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The Good Guide
Une saga autrichienne. L’histoire d’une famille, d’une cuisine – et de tout un pays avec. Méfions-nous des atlas gastronomiques, de leur tendance à simplifier. Le Steirereck de Birgit et Heinz Reitbauer, bien plus qu’une prestigieuse adresse, est un restaurant hors pair et un emblème depuis 2005 du nouveau courant culinaire viennois.
Petit précis à l’usage des non-germanophones : Steirereck vient de la contraction de Steiermark (Styrie, en français), et Eck (coin, angle). Steirereck, un coin de Styrie, donc, à Vienne. Drôle d’enseigne pour une adresse phare de la scène européenne, avec sa cuisine d’auteur à mesure humaine. Et qui se voit en ambassade d’une région, là où tout a commencé. Visite de ce petit coin de paradis à Pogusch.
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Une histoire familiale
« Ma famille vient de Pogusch, un minuscule village styrien de moyenne montagne. Un coin de paradis immergé dans la nature de la vallée de Mürztal, à une heure et demie à peine en voiture de Vienne. Mes parents, restaurateurs, ont été les initiateurs du Steirereck à Vienne. Ils en ont fait une table de renom, qui s’est frayé un chemin parmi les restaurants de bon ton de l’époque. Évidemment, il faut contextualiser, on parle d’un temps où l’Autriche ne faisait pas encore partie de la Communauté européenne, on sortait d’une léthargie culinaire qui nous collait à la peau. L’influence de la cuisine française était écrasante. On avait une certaine idée, aujourd’hui surannée, de l’opulence, foie gras et homard à toutes les sauces, et on fonctionnait par mimétisme avec les codes importés de l’après-nouvelle cuisine. À 20 ans, j’ai eu la chance unique de travailler pendant plusieurs mois chez l’immense Alain Chapel, à Mionnay, peu avant sa disparition, et ça a changé ma vie », se souvient Heinz Reitbauer.
L’histoire n’est jamais un long fleuve tranquille. De retour au pays, pendant que ses parents menaient avec succès le Steirereck à Vienne, c’est à Pogusch que Heinz Reitbauer prend ses quartiers. Animant dès 1996 la cuisine d’une auberge acquise par ses parents en prévision de leur retour dans leur région natale. Mais ce qui ne devait être qu’une occupation temporaire finit par s’éterniser pendant quatorze longues années.
« Le plan initial, c’était que, à l’occasion du déménagement du Steirereck dans le Stadtpark, mes parents s’installent à Pogusch pour s’occuper de l’auberge. Et moi du grand restaurant de Vienne. J’étais prêt à partager le piano de la nouvelle maison avec notre chef historique qui, avec nous depuis deux décennies, était presque devenu un membre de la famille. Avec Birgit, on souhaitait faire du Steirereck quelque chose de plus actuel. Un reflet de nos identités. Après Chapel, à Pogusch, j’avais enfin saisi qu’il fallait cuisinier les produits de son territoire, se construire un lexique personnel. »
Il poursuit : « À quoi bon préparer du turbot ou du saint-pierre comme si Vienne était en bord de mer ? Le jour où j’ai tranché pour un recentrage strictement local, la préférence s’est portée sur des poissons dits freshwater fish – carpes, truites et écrevisses de nos lacs et rivières plutôt que les soles et langoustines, qui seules avaient leurs lettres de noblesse dans les restaurants gastro de l’époque. Notre chef nous a pris pour des malades. Filer de la carpe ou du cochon de nos montagnes plutôt que de l’agneau de Nouvelle-Zélande à la très bourgeoise clientèle de Vienne ? Du n’importe quoi, du jamais vu. Il a tellement eu peur pour sa réputation, pour son étoile Michelin, une raison de vivre pour lui, qu’il a préféré rendre son tablier. Et donner sa démission. On s’est donc retrouvés à la tête de deux établissements. À faire le grand écart entre deux réalités éloignées qui devaient, pour Birgit et moi, devenir de vrais vases communicants. »
Destination Pogusch
Ah ! les Reitbauer : pas besoin d’AirTag pour les traquer. Fidèles aux commandes viennoises du lundi au vendredi, dès la fin du dernier service de la semaine (« on est toujours fermés le week-end »), on peut les localiser, dans le calme de la nuit, aux premières heures du samedi, au volant de leur voiture.
Destination les hautes collines de Pogusch et leur ferme-auberge unique au monde. Un hameau de bien-être et de communion avec la nature. Tout autour du restaurant, bâtisse historique siégeant telle une matrone architecturale (« les fondations remontent à l’année 1616, c’est carrément marqué sur le mur de l’entrée »), les Reitbauer ont disséminé, dans un respect de l’écosystème qui force l’admiration, une constellation de chalets, appartements et tree houses avant-gardistes.
Tout le long du chemin qui arpente la colline, les magnifiques Vogelhaus, villas avec une vue à couper le souffle, même depuis le sauna, chacune baptisée d’après le nom d’un oiseau (Specht, Gimpel, Uhu et Kuckuck). Puis, protégées du regard à l’abri d’arbres centenaires, les Baumhäuser.
On rêve : quatre maisons dans les arbres en écorce rouge, excroissances verticales tout confort sur trois étages, couronnées par une majestueuse fenêtre ronde à hauteur de vol d’oiseau. Des habitacles high-tech, des ovnis au design intérieur d’une pureté nippone, pour des nuits d’absolue zénitude.
« Pour nous, rien ne serait possible sans ce Q.G. en Styrie, explique Birgit Reitbauer. Plus encore qu’une structure hôtelière, Pogusch est un lieu que l’on veut ouvert à tous. Que ce soit pour dormir ou pour manger. Au bout de bientôt vingt-cinq ans de petits et gros changements organiques au jour le jour, le projet n’est pas totalement terminé, mais on s’approche du lieu de vie dont on a toujours rêvé. Nous sommes une vraie ferme-auberge : avec nos jardins potagers, des arbres fruitiers, un élevage de volailles, cochons et agneaux, nous sommes quasiment autonomes. Ce qui ne veut pas dire autarciques. Philosophiquement, on voudrait accueillir ici non pas seulement un public fidèle – la clientèle de notre restaurant viennois en fait évidemment partie –, mais des clients différents.
Elle poursuit : « Des familles, des couples plus ou moins aisés en escapade romantique, mais aussi des jeunes, des amoureux de la nature, des randonneurs avec leur sac à dos, qui n’ont peut-être pas plusieurs centaines d’euros à dépenser dans une chambre au vert. On entre dans la cinquantaine avec Heinz, mais on se souvient bien de nos années de jeunesse, quand, avec nos enfants Charlotte et Lorenz encore en bas âge, pour nos vacances à budget restreint, on devait s’accommoder de petits hôtels sans âme. »
Invitation à la découverte
On pourrait s’amuser à recenser les Autrichiens, Allemands, Italiens, Anglais et même les Américains croisés dans ce haut lieu styrien. Des jeunes trentenaires ou pas tout à fait, des couples mixtes ou non, des groupes de copains et de copines, et même d’heureux retraités, profitant tous du prix d’appel, invitation à la découverte de Pogusch. Un manifeste d’intentions qui vaut plus que n’importe quelle sorte de storytelling sur la durabilité et l’inclusivité.
Connaissez-vous d’autres maisons de ce standing qui proposent des nuits douillettes pour 98 euros, sauna compris ? Bien plus dépaysante que la Night at the Museum avec Ben Stiller, offrez-vous une nuit dans la Glashaus des Reitbauer. Une énorme serre alpine sous verre, tout en transparence et reflets de lumière, qui laisse pantois.
« Heinz est un amoureux de la nature, raconte Birgit. Dès qu’il arrive à Pogusch, il part à la cueillette des champignons – cèpes, morilles, trompettes-dela-mort, parmi plein d’autres variétés endogènes –, qui ressemble à une pêche miraculeuse. Les herbes alpines font évidemment partie, selon la saison, de la tradition de la cuisine populaire styrienne. Mais pour toutes les plantes, les herbes exotiques et certains fruits et agrumes – on a même des papayes ! –, nous avons fait construire deux énormes serres en verre. L’une rattachée au restaurant, pour que les cuisiniers puissent aller se servir des plantes dont ils ont besoin, et l’autre, à 300 mètres de celui-ci. »
C’est ici que l’on pourra passer une ou plusieurs nuits. Ouvre-toi, sésame : une clé magnétique donne accès à l’imposante structure lumineuse en apesanteur, à droite l’espace privé où stocker ses valises et autres affaires encombrantes. Puis, réparties sur trois étages, une dizaine de chambrettes, plus cosy que spartiates, au milieu des plantes. Douches et sauna sont en commun – on est inclusif ou on ne l’est pas –, ainsi que le lounge/salon, avec vue sur la nature, et sa cheminée toujours allumée, où socia liser en sirotant du thé ou du café mis gracieusement à disposition.
L’aventure Glashaus
« Pour mieux s’oxygéner et profiter de l’ambiance de la Glashaus, certains hôtes ne ferment même pas la porte de leur chambre la nuit », s’amuse Birgit. Ça s’explique : écolodge à la portée de tous, la Glashaus « attire une clientèle plus jeune, plus aventureuse. Plus curieuse aussi. À tous ceux qui le souhaitent, nous offrons sur inscription la possibilité de venir travailler en cuisine avec nous. »
Elle poursuit : « Pas seulement pour partager, entre 10heures et 16 heures, nos tâches de mise en place – que sais-je, la préparation des légumes, le moulage des chocolats et d’autres choses encore, ainsi que le repas pour le personnel –, mais pour avoir aussi accès aux coulisses de notre restaurant. Pour mieux comprendre, de l’intérieur, son fonctionnement. À tous ceux qui nous rejoignent quelques heures en cuisine, nous offrons une réduction de 50 % sur le prix de la chambre. Ce qui revient donc à 49 euros pour deux personnes. »
Qui dit mieux ? Pourtant, à Pogusch, il n’est pas franchement indispensable de travailler plus pour dépenser plus. Les prix y sont en dessous de l’inflation ambiante (« on veut être un restaurant accessible au plus grand nombre »), les vins, petits ou grands, sont toujours modérément tarifés. Et, bonne nouvelle, officiellement il n’y a même plus de sommelier.
« C’est une vieille tradition familiale qui remonte à l’époque où tous les copains de mon père, trop affairé pendant le service pour s’occuper d’eux, allaient directement piocher dans la cave les vins de leur choix. C’est pareil aujourd’hui, du Do-it-yourself comme on dit : nos hôtes font un tour dans la cave pour choisir parmi les rayonnages les vins qui leur conviennent. Et les apporter sur table. Évidemment, s’ils ont besoin de conseils pour départager l’une ou l’autre des bouteilles. On est là pour ça », s’amuse le grand chef.
Au menu, carpe diem
Les Reitbauer sont toujours dans les starting-blocks, Birgit à l’accueil, Heinz jonglant entre foraging et fourneaux. À l’image du restaurant qui carbure, du petit-déjeuner à l’après-dîner, sans transition, à longueur de journée. On sourit des premiers affamés s’accoudant, dans la salle cossue style Weinstube, dès 11 heures pétantes du matin. Alors que d’autres se pointent au comptoir du chef, pour déjeuner au retour d’une randonnée, à 15 heures passées.
Évidemment, on ne cherchera pas à Pogusch la même cuisine moderniste qu’on pratique à Vienne. Pas de Caviar et lentilles au romarin alpin, en crème de champignons et extraction de jambon au vinaigre de banane et de ciboulette. Ni de Carpe rôtie-confite, sel de groseille et puntarelle, à l’huile d’anis et d’hysope. Ou l’Épaule de chevreuil à l’argousier, cèpes et pruneaux, qui fait la légende, parmi d’autres créations de saison, de la carte d’automne dans la capitale.
« On vient à Pogusch pour se dépayser, s’amuser. La liberté prime, le choix est à la carte ou au menu. Mis à part les grands classiques intemporels, les plats changent quasiment tous les jours. Le mercredi on met en avant une cuisine végétale, le jeudi, les abats tout frais de la journée venant de notre abattoir, ici, à la ferme. Le vendredi, c’est poisson alpin et le samedi, agneau », décline Heinz.
Si la Weinstube se la joue tradi de haute volée à prix bistro – Farci de courge et velouté aux piments, Tartelette de sarrasin à la sauce de pommes fermentées, brocoli et noisettes, Saucisses de boudin et la meilleure Terrine croustifondante de rognons du pays –, le comptoir sur la cuisine ouverte autour de la cheminée pousse la créativité bien plus loin. « Ok, il nous arrive même d’utiliser des pincettes », concède Heinz.
Nul ne lui en tiendra rigueur. Car il réinvente à l’évidence, avec son chef Manuel Weissenböck, la cuisine styrienne contemporaine, locavore en diable. Tel le Shabu-shabu de truite saumonée et sa crème de patates douces au paprika fumé, cimes de rave à l’huile de colza, les Popeye Rolls aux épinards et à l’estragon ou la Carpe au barbecue en poudre de câpres, purée de maïs, tapenade d’oignons rôtis et ail fermenté – tous à se damner.
Comme L’oie rôtie, chef-d’œuvre ultime. Une cuisine à convergences parallèles, les pieds dans la tradition, mais la tête déjà ailleurs. « Ah ! l’ailleurs , reprend Birgit, les jeunes qui travaillent chez nous, une fois ici, de l’ailleurs n’en ont plus cure : plus personne ne veut partir. » Signe que Pogusch, avec son charme off piste de (mi)montagne magique, marque les esprits. Et cela des deux côtés, clients et cuisiniers.
Tel un inconscient collectif, il incarne ce vieux rêve d’un havre de paix loin du brouhaha du monde. D’une cuisine en phase avec la respiration naturelle de son habitat. Si ce n’est pas la nouvelle ferme-auberge du millénaire qui vient, ça y ressemble de près.
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Steirereck
Pogusch 21, 8625 Pogusch, Autriche
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