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Shinola, le starter de Detroit
Le Shinola Store de Londres, situé en plein Soho, arbore fièrement les origines "detroitiennes" de la marque américaine.
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Lifestyle

Shinola, le starter de Detroit

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Alors que la capitale économique du Michigan est plombée par la crise et par une dette municipale de 18,5 Mds de dollars, cette entreprise de vélos, de montres et de cuir a, malgré tout, choisi de s’y développer, devenant le symbole d’une revitalisation économique inespérée.

A Motor Town (ou Motown), on n’entend plus rugir les moteurs des grosses cylindrées de chez Chrysler, General Motors ou Ford qui ont fait sa fortune. Depuis soixante ans, délocalisations et faillites ont accéléré le déclin de la ville industrielle de la fameuse Rust Belt américaine, envahie depuis par la rouille et les mauvaises herbes. La crise des subprimes de 2007 a même plongé durablement Detroit dans le rouge. Aussi, lorsqu’une entreprise exprime l’envie de venir s’y installer, on lui ouvre grand les portes et on lui déroule le tapis rouge. C’est bien ce qui s’est passé pour Tom Kartsotis, le fondateur de Shinola. Le College for Creative Studies (CCS), école de design située dans l’Argonaut Building, signé par l’architecte Albert Kahn, a libéré 60 000 m² dans ses étages supérieurs à l’intention de Shinola. Joli coup, dès le départ, pour l’image de la marque, puisque l’Argonaut fut le centre de design de General Motors, là où sont nées des voitures légendaires comme la Corvette. Mais pourquoi avoir précisément ciblé Detroit ? Tom Kartsotis souhaitait forger un ADN à une entreprise créée il y a seulement quatre ans. L’héritage industriel régional offrira le point GPS de référence à ce hipster qui s’habille local, ne consomme que des produits de la ferme et achète un vélo (Shinola, bien sûr) traçable. Qui aurait cru qu’un jour Motown serait de nouveau un label de qualité ?
Cet homme avisé, qui a créé les montres Fossil à 24 ans, en 1984, et fondé, en 2003, le groupe d’investissement texan Bedrock Manufacturing, souhaitait réunir des marques emblématiques du made in USA. D’où le rachat, en juin 2013, de Filson, connue pour ses vêtements de chasse un poil old school – mais c’est ce qui fait sa valeur aux yeux du businessman – et ancrée à Seattle depuis 1897. Quant à Shinola, qui produisait déjà du cuir et des vélos, voilà qu’elle ajoute des montres à son catalogue en 2013, d’où cet ambitieux slogan : « The Long Tradition of Detroit Watchmaking Has Just Begun » (la longue tradition horlogère de Detroit vient juste de commencer). C’est ainsi que, pour la première fois de sa longue histoire, la capitale de l’automobile américaine se tourne vers l’horlogerie ! Le nom de Shinola, racheté par Bedrock Manufacturing, vaut aussi l’anecdote. Il est, à l’origine, celui d’une marque de cirage créée en 1907 et plus ou moins synonyme, en anglais américain, de « merdique », ce qui fait dire à Tom Kartsotis, non sans humour, que ses produits doivent être irréprochables pour ne pas prêter le flanc à la critique !

Shinola The Brakeman 46 mm, montre homme avec cadran black et dateur.
Shinola The Brakeman 46 mm, montre homme avec cadran black et dateur. DR

De Motown à Mo’time

Alors, vintage ou pas vintage, Shinola ? Luxe ou pas luxe ? Made in USA ou made in China ? En réalité, un savant mélange et quelques arrangements avec la réalité. Les créations se veulent intemporelles, mais modernes, de qualité, mais accessibles financièrement. Les collections balaient large, depuis les montres au look vintage, à partir de 480 euros, jus­qu’aux vélos, à plus de 1 000 euros pièce, en passant par les objets de papeterie et de cuir et les « baballes » pour chiens. Le tout emballé dans un sac très orange qui nous rappelle quelque chose. Dans l’Argonaut Building de « Mo’time », comme l’a rebaptisé astucieusement le journal The Economist, on découvre le fac-similé d’un laboratoire horloger digne de La Chaux-de-Fonds, dans le Jura suisse. Sauf que, par les baies vitrées, c’est le quartier de Cass Corridor qu’on aperçoit. Lors de la visite des 2 000 m², le chef de la division assure : « On veut fabriquer le plus possible à Detroit, y compris les mouvements, suisses jusqu’ici, ou les composants, qui sont encore chinois. » Interrogé, Steve Bock, président de Shinola, préfère minimiser la présence de cadrans asiatiques dans ses montres. Ce qui n’aurait aucune importance si le made in Detroit n’était brandi aussi fièrement. D’ailleurs le site de la marque liste, pour le consommateur exigeant, les artisans américains avec lesquels elle travaille, oubliant de mentionner l’apport de l’entreprise taïwanaise BAT Ltd dans ses composants horlogers. La fabrication en Asie de certains éléments de bicyclettes est tout aussi éludée… La confusion est donc entretenue entre « fabrication américaine » et « assemblage aux Etats-Unis », anticipant l’envie affichée de Tom Kartsotis de fabriquer 100 % américain. Un projet bien avancé toutefois, puisque des transferts de compétences sont déjà en cours.

Daniel Caudill est le directeur artistique de Shinola. La marque partage ses locaux avec l’école de Design College for Creative Studies, ce qu’il juge enrichissant pour les élèves comme pour l’entreprise.
Daniel Caudill est le directeur artistique de Shinola. La marque partage ses locaux avec l’école de Design College for Creative Studies, ce qu’il juge enrichissant pour les élèves comme pour l’entreprise. Guillaume Rivière

Shinola, l’avenir d’une ville

En blouse et gants blancs, 85 ouvriers sont donc formés aux subtilités du mouvement suisse à quartz Ronda. Coiffé d’une ravissante charlotte en plastique sur la tête, on arpente le labo qui emploie essentiellement des Afro-Américains, concentrés sur leurs lunettes grossissantes, et dont le travail est scandé par une sonnerie martelant de brèves pauses, aussi crispante que dérangeante. A Detroit, en tout cas, Shinola a bel et bien créé son premier modèle de montre affichant jour et calendrier. « Les bracelets en cuir proviennent de Floride, mais, depuis un an, une unité de fa­brication travaille sur place le cuir de vache ­Horween – l’un des plus anciens tanneurs des Etats-Unis, encore en activité à Chicago », précise notre guide. Quant aux vélos, 1 000 unités par an sont assemblées ostensiblement dans l’atelier-boutique du 485 West Milwaukee Avenue de Detroit.

Le personnel de la division horlogerie 3 est issu de Detroit, et parfois même de son secteur automobile sinistré.
Le personnel de la division horlogerie 3 est issu de Detroit, et parfois même de son secteur automobile sinistré. DR

Dans le saint des saints, nulle trompette stridente ne siffle la fin de la récréation. Le dernier étage de l’Argonaut est le bastion des commerciaux et des designers, entourés de leurs joujoux « inspirants » (ballons de basket, planches de surf). Tout ce beau monde est cornaqué par Daniel Caudill, directeur artistique depuis deux ans. Avachi dans l’immense canapé, il incarne la décontraction absolue : « Il y a un designer et un directeur de collection par division (vélo, montre, cuir, etc.). Nous hébergeons également des petites marques dans nos boutiques. Elles sont au nombre de cinq, made in USA, comme les bombers en cuir et flanelle Golden Bear ou les sacs Kletterwerks. Sur notre site, très transparent, nous indiquons la provenance de nos articles et nos fournisseurs extérieurs. Sur un point, je reconnais que nous avons de gros progrès à faire : il s’agit du suivi environnemental. » Shinola est d’autant mieux accueillie à Detroit que la plupart des employés, notamment de la division horlogère, sont nés ici, et ont parfois été ouvriers dans l’univers automobile sinistré. L’entreprise a largement joué sa part dans la gentrification naissante de la ville, où s’installent peu à peu restaurants et galeries d’art. Detroit devient branchée. Un comble dans une cité où le chômage est endémique et où les gens sont peu instruits (avec la crise, 80 écoles et collèges ont fermé), et où le souci reste l’embauche de personnel capable de suivre une formation pointue. « Travailler dans cette école de design avec laquelle nous partageons les locaux nous permet de sponsoriser des classes et de les faire plancher sur des projets marketing ou design en leur apportant un enseignement pratique », ajoute encore Daniel Caudill, conscient, sans doute, que de nombreux élèves ne rêvent que d’une chose : grimper les étages et devenir salariés d’une entreprise aussi prometteuse.

En chiffres

  • Création : 2011.
  • Nombre de montres produites par an à Detroit : 150 000.
  • Meilleures ventes : au département horlogerie de Neiman Marcus, à New York.
  • Boutiques : 9 indépendantes aux Etats-Unis et 1 à Londres. Parmi les corners emblématiques : Selfridges ainsi que Liberty, à Londres, et Colette, à Paris.
  • Chiffre d’affaires : non communiqué. Steve Bock, président de Shinola, accepte seulement de dévoiler que « 20 % du chiffre d’affaires provient des ventes en ligne, 25 %, des boutiques en propre, et le reste, des distributeurs ».

Dates clés

  • 2001 : Tom Kartsotis rachète le nom de Shinola ayant appartenu à une marque de cirage disparue aujourd’hui.
  • 2013 : les montres rejoignent les vélos au catalogue. Rachat de la marque de vêtements Filson, fondée à Seattle en 1897 et toujours en activité depuis.

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