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L’Hospice, de Gilles Barbier
L’Hospice, de Gilles Barbier (2002, six personnages de cire, télévision, élément divers Dimensions variables). Une installation qui confronte les superhéros à la réalité de la vieillesse et de la fin de vie.
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Culture

Superhéros, l’art du désenchantement

Culture

La Comic Con de Paris ouvre ses portes le 21 octobre. Une preuve de plus de l'engouement suscité par les stars en slip et collants ! L’art étant souvent un miroir des phénomènes de société, les superhéros font aussi une percée sur la scène arty… où leurs capacités sont sérieusement mises à mal.

Dans son ouvrage Sociologie des super­héros, Thierry Rogel (lire encadré) définit assez clairement les caractéristiques du super­héros. Il est jeune et athlétique. Il a des pouvoirs surnaturels. Il opère en milieu urbain, le plus souvent au cœur de Manhattan. Il est justicier à temps partiel, car il a souvent une double vie comme Superman, alias Clark Kent, le binoclard de Smallville qui joue à l’idiot pour garder son identité secrète. La plupart des artistes ont à cœur de mettre à bas ces archétypes. Comme si, dans le monde dans lequel nous vivons, où toutes les valeurs sont en crise, il n’était plus possible de croire aux postulats de la virilité, de l’altruisme ou de l’éternelle jeunesse.
Le plus féroce dans le registre de la désacralisation est sans aucun doute l’artiste Gilles Barbier, qui envoie tout ce beau monde à l’hospice. Se basant sur la date de naissance de Superman (1932) ou de Captain America (1940), l’artiste en tire les conséquences : les superhéros sont des personnes âgées. Dans son ­installation désopilante, Hulk est en chaise roulante, Superman en déambulateur et Captain America est sous perfusion. « J’ai eu l’idée de cette installation après avoir lu un article qui racontait que les studios Disney étaient ­embarrassés parce que Mickey Mouse, créé en 1928, allait bientôt avoir 100 ans, et, du coup, tomber dans le domaine public. Ils essayaient donc de prolonger le droit d’auteur pour en garder le monopole, explique l’artiste. Je me suis demandé quel était l’âge des copyrights des superhéros et je me suis rendu compte qu’ils étaient tous vieux. J’ai donc répertorié les plus célèbres et je les ai représentés à l’âge qu’ils auraient aujourd’hui. »

Heroes every day ?

Séniles, les superhéros ? Vous n’avez pas tout vu ! Avec Virginie Barré, ils ont perdu la ligne et se sont empâtés : ses sculptures de Fat Bat et de Fat Spiderman sont à l’image d’une population américaine dont un tiers désormais est obèse. Sans états d’âme, les superhéros ? C’est sans compter avec Giancarlo Norese qui les fait fondre en larmes, Adrian Tranquilli qui les met à genoux, ou encore Benoit Lapray qui les téléporte de Manhattan aux montagnes de Haute-Savoie ou du Jura, afin de les confronter à la pleine nature et à l’entière solitude. ­D’autres artistes enfin, comme Ian Pool, Gregg Segal, Martin Beck ou Juan Pablo Echeverri se chargent de dégonfler la baudruche une bonne fois pour toutes en confrontant les superhéros aux trivialités du quotidien : Superman récure les toilettes, Wonder Woman descend les poubelles, Flash s’immortalise au Photomaton du coin et Batman finit sa nuit seul avec un bagel pour tout viatique. Ce processus de désacralisation du superhéros va de pair avec un processus de mythologisation de monsieur et madame Tout-le-monde. Si David Bowie chante « We can be heroes, just for one day » depuis les années 70 , une artiste comme Dulce Pinzón clame, elle, « We are ­heroes everyday ! » Basée à New York, cette photographe mexicaine a transformé en super­héros les immigrés latino-américains dont le salaire, souvent misérable, sert à nourrir leur famille restée au pays. Chaque photographie de sa série The Real Stories of the Superheroes est accompagnée d’une légende où figurent le nom du travailleur, sa ville de naissance, sa profession et la somme qu’il envoie régulièrement aux siens. « Après le 11 septembre 2001, raconte l’artiste, j’ai constaté que les médias rendaient hommage à tous ceux qui participaient à la reconstruction de New York, mais oubliaient ceux qui sont toujours dans l’ombre, à savoir les immigrants. J’ai voulu rendre hommage à ces gens qui sont, selon moi, des superhéros dénués de superpouvoirs, mais armés de tout leur courage et de toute leur volonté dans une société qui les ignore. »

Les superhéros de Virginie Barré sont superadipeux, à l’image d’un tiers des américains… Ici, « Fat Bat » (mannequin en résine, 180 x 450 x 100 cm, 2005).
Les superhéros de Virginie Barré sont superadipeux, à l’image d’un tiers des américains… Ici, « Fat Bat » (mannequin en résine, 180 x 450 x 100 cm, 2005). kleinefenn@ifrance.com
« Batgirl », de Nicolas Silberfaden (2011, 30×40 inches)
« Batgirl », de Nicolas Silberfaden (2011, 30×40 inches) Nicolas Silberfaden
Les superhéros ordinaires selon Dulce Pinzón : des immigrés latino-américains dont une partie du misérable salaire est envoyé à la famille restée au pays.
Les superhéros ordinaires selon Dulce Pinzón : des immigrés latino-américains dont une partie du misérable salaire est envoyé à la famille restée au pays. Dulce Pinzón
Les superhéros ordinaires selon Dulce Pinzón : des immigrés latino-américains dont une partie du misérable salaire est envoyé à la famille restée au pays.
Les superhéros ordinaires selon Dulce Pinzón : des immigrés latino-américains dont une partie du misérable salaire est envoyé à la famille restée au pays. Dulce Pinzón

Miroirs grossissants

Nés dans les pages des comics, popularisés à l’échelle planétaire par le cinéma hollywoodien, les superhéros font partie du mythe ­américain. Mais à mesure que le pouvoir de l’Amérique s’effrite, le rêve se disloque. Pour sa série Impersonators, le photographe Nicolas Silberfaden, basé à Los Angeles, a contacté des intermittents qui se déguisent en superhéros pour égayer, à vil prix, des fêtes privées ou des centres commerciaux. Les superhéros ont toujours été des produits de l’entertainment américain, mais les coulisses de l’exploit sont rudes : les sosies photographiés par ­Nicolas Silberfaden sont au bout du rouleau. Nul doute que la mise en berne du superhéros par les artistes est une façon de mettre en question l’hégémonie du modèle américain, et plus largement de pointer la crise mondiale. L’œuvre géante que Mojoko et Eric Foenander ont ­installée devant le nouveau Singapore Art ­Museum est éloquente à cet égard. Il s’agit d’un Superman de 3 mètres de haut, qui mollit et fond comme glace au soleil. Le nom de cette œuvre déliquescente ? No One Can Save Us Now (personne ne peut nous sauver maintenant). Le constat est désenchanté, mais pas encore ­désespéré puisque Hollywood, qui a toujours été le baromètre du moral américain, veut encore y croire. Les Avengers, qui s’y mettent désormais à six pour sauver le monde, parviendront-ils à remettre la planète d’équerre ? Réponse dans le troisième volet de leurs péripéties, qui sortira en 2018.

Superhéros dans la « vraie » vie

Ils se nomment Blue Smash, l’Arpenteur, Citizen French, Andyman ou le Renégat. On les reconnaît à leur costume et à leur masque hauts en couleur. Ils sont cuisiniers, étudiants ou vigiles dans le civil, mais ils se sont auto-investis d’une mission : aider les plus démunis et traquer les incivilités. En France, ils sont une poignée, réunis sous la bannière « Défenseurs de France ». Avec un nom pareil, on craint le pire. Mais eux se disent patriotes, sans couleur politique. La nuit, ils patrouillent dans les rues, aident les sans-abri et enseignent les rudiments de la loi. Dans les pays anglo-saxons, ils sont beaucoup plus nombreux et se sont baptisés les RLSH, pour Real Life Super Heroes (les superhéros de la vraie vie). Ils sont laveurs de vitres d’hôpitaux pour enfants et se déguisent en Spiderman pour divertir ceux d’entre eux qui sont cloués au lit. Ils sont employés de supermarché et patrouillent dans les rues, la nuit, pour limiter les deals de crack dans leur quartier. Le phénomène a démarré au Mexique avec la figure de Superbarrio, un ancien champion de lucha libre (le catch local) qui s’est improvisé justicier après le tremblement de terre de 1985 qui a tué plus de 1 500 personnes et créé des milliers de sans-logis. Depuis, Mexico a vu naître un festival de justiciers masqués, comme Super Luz qui lutte pour que l’électricité soit mieux répartie dans le pays, ou Super Ecologista, qui ferraille contre la pollution.

Derrière la cuirasse

Spiderman, de Sacha Goldberger

Quand les superhéros de la pop culture croisent les hérauts de la peinture flamande, ça donne Super Flemish, une drôle de série photo qui hybride les genres et bouscule la temporalité. « C’est une série qui est née de deux de mes passions : celle pour Superman, Hulk et Wonder Woman, qui ont bercé ma jeunesse, et celle pour Rembrandt et Van Dyck. Du coup, je me suis demandé comment ces peintres du XVIIe siècle auraient représenté les superhéros. Quels portraits auraient-ils faits d’eux ? » raconte Sacha Goldberger. Le résultat est saisissant : les figures phares de la mythologie américaine, recadrées par la vieille Europe, perdent en flamboyance, mais gagnent en mélancolie. Superman prend une pose de pénitent et Hulk, celle d’un vieux marquis. Le croisement du justaucorps et du pourpoint, de la collerette et du masque a été opéré par une équipe de costumiers, tandis qu’une armée de maquilleurs a conçu perruques et prothèses. Quant aux modèles qui incarnent les superhéros, ce sont des sosies choisis au terme d’un casting de six mois. « Je ne voulais pas recourir à Photoshop. Je voulais qu’on sente l’humanité des personnages derrière la cuirasse de justicier. J’ai soigneusement choisi chaque sosie et je leur ai demandé de puiser dans leur intériorité. Les superhéros passent leur temps à sauver le monde et, là, je leur ai donné un instant de pause pour qu’ils pensent à eux et puissent se permettre d’être un peu fragiles, même s’ils sont à tout jamais prisonniers de leur personnage. »

Psst ! C’est un secret, mais Sacha Goldberger nous en dira plus sur sa nouvelle série dans le prochain The Good Life…

5 questions à Thierry Rogel

Agrégé de sciences économiques et sociales, Thierry Rogel a publié, en 2012, Sociologie des superhéros (éditions Hermann). Incollable sur le sujet, il revient sur la mythologie des superhéros à l’heure où le film Avengers : l’ère d’Ultron bat tous les records en salles tandis que se profilent en 2016 des sorties non moins cosmiques : un Batman vs Superman et un revival de Captain America.

Thierry Rogel

The Good Life : Comment expliquez-vous l’engouement actuel pour les films de superhéros ? Est-il lié au monde en crise dans lequel nous vivons ?
Thierry Rogel : Ce que vous suggérez est possible, mais, à vrai dire, il me semble qu’il faut surtout attribuer ce succès aux progrès spectaculaires des effets spéciaux, qui rendent les exploits des superhéros désormais crédibles. Dans les films des années 70, on n’était pas loin du bricolage. A cela, on peut ajouter la force de frappe des deux plus grandes maisons d’édition américaines de bandes dessinées : DC Comics, qui est dans le giron de Time Warner, et Marvel, qui a été rachetée par Disney.
TGL : Qui est le premier superhéros ?
T. R. : C’est Superman. Il a été inventé par deux jeunes dessinateurs et scénaristes américains, dont les parents étaient des immigrés juifs hongrois. Ils ont créé le personnage en 1932, mais ne sont parvenus à l’imposer qu’en 1938, à une époque où les Etats-Unis, comme le reste du monde, s’inquiétaient de la montée du nazisme. Ils ont inventé un personnage tout puissant, supposé sauver l’Amérique. Superman est né sur une planète qui menace d’exploser ; ses parents le mettent dans un petit vaisseau qu’ils envoient au hasard dans l’espace et il est recueilli sur Terre par des fermiers américains.
TGL : Est-ce que chaque époque mérite ses superhéros ?
T. R. : Oui, dans les années 40, les superhéros, qu’ils se nomment la Torche, Submariner, Flash, Green Lantern ou Captain Marvel, mettent toutes leurs forces au service des valeurs américaines. Un personnage comme Captain America (1940) est ouvertement créé pour défendre le monde libre face aux nazis. Dans les années 60, une nouvelle génération apparaît : Hulk, Thor, Spiderman, Iron Man, Docteur Strange, Daredevil, les X-men… Eux aussi ont des superpouvoirs, mais ils sont plus vulnérables. Les soucis de cœur de Spiderman, alias Peter Parker, sont presque aussi importants que ses exploits de superhéros. Ces vulnérabilités permettent de mieux toucher la cible des adolescents, qui est en pleine croissance aux Etats-Unis après le baby-boom de l’après-guerre. Les superhéros sont conçus comme des êtres différents qui ne parviennent pas à s’intégrer dans la société. Et ces questionnements présoixante-huitards coïncident avec une société plus libre, plus mobile, où il faut apprendre à se construire. Dans les années 80, on voit arriver des superhéros plus douteux, comme les Watchmen qui font régner l’ordre plus que la justice. On commence à s’interroger sur l’utilisation du pouvoir et cette interrogation s’accroît dans les années 2000 avec le renouveau des X-men : des mutants dont il devient possible de détourner la force à des fins de domination du monde.
TGL : Les superhéros sont-ils les avatars d’un monde en folie ?
T. R. : Les superhéros sont nés dans un monde marqué par l’eugénisme et propice à accepter le principe du surhomme. Alors qu’en Allemagne les nazis prônaient la domination d’une « race pure » et qu’en Union soviétique on cherchait à promouvoir un « homme nouveau », il fallait bien qu’un superhomme américain voie le jour. Pour chaque époque, ces superhéros témoignent en effet d’une inquiétude vis-à-vis de la marche du monde et de ce qu’on appelle le progrès. Dans les années 40, c’est la chimie qui fascine et effraie : Captain America est le résultat d’une expérience chimique puisqu’il a accepté d’ingérer un sérum qui le rend invincible. Dans les années 50-60, le nucléaire devient un sujet de débat : Hulk a reçu des rayons gamma et Spiderman a été piqué par une araignée radioactive. A partir des années 80, c’est la manipulation des gènes qui interroge : les X-men sont un groupe de cinq ados issus de mutations génétiques.
TGL : Les superhéros racontent-ils en creux une histoire de l’Amérique ?
T. R. : Certainement ! Il y a eu les westerns, qui étaient une construction mythique autour de la fondation de l’Amérique. Désormais, il y a les superhéros qui ont pris le relais pour stabiliser le pouvoir et le réaffirmer s’il le faut. Avec les Avengers, on atteint le paroxysme de cette utopie-là. L’Amérique réunit tous ses champions (Iron Man, Captain America, Hulk, Œil-de-Faucon, la Veuve noire, Thor) et relève la tête contre les forces du mal.

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