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Confronté à de nouveaux concurrents et à un besoin d’être plus compétitif, ArianeGroup s’apprête à propulser Ariane 6, son nouveau lanceur civil, sur le marché. Événement rare, le constructeur européen aux accents très français nous a ouvert les portes de ses sites de Vernon et des Mureaux, où s’amorce le décollage industriel. Une visite spectaculaire !
Visiter ces lieux où l’on conçoit les objets humains les plus complexes va souvent de pair avec une forme d’émerveillement. Prenez une usine automobile. Ces robots qui s’affairent, ces chaînes qui déroulent, ces machines qui marient plates-formes et carrosseries en quelques secondes… Fascinant ballet ! Mais alors, pénétrer dans l’antre où l’on usine les fusées Ariane, porte-étendard de quatre décennies d’ambitions spatiales franco-européennes, c’est absolument inégalable ! En cette matinée de décembre, nous voilà aux Mureaux, en région parisienne, dans un immense hangar bien dans son jus, doté d’une hauteur sous plafond de plus de 30 mètres en certains endroits. Logique : les fusées Ariane 5 sont assemblées ici à la verticale. Dressés devant nous, voilà justement deux de ces mastodontes dont plus d’une centaine ont défié la gravité depuis 1996, essentiellement pour dispatcher des satellites dans l’orbite géostationnaire, à environ 36 000 kilomètres au-dessus de nos têtes. Il y a un truc fou, presque cognitivement impossible à assimiler, à se dire que ces objets à usage unique qui valent des dizaines de millions d’euros vont quitter cette planète, sans billet retour, en permettant à l’humanité d’en savoir plus sur ses origines. Et ce n’est pas de la rhétorique. Courant 2021, l’une des deux tiges sous nos yeux embarquera le télescope spatial James-Webb, développé par la NASA avec le concours de l’Agence spatiale européenne (ESA). Grâce à sa résolution, ce bidule de 6,2 tonnes observera les premières étoiles et galaxies formées après le Big Bang. Ces jours-ci, des ouvriers haut perchés vérifient à la main et à l’oreille (oui, oui !) que les tuiles de protection thermique recouvrant le fuselage sont correctement posées. « C’est la fin d’une époque. Il ne reste que huit Ariane 5 à lancer. Vous êtes parmi les derniers à voir ça. » On a beau chercher une pointe de nostalgie dans la voix de Mathieu Chaize, son motto, c’est plutôt : « L’aérospatial, c’est comme le ski de slalom. Il faut anticiper les portes et les virages bien avant. » Et chez ArianeGroup, c’est pour ça qu’on le paie. Ingénieur formé à Centrale Paris et au MIT, Mathieu Chaize, 40 ans, est l’un des chefs d’orchestre du développement de la relève : Ariane 6.
Quelques centaines de mètres plus loin, sur ce site classé secret défense où l’on fabrique aussi le missile M51 de la dissuasion française, il y a un autre entrepôt, flambant neuf, avec une hauteur sous plafond un peu plus modeste, car désormais – révolution ! –, Ariane 6 s’assemble à l’horizontale.
Dans cet espace grand comme dix terrains de football, on termine les préparatifs de l’étage inférieur de cette héritière, dont le vol initiatique est prévu au printemps 2022, si le dieu de l’espace le veut. Mais alors qu’Ariane 5 est la fusée la plus fiable au monde, la course à l’innovation technique et la volonté d’anticiper les virages ne sont pas l’unique carburant d’Ariane 6. Longtemps peu challengée sur son créneau des lancements de satellites lourds, à l’exception des vieilles fusées soviétiques Proton et Zenit, et des Atlas américains, ArianeGroup voit poindre désormais le spectre d’une concurrence féroce qui a flairé un marché juteux et peu encombré. SpaceX et sa Falcon Heavy, déjà opérationnelle, font évidemment figure d’épouvantail.
Mais ArianeGroup garde aussi un œil sur Blue Origin, l’entreprise de Jeff Bezos, le patron d’Amazon, qui se positionne sur ce marché de gros. « Les Américains sont dans une logique d’affrontement. Cela pourrait se traduire par une guerre des prix, ce qui n’arrangerait pas le marché européen », reconnaît Morena Bernardini, la directrice de la stratégie d’ArianeGroup. Pour toutes ces raisons, il a fallu réinventer le produit phare, avec un objectif costaud : produire une Ariane 6 plus performante que sa prédécesseur, pour beaucoup moins cher.
Née sous le signe de la souveraineté
La fusée Ariane occupe une place particulière dans le cœur des Français. On a tous le souvenir flou d’un flash annonçant le succès d’un lancement à Kourou, en Guyane française. Pour comprendre la genèse de cette passion, il faut remonter aux années 60. La conquête de l’espace s’amorce, et le général de Gaulle se refuse d’en passer par les Américains pour lancer nos satellites. En août 1961, il enclenche le programme dit des « Pierres précieuses » et donne son feu vert à la construction du premier lanceur orbital français : Diamant.
Le lancement inaugural, en 1965, permet l’envoi d’Astérix, premier satellite français, sur une orbite basse. La France devient la troisième puissance spatiale mondiale. L’effort national prend bientôt des couleurs européennes, et les plans de Diamant servent à la création d’une autre fusée : Europa. Pourtant, la coopération des meilleurs ingénieurs du continent n’empêche pas les cafouillages économiques et techniques.
En huit ans, seuls onze lancements ont lieu, les six derniers échouent, et le programme est abandonné. Toutefois, selon le principe cher à Lavoisier, rien ne se perd, tout se transforme. De ce projet naît le programme Ariane, en 1973. Plus simple et plus fiable, le lanceur Ariane 1 comportera trois étages, mesurera 47 mètres de haut, pèsera 210 tonnes et pourra placer en orbite géostationnaire des satellites de 1 700 kg. Le 24 décembre 1979, au terme de six années d’un travail d’arrache-pied, Ariane 1 effectue un vol parfait à la surprise de la brochette d’ingénieurs traumatisés par les déboires d’Europa. Quarante ans plus tard, et malgré quelques ratés bon an mal an qui sont le lot de cette industrie, ArianeGroup peut se targuer de fabriquer le produit de référence du marché.
Ariane 6, la fusée cost-killer
Quand on demande à Mathieu Chaize les raisons qui ont présidé à la naissance d’Ariane 6, la réponse fuse : « La pression et l’évolution du marché ! Les prix des lancements ont baissé ces dernières années. Et il y a de nouveaux besoins, de nouveaux satellites, de nouvelles applications. » On l’a dit, l’agressivité commerciale d’Elon Musk a réveillé un univers qui ronronnait un peu. L’autre nouveauté, c’est la course au déploiement en orbite basse de constellations de milliers de satellites en réseau pensés pour distribuer Internet partout sur Terre. Malgré la controverse – elles pourraient obstruer notre capacité d’observation de l’univers – plus d’une dizaine de constellations sont en gestation, à l’image de Starlink de SpaceX ou OneWeb.
Pour s’adapter aux prérequis de cette manne de nouveaux clients gourmands en place, Ariane 6 a augmenté le volume sous sa coiffe, la pointe du lanceur, où se nichent les objets convoyés dans l’espace. Son nouveau moteur Vinci, réallumable jusqu’à trois fois en orbite, contribue à embrasser ces missions complexes et peut disséminer des objets à plusieurs endroits sur un même vol. Mais au-delà de ces adaptations techniques, l’enjeu majeur qui a guidé le développement du fleuron depuis son annonce en 2014 a été une baisse de 40 à 50 % des coûts. Cet objectif passe d’abord par plus de standardisation.
La coiffe est justement un bon exemple. Sur Ariane 5, cette pièce était unique, en plusieurs segments à assembler, conçue au gré des lancements et des besoins, avec des formats variables. « Désormais, sauf exception prévue à l’avance, elle est produite en série, et chaque demi-coiffe est fabriquée directement en un seul morceau de 20 mètres », se félicite Mathieu Chaize. Exit, aussi, les fameuses tuiles thermiques d’Ariane 5 qu’on vérifie une à une à l’oreille. « Elles ont été remplacées par une technologie de projection de peinture thermique. C’est une économie directe, et typiquement là que se cachent les gains énormes : c’est plus rapide, plus économique et plus sûr, puisque qu’on diminue le nombre d’opérations », décrypte Vincent Lavisse, le responsable de l’usine Ariane 6 des Mureaux. Certaines pièces sont aussi imprimées en 3D.
Alors que nous avançons dans cette enceinte rutilante, pilotée par des moyens numériques, Vincent Lavisse égrène les innovations au fil des espaces de travail. Autre exemple : les viroles qui constituent l’ossature de la fusée sont désormais soudées grâce à une méthode révolutionnaire dite de bord à bord : un système de friction d’une pièce contre l’autre qui fait gagner un temps fou, sans ajout de matière. Les process entre le bureau d’études et les départements de production, hier peu fluides, ont aussi été entièrement repensés. « Par rapport à Ariane 5, on veut aller deux fois plus vite en vitesse de production », conclut le patron de l’usine.
Tourné vers la suite
Aux Mureaux sont ainsi assemblés les réservoirs de carburant et le moteur Vulcain 2.1. Ces éléments constituent l’étage principal de la fusée, celui qui prend les commandes du vol après la sortie de la stratosphère, assurée par la monstrueuse poussée de ces boosters remplis de poudre du décollage. Une fois assemblés et testés dans des chambres spéciales, ces éléments sont transportés par des robots roulant et embarqués sur les berges de Seine attenantes à l’usine, direction Le Havre, où ils rejoindront l’étage supérieur de la fusée, monté à Brème, en Allemagne.
Une fois les dernières vérifications effectuées, l’ensemble embarquera sur un voilier conçu pour l’occasion, direction la base de lancement de Kourou, où la fusée sera assemblée à la verticale avec la coiffe et les boosters. Pièce majeure du dispositif, le moteur à propulsion liquide, le Vulcain 2.1 a aussi été au centre du casse-tête économique. Comment réussir à faire chuter le coût d’une pièce ultracomplexe, qui vaut plusieurs millions d’euros à elle seule ? Pour le comprendre, il a fallu se rendre à Vernon, dans l’Eure, à la rencontre d’Emmanuel Edeline. À 61 ans, cet élégant personnage travaille sur les moteurs des fusées Ariane depuis quarante ans. Entré dans la maison en stage de fin d’études, il fait partie de l’équipe qui a planché plusieurs années pour livrer des solutions.
« Pour Vulcain 2.1, nous avons tout simplifié, de la conception à l’intégration. C’est passionnant comme défi. On essaie de se poser les bonnes questions. “Telle pièce très onéreuse, peut-on la revoir ?” Plus qu’une révolution, c’est de l’optimisation industrielle. Mais obtenir 40 % de gain en coût, ce n’est pas rien. » Si Emmanuel Edeline est intarissable sur la conception des nouveaux moteurs Vulcain 2.1 et Vinci conçus à Vernon, et sur les tests grandeur nature qui ont lieu sur les bancs d’essai de cet ancien site militaire Seveso aux allures postapocalyptiques, il a aussi la tête déjà tournée vers le futur.
Depuis plusieurs mois, Emmanuel Edeline travaille d’arrache-pied sur son bébé, Prometheus, le moteur du futur, véritable révolution pour le coup, imprimé en 3D avec un alliage de métal et réutilisable cinq ou six fois. D’ici à quelques années, Prometheus pourrait bien équiper les fusées Ariane, dont la variété de missions ne devrait cesser de grandir, avec, notamment, des missions sur la Lune et une vocation à revenir sur Terre, grâce à Themis, autre projet phare de lanceur réutilisable, développée également ici.
Dans un esprit digne des makers et de leur fablab, c’est le futur de l’espace qui s’écrit entre ces murs. Et même si Ariane est un projet européen, la France et ses ingénieurs restent définitivement les moteurs de cette aventure hors norme.
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