Jan Helin
Directeur de la rédaction
The Good Life : Votre journal a été l’un des pionniers du on-line
Jan Helin : Oui, et quand nous avons décidé, dès 1994, de miser prioritairement sur le numérique, certains m’ont accusé de précipiter la mort des journaux imprimés. Je leur ai répondu que le changement des habitudes de lecture était inéluctable et que nous perdrions des lecteurs si nous ne nous adaptions pas. De fait, en 2005, notre édition
numérique comptait plus de lecteurs que notre édition papier. Il s’agit d’un vrai changement culturel, et ça n’a pas été toujours facile. Quant aux recettes globales, elles provenaient, jusqu’au début des années 2000, à 70% du papier et à 30% du numérique. Les ventes papier rapportent encore plus de la moitié de notre chiffre d’affaires, mais, depuis
2012, nos revenus publicitaires sur le Web sont supérieurs à ceux de l’édition imprimée qui, il est vrai, ont sensiblement baissé. Pour le digital, nous misons davantage sur la publicité que sur les abonnements.
TGL : Avez-vous considéré la baisse de la diffusion papier comme une fatalité ?
J. H. : Depuis sept ans, nous avons délibérément laissé notre diffusion papier s’éroder alors que nombre de journaux
mesurent encore leur succès sur les ventes en kiosques. Là aussi, c’était un changement culturel énorme. Évidemment, on gardera encore longtemps notre édition papier payante, car nous ne croyons pas aux gratuits, mais nous réduisons ses coûts de distribution. Ainsi, nous avons renoncé à le distribuer dans certaines régions très éloignées et isolées, comme dans l’extrême nord de la Suède.
TGL : Editorialement, Aftonbladet est-il vraiment indépendant ?
J. H. : Oui, et c’est notre fierté d’être une voix indépendante en politique intérieure et extérieure. En Suède, par exemple, la presse libérale est très pro-Israël. Elle se situe même à droite d’un journal américain comme le New York Times. Il est donc très important, à nos yeux, de rétablir un juste équilibre et de ne pas hésiter à critiquer l’occupation israélienne des territoires palestiniens ainsi que la poursuite de la politique d’implantation de colonies de peuplement.
TGL : Aftonbladet est-il un tabloïd ?
J. H. : Nous en étions un autrefois, et nous publions toujours certains articles, faits divers ou people, de type tabloïd, mais nous sommes devenus un mid-market paper. Ainsi, nous traitons sérieusement de la politique, que nous mettons souvent à la une, et nos journalistes sont très compétents. Sur le on-line, où nous comptons 3,5 millions de lecteurs sur une population de 9,5 millions, nous sommes la première source d’information en Suède.
Porté depuis cent quatre-vingt-cinq ans par cet appétit d’information et caracolant en tête des journaux scandinaves, le très populaire quotidien Aftonbladet (« la feuille du soir ») veut toujours croire à des lendemains qui chantent, malgré la baisse conjuguée de sa diffusion papier et de ses recettes publicitaires.
C’est donc essentiellement sur Internet que le journal entend désormais consolider sa position de leader. Paradoxalement, au cœur de cette Suède si riche en forêts et en usines de pâte à papier, il a même été l’un des tout premiers quotidiens du monde à opter, dès 1994, pour le « on line first ». Aujourd’hui, tous les articles de l’Aftonbladet sont d’abord conçus et écrits pour le site Internet du quotidien, puis éventuellement « rewrités » pour l’édition papier.
Exactement l’inverse de ce qui se passe en France, en somme…
Une succession de virages politiques
« Nous n’étions pas des “fossoyeurs du papier”, comme certains nous ont qualifiés, mais des pionniers, des visionnaires », insiste Jan Helin, 47 ans, l’actuel directeur de rédaction qui doit son physique athlétique à une longue pratique du canoë et du cyclisme. Ce virage, presque à 180 degrés, n’était pourtant que l’un des derniers avatars d’une très longue épopée médiatique. Parce que, à l’époque où l’ancien maréchal de Napoléon Ier, le Béarnais Jean‐Baptiste Bernadotte, régnait sur la Suède sous le nom de Charles XIV, la « feuille du soir » prenait déjà son envol à Stockholm.
Choqué par le ton irrévérencieux de ce nouveau journal, le roi l’interdira une première fois. Il reparaîtra ensuite sous le nom de Det Andra Aftonbladet (« le second Aftonbladet »), puis sera rebaptisé vingt‐six autres fois tout au long de ce régime monarchique particulièrement sourcilleux à l’égard de la presse.
L’Aftonbladet n’était pourtant pas au bout de ses métamorphoses. A l’origine libéral, alors que la Suède se modernise, il se fait conservateur à la fin du XIXe siècle. Pendant la Première Guerre mondiale, le gouvernement allemand prend secrètement le contrôle de son capital, puis, dans les années 30, devenu propriété de la famille d’industriels suédois Kreuger – qui fabrique notamment les fameuses allumettes suédoises –, il s’affiche « politiquement neutre ».
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le voilà proallemand, sous l’influence de nombre de ses employés. En 1956, le groupe Kreuger crée la surprise en vendant ses actions à la confédération suédoise des syndicats (LO), le reste du capital étant détenu, depuis 1996, par le groupe de presse norvégien Schibsted, l’un des pionniers européens de la transformation numérique des médias et du quotidien gratuit – il a lancé 20 Minutes en France, en Espagne et à Zurich.
Depuis 2009, l’Aftonbladet est détenu à 91% par Schibsted et à 9% par LO et se proclame aujourd’hui social‐démocrate indépendant. « Notre actionnaire LO a certes un droit de veto sur la nomination du rédacteur en chef politique, mais elle n’en fait pas usage », assure Lena Mellin, qui dirigea le service politique du quotidien pendant vingt‐cinq ans et qui assiste aujourd’hui le directeur de la rédaction. Elle ajoute d’une voix autoritaire : « Heureusement, il n’existe pas de veto sur le contenu des articles, car ce serait un scandale ! Nous veillons par ailleurs à ne jamais mélanger l’information sur les faits et les commentaires. Ceux-ci sont réservés aux pages éditoriales, très distinctes des pages news. »
Des commentaires journalistiques au demeurant souvent acerbes, comme ces attaques virulentes, dans les années 90, contre les essais nucléaires français ou contre Nicolas Sarkozy, sous la plume de l’éditorialiste d’alors, Olle Svenning.