The Good Paper
C’est, avec un million de visiteurs uniques par jour au plus fort du confinement, le journal online à la mode en Italie. Son originalité : récolter aux meilleures sources les informations provenant du monde entier, les vérifier et les décrypter pour les proposer gratuitement à des lecteurs de moins de 50 ans. Son secret : maîtriser les coûts.
Au cœur du quartier très branché de Porta Genova, haut lieu de la mode et du design milanais, via Tortona, l’open space blanc et désert tient plus du showroom en attente d’événement que d’une salle de rédaction. Oubliés sur les bureaux désormais vides de tout ordinateur, quelques packs intacts de canettes de Red Bull et de Coca-Cola témoignent pourtant de l’effervescence qui, d’ordinaire, règne ici. Mais aujourd’hui, mesures sanitaires et distanciation physique obligent, seuls le rédacteur en chef d’ Il Post et son bras droit nous accueillent dans ce journal étrangement silencieux et sans journalistes.
« Eppur si muove ! » (littéralement « et pourtant elle bouge ! »). À l’instar de ce qu’aurait marmonné l’Italien Galilée face à ses juges inquisitoriaux, on peut témoigner qu’au-delà des apparences ou préjugés elle continue, indubitablement, malgré le confinement, à bouger, et même à travailler d’arrache-pied, cette rédaction fantôme d’Il Post !
Ainsi de Giulia Balducci, responsable de la rubrique Social Media, qui dans son appartement milanais passe le plus clair de son temps à pianoter sur son Mac au pied de sa bibliothèque. Comme Giulia, devant son écran et depuis son domicile, chacun de ses membres sélectionne méthodiquement, lors de revues de presse quotidiennes et planétaires puisée dans de prestigieux journaux online, tel celui du New York Times, les news les plus importantes et les plus fiables de l’actualité mondiale, les décrypte, les éclaire.
De même pour les informations nationales de la péninsule. Et les lecteurs italiens en redemandent ! Comme si le coronavirus se révélait être un remède miracle pour guérir les maux de la presse… Il est vrai que l’agilité et la capacité d’adaptation de ce journal italien exclusivement numérique et gratuit permettent à Il Post de s’accommoder, mieux que d’autres, des entraves de la distanciation physique et aussi, dans une certaine mesure, des conséquences de la terrible crise qui, depuis des années, décime l’univers médiatique.
« Être un titre relativement nouveau, online, de petite taille et donc avec des coûts réduits, c’est évidemment un atout non négligeable par les temps qui courent ! » reconnaît volontiers Luca Sofri, 56 ans, son fondateur et rédacteur en chef. Et son brillant adjoint Francesco Costa, 36 ans, d’évoquer le lancement, en 2010, de ce journal novateur avec seulement six personnes. Aujourd’hui, si le nombre de lecteurs oscille entre 600 000 et 1 million, les effectifs et la masse salariale restent cependant modestes : 22 journalistes au total, la plupart âgés de 20 à 30 ans…
Luca et Francesco, les responsables du Post – le premier fut un ancien collaborateur du quotidien La Repubblica, le second, de L’Unità –, sont tous deux fiers d’avoir été eux-mêmes, lors de leur jeunesse, des blogueurs passionnés.
Aussi, lorsqu’ils recrutent, ces responsables n’examinent pas les CV et diplômes parmi les innombrables dossiers de candidature qu’ils reçoivent chaque mois. Non, ce qui est déterminant pour eux en rencontrant celui qui postule, c’est « son esprit d’ouverture, sa réactivité, son agilité, sa curiosité et sa capacité à vérifier une information ». Car c’est là le véritable ADN du Post et le secret de sa réussite.
Pas de mélange des genres
La recette de ce journal d’un nouveau type ? Proposer depuis une décennie aux lecteurs italiens, notamment à ceux de moins de 50 ans, un traitement de l’information qui, selon Luca Sofri, n’existe pas dans la presse transalpine. « D’abord de la rigueur, du fact-checking susceptibles d’apporter de la confiance ; bref, tabler sur le sérieux et la crédibilité de l’information délivrée, ce qui n’est pas le propre de la presse italienne où l’on mélange volontiers les genres et où l’on traite tout sur le même registre. »
Un autre des principes fondateurs d’Il Post est de « ne jamais supposer que le lecteur sait, surtout s’il n’a qu’une vingtaine d’années ». Il s’agit donc sans cesse d’expliquer, de décrypter, de donner du background, de remettre les choses dans un contexte. Car, proposant gratuitement, hormis quelques newsletters, la totalité de son contenu, ce journal en ligne qui aimerait se définir comme « un produit élitiste pour les masses » ratisse évidemment très large et séduit d’abord le jeune public.
« Nos jeunes lecteurs ont l’âge de nos journalistes et ils nous sont reconnaissants de ne pas employer un langage pour initiés, de savoir rester simples, directs et surtout de ne pas craindre de leur dire parfois “là nous ne savons pas” ou “nous ne disposons pas encore de tous les éléments pour vous répondre de façon satisfaisante à cette question”. »
Dans un souci d’homogénéité des contenus, les articles, à la différence des blogs, ne sont pas signés. Beaucoup de fact-checking en recoupant les sources, mais, au final, peu de reportages sur le terrain à l’étranger, sauf exception, comme à Londres pour le Brexit ou aux États-Unis lors des primaires de l’élection présidentielle.
Dans un souci de transparence, Il Post n’hésite pas à ouvrir largement ses colonnes aux commentaires des « lecteurs-donateurs » et à faire partager les discussions et joutes oratoires qui ont lieu, en permanence, sur les questions d’actualité au sein même de la rédaction. Et pour le sourire, des bandes dessinées humoristiques comme Peanuts, qu’Il Post est le seul journal à publier en Italie. Comme pour The Guardian, en Grande-Bretagne, Il Post a mis en place une politique de dons sur la base du volontariat.
Ces donateurs désireux de soutenir ce journal dont ils apprécient l’indépendance et la qualité éditoriale sont une vingtaine de milliers de particuliers qui acceptent de verser chacun la modique somme de 80 euros par an. Pour les remercier de leur soutien, le journal gratuit leur permet notamment d’accéder au site sans aucune publicité, de publier des commentaires ainsi que de recevoir des podcasts et des newsletters exclusives.
L’une, rédigée par un excellent journaliste scientifique – un « ancien » de 38 ans ! –, est consacrée aux dernières informations sur le coronavirus ou ses vaccins ; une autre, dite Evening Post, revient, à 18 heures, sur les faits importants de la journée. Pour leur plus grand plaisir, les donateurs bénéficient aussi, quotidiennement, d’une newsletter très originale : Le Canzoni di Luca Sofri (les chansons de Luca Sofri).
« J’adore la musique, les chansons et, quand j’étais plus jeune, je voulais même être DJ ! » confie, avec un clin d’œil, le fondateur, quinquagénaire à la barbe blanche, du Post. Auteur, comme Francesco, son adjoint spécialiste des États-Unis, de nombreux best-sellers, Luca Sofri a publié un livre intitulé Playlist décryptant quelque 3 000 chansons, qu’elles soient de Paolo Conte, de Phil Collins ou de Jacques Brel…
Ainsi, il raconte dans sa newsletter l’histoire des chansons les plus emblématiques ou, au contraire, méconnues, et y évoque leurs meilleurs interprètes ou les émotions qu’elles suscitent. Incollable, Luca, « testé » par nos soins sur Barbara, entonne aussitôt, avec son délicieux et mélodieux accent italien, Nantes et Dis, quand reviendras-tu ?… Pour un peu, afin d’achever de nous convaincre qu’un patron de journal pouvait être relativement serein en cette éprouvante période de crise de la presse et de crise sanitaire, Luca nous aurait fredonné, à la manière de Sacha Distel, les paroles apaisantes de The Good Life !
En chiffres
• Il Post, journal en ligne fondé par Luca Sofri en 2010.
• Détenu par 5 actionnaires particuliers, parmi lesquels Luca Sofri (10 % du capital).
• 600 000 visiteurs uniques par jour actuellement, contre 300 000 il y a cinq ans (pics de 800 000 à 1 million de visiteurs uniques par jour en 2020 pendant le confinement).
• Pages vues : 2 millions par jour.
• Âge moyen du lectorat : entre 20 et 40 ans.
• Concurrents italiens en ligne : The Huffington Post Italia, Linkiesta, etc., et les sites de titres bimédias tels que le Corriere della Sera, La Repubblica, Il Messaggero…
• Financement : accès gratuit au contenu, abonnements de soutien (environ 20 000 donateurs) et publicité (bannières et story-telling). • Abonnements de soutien donnant notamment accès à des newsletters : 8 € par mois et 80 € par an.
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