient plus que jamais une destination d’avenir.

Une sculpture d’Albert Marchais, avenue Robert Fages.
Une sculpture d’Albert Marchais, avenue Robert Fages. Olivier Maynard

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Quelle histoire

Il faudrait se souvenir de ce qu’était le Languedoc dans les années 1950. La région est alors l’une des plus déshéritées du pays, son économie peine à se révéler et son littoral demeure cette lande désolée inexploitable, un épais marécage à moustiques, plutôt inhospitalier. Le Midi occitan est réputé pour ses vieilles pierres et un folklore animalier millénaire, ses taureaux noirs et chevaux blancs. La Camargue aussi, Aigues Mortes, quelques ports de pêche pittoresques et des baraquements précaires sur les plages l’été, mais aucune villégiature. La Méditerranée y est pourtant réputée sans danger. L’aménageur entend maintenir sur la côte languedocienne les centaines de milliers de touristes venus d’Europe du Nord qui se dirigent vers la Costa Brava ou la Côte d’Azur. C’est la naissance de la mission Racine, projet interministériel créé par le Général de Gaulle, Georges Pompidou et Olivier Guichard. Nous sommes dans la période faste des Trente glorieuses, les classes moyennes se dotent de voitures individuelles et l’on parle bientôt d’une quatrième semaine de congés payés. La masse populaire et joyeuse de cette France d’après-guerre aspire à la liberté, à des vacances à la mer et à la nouvelle civilisation des loisirs, dans un esprit où se joignent hygiénisme et culte du corps.

L’État aussi se met à rêver. Les hautes sphères du pouvoir conçoivent une œuvre pharaonique : une ville futuriste inspirée par l’American way of life et sa foi dans la modernité. On entreprend d’assécher la côte, de la démoustiquer et de l’équiper d’un réseau autoroutier. Sous la direction de l’architecte-urbaniste Jean Balladur – cousin d’Edouard – La Grande Motte est, en 1963, l’opération pilote de cette ambition. « Il faut resituer le projet dans la sociologie de son époque. Il s’agissait de créer des lits pour les Français des classes moyennes, remarque aujourd’hui Jérôme Arnaud, directeur de la station balnéaire. La Grande Motte n’est pas la fille d’un tourisme social, mais celle des vacances pour tous, ce qui est assez différent. La volonté de l’État était de réunir toutes les classes sociales au même endroit ».

Façade la résidence Le Palm Beach.
Façade la résidence Le Palm Beach. Olivier Maynard

Une œuvre intemporelle

L’oasis émerge peu à peu des sables. La nouvelle ville balnéaire s’entendra sur 750 hectares de terre. Le creusement de l’étant du Ponant permet d’extraire 5 millions de mètres cubes de remblais qui serviront rehausser le sol. Le port est inauguré en 1967, et dès 1968 les premiers projets immobiliers sortent de terre. Balladur est influencé par la pensée corbuséenne, le Bauhaus de Ludwig Mies van der Rohe, mais surtout par les courbes ondulatoires de béton blanc de Brasilia, l’hypnotique capitale brésilienne d’Oscar Niemeyer. En rupture avec la tradition française, il part dans une quête de monumentalité : écraser l’ancien temps et ses totems et créer la ville ex-nihilo.

Ainsi l’architecte conçoit-il les dimensions de sa ville en se référant au nombre d’or, lui conférant une harmonie que l’œil humain capte intuitivement. Son regard est avant tout celui d’un philosophe : « je cherchais avec le programme modeste du logement des hommes, à planter un décor heureux, c’est-à-dire libre, libre du présent comme du passé », dit-il. Renonçant aux tours de front de mer de certaines stations espagnoles, il parvient à marier la géométrie de l’architecture moderne aux formes pyramidales intemporelles, qui s’accordent avec les dunes du littoral et les montagnes des Cévennes. Sa Grande Motte décline le balnéaire à toutes les échelles. Les immeubles se parent de voiles de béton en résille, qui prennent la forme de losanges, de profils sculpturaux, d’effets de virgules, de vagues, de maillots de bain, de lunettes de soleil… C’est l’invention de la modénature Balladurienne, elle donne aux façades un rythme presque musical, graphisme typique de ces années 1960, proche des œuvres de Vasarely. On y voit même le nez du Général sur la résidence du Commodore, Balladur ayant ici voulu célébrer le flair du Grand Charles. Si les pyramides se posent en totems masculins, le quartier du Couchant en constitue son pendant féminin. En 1975, il y érige une résidence en forme de demi-cercle, il donne à cette nouvelle forme le nom de Conque de Vénus, inspiré du tableau de Botticelli. Sa ville vierge de toute histoire le mène à développer un nouveau langage fait d’œuvres d’art, des sculptures de Michèle Goalard, Albert Marchais, Joséphine Chevry, Yves Loyer, fontaines, aires de jeu, douches de bord de plages.

Façade de la résidence du soleil.
Façade de la résidence du soleil. Olivier Maynard

La Grande Motte : station balnéaire la plus verte d’Europe

Mais cette « Floride de demain » se révèle au fil des années mal comprise. Son architecture est de plus en plus perçue comme une hérésie, autant par le microcosme culturel, que par les promoteurs, qui craignent que sa conception anticonformiste et étrangères au vocabulaire local ne fasse fuir les acquéreurs. Le choc pétrolier de 1973 met fin à l’euphorie. Un feu des critiques se déchaine sur la station dans la décennie. « Station spatiale surgie d’un rêve », « Pollution architecturale », « Sarcelle sur mer »… La Grande Motte souffre, disons-le, d’un certain mépris de classe, elle matérialise subitement le rêve clinquant et sans envergure du Français moyen, une audace vaine et décidemment de mauvais goût. La ville ne doit son salut qu’au soutien du Président Pompidou qui conforte la mission Racine dans la suite de ses opérations. En dépit des appréciations, il faut lui reconnaitre un succès populaire qui n’a jamais faibli. « On a aujourd’hui 3,5 à 4 millions de nuitées par an. C’est une très grande station avec environ 100 000 personnes en cœur de saison, principalement des habitués qui aiment venir régulièrement », détaille Jérôme Arnaud. Une cité balnéaire populaire, dans les différents sens du terme. Les routes goudronnées, propres, la végétation entretenue, luxuriante, tranchent d’emblée avec l’aridité de l’arrière-pays. La Grande-Motte donne instantanément ce sentiment de confort, de bienvenue, même dans l’odeur que les plantes dégagent, quelque chose semble crier « vacances ».

Balladur voulait créer une ville-jardin. Ses bâtiments sont implantés de façon à freiner les vents, générant à l’arrière comme un microclimat favorable au développement de pins et de platanes. Le végétal dialogue ainsi avec le béton, il est un outil d’urbanisme à part avec deux tiers de la surface de la ville réservée aux arbres. La Grande Motte est aujourd’hui la station la plus verte d’Europe. « Les écoles d’architecture viennent de l’Europe entière, notamment pour étudier cet urbanisme d’avant-garde », appuie Jérôme Arnaud. Il faudra près d’un demi-siècle pour que les principes urbains de Jean Balladur donnent leur pleine mesure. C’est peut ça aussi le fait d’être visionnaire, voir les choses bien avant les autres. En créant une cité durable avant l’heure, Il avait compris dès les années 1960 l’importance que constituait le retour à une forme de lenteur. Sa ville est à l’échelle du promeneur, avec près de 25 km de voies douces non motorisées, et un front de mer réservé aux piétons. « Ni les zones de fraicheur, ni la mobilité douce, n’étaient un enjeu il y a 50 ans. La Grande Motte est pourtant faite pour le vélo, c’est exactement ce que recherchent aujourd’hui les vacanciers. Elle est plus que jamais une destination actuelle », note le directeur de station.

Détail d’une façade.
Détail d’une façade. Olivier Maynard

De 8 000 à 10 000 euros du m2

La consécration arrive en 2010, lorsque la Direction Régionale des Affaires Culturelles du Languedoc-Roussillon accorde à la station le label « Patrimoine du XXème siècle », lui conférant sa pleine légitimité et une certaine noblesse. C’est le socle de son renouveau. « Clairement le regard a changé dans la dernière décennie, nous confirme-t-on. C’est beaucoup plus facile d’aimer la station aujourd’hui, quand on en comprend son sens et ses atouts. Les anciennes brochures touristiques ne montraient que la plage et la mer, mais dès 2011, nous avons retourné le photographe pour revendiquer l’architecture. Il n’y a pas plus graphique ! » Un petit effet Instagram s’empare maintenant de la cité. « Nous ne communiquons depuis uniquement via des filtres culturels. Chaque année nous invitons des créateurs qui ont un regard, sont les médiateurs du beau. Jacquemus a par exemple fait ici un défilé de couture », commente encore la direction de la ville. La station mise en effet sur un retour de hype mêlé d’une certaine nostalgie. Elle prévoit de lancer une gamme de produits promotionnels dans les tonalités sixties. « Une nouvelle génération de touristes arrive en ailes de saison, plutôt indemne de préjugés, et elle adore parce que la ville casse les codes, qu’elle est audacieuse », ose-t-on encore. La Grande Motte, bobo, vraiment ? Elle semblerait s’être premiumisée en partie grâce à prisme culturel. « Elle est devenue la station la plus chic de la côte languedocienne, avec des prix au mètre carré de 8 000 à 10 000€ dans le neuf », nous apprend-on.

En fin de journée, les bateaux de plaisance naviguent au large, flirtant avec un horizon orangé. Pour exister, la cité balnéaire continue d’honorer les aspirations des vacanciers, qui chaque été se dirigent en pèlerinage vers le sud, pour venir y adorer le Dieu soleil. Une religion vieille comme le monde. Son concepteur, l’avait peut-être vu, avant la masse des mortels. Il professait alors : « si j’étais Dieu, je me méfierais des architectes ! Ils sont les instruments subversifs du projet secret de l’espèce humaine : reconstruire le Paradis Perdu ».

Poséidon couchant.
Poséidon couchant. Nicolas Millet/Production réalisée avec Julie Daurel
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