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Cette médecine de précision vient compléter l’arsenal actuel de la lutte contre le cancer. Son développement va de pair avec celui des tests de génétique moléculaire, indispensables à sa mise en oeuvre.
« Le concept de thérapie ciblée contre le cancer n’est pas nouveau, mais il a fait énormément de progrès ces vingt dernières années, explique le professeur Fabrice André, spécialiste de la prise en charge des cancers par médecine personnalisée à l’institut Gustave Roussy, à Villejuif (Val-de-Marne). Grâce à l’amélioration des outils technologiques, on a pu multiplier les découvertes de nouvelles cibles et donc la mise au point de nouveaux médicaments. »
De fait, il existe aujourd’hui 35 médicaments dits de thérapie ciblée ayant une autorisation de mise sur le marché en France. Des dizaines d’autres sont testés dans le cadre d’essais cliniques. C’est ce foisonnement qui a permis à la lutte anticancer d’opérer le virage de la médecine de précision depuis le début des années 2000, et de remporter quelques victoires.
S’attaquer à des cibles précises
Les thérapies ciblées sont des médicaments conçus pour bloquer des mécanismes précis, impliqués dans la croissance, la multiplication et la dissémination des cellules cancéreuses. L’objectif est donc de stopper le développement de la tumeur, alors que la chimiothérapie et la radiothérapie ont un but beaucoup plus radical, celui de détruire les cellules cancéreuses.
Cela explique pourquoi avec ces thérapies ciblées on limite les dommages sur les cellules saines, ce qui n’est pas toujours le cas avec des traitements plus classiques. Une thérapie ciblée s’utilise rarement seule, elle vient le plus souvent compléter une première phase de traitement, administrée par voie orale, et parfois par injection.
« Les premières thérapies ciblées sont les hormonothérapies mises au point dans les années 80 », précise le professeur Fabrice André. En effet, des études avaient auparavant révélé que tous les cancers de la prostate à fort risque évolutif et près des trois quarts des cancers du sein se développent sous l’influence des hormones sexuelles. Par conséquent, il a suffi de mettre au point des médicaments bloquant la synthèse ou les effets de ces hormones pour freiner efficacement la progression de ce type de cancers.
Thérapie ciblée et angiogenèse
Un autre type de thérapie ciblée consiste à empêcher une tumeur de former de nouveaux vaisseaux sanguins autour d’elle, un phénomène appelé angiogenèse. Car, pour grandir, une tumeur a besoin d’oxygène et de nutriments, comme tout tissu vivant !
C’est ainsi que des médicaments dits anti-angiogéniques ont été mis au point au tournant du siècle. En France, le premier à avoir été autorisé était le bévacizumab en 2004, contre le cancer du côlon, puis dans le traitement des cancers du rein, du sein, du poumon… lorsque d’autres thérapies se révèlent inefficaces. Des molécules du même type ont été développées par la suite.
La thérapie ciblée, de vrais bénéfices pour certains
Une autre méthode possible consiste à empêcher les cellules cancéreuses de délivrer ou de recevoir des signaux indispensables à leur croissance. Parmi les exemples les plus spectaculaires de l’efficacité des thérapies ciblées, on peut citer le géfitinib : « Il cible un facteur de croissance appelé EGFR qui est présent dans environ 20 % des cancers du poumon non à petites cellules [les plus fréquents, NDLR] et qui favorise considérablement la croissance tumorale, explique le professeur André. Grâce à ce médicament, la survie des patients présentant des métastases est passée de neuf mois à plus de trois ans ! Et il existe aujourd’hui des versions de deuxième et troisième générations de ce médicament encore plus efficaces. »
Le trastuzumab, plus connu sous son nom commercial d’Herceptin, est l’un des autres médicaments stars de thérapie ciblée. Il cible une molécule appelée HER2 qui, lorsqu’elle est présente à la surface des cellules cancéreuses, active des mécanismes de croissance et de prolifération des cellules. De 20 à 25 % des cancers du sein sont dits HER2 positifs, c’est-à-dire qu’ils présentent cette molécule particulière.
Des études ont montré que le trastuzumab diminue de moitié le risque de récidive lorsqu’il est administré à des femmes à des stades précoces de leur maladie, et permet de gagner plusieurs mois de vie chez des patientes à un stade très avancé de leur maladie. Aujourd’hui, il est aussi utilisé pour traiter certains cancers de l’estomac.
Des tests moléculaires indispensables
« Il faut comprendre que cette médecine de précision va de pair avec la réalisation de tests de génétique moléculaire, précise Fabrice André. Une thérapie ciblée ne peut être mise en oeuvre que si l’on a vérifié auparavant que la cible est bel et bien présente ! » Ces tests sont réalisés par les plates-formes de génétique moléculaire. Concrètement, il s’agit, par exemple, de vérifier que les cellules d’un cancer du sein présentent bien des récepteurs aux hormones avant d’engager une hormonothérapie, ou qu’une tumeur au poumon exprime une mutation génétique qui affecte le facteur de croissance EGFR avant d’administrer du géfitinib ou ses dérivés.
En effet, il faut garder en tête que la transformation d’une cellule saine en cellule cancéreuse résulte en général de toute une cascade d’altérations génétiques, c’est-à-dire des modifications de son ADN, qui va la conduire à acquérir, notamment, des capacités de multiplication et de prolifération bien distinctes de ses voisines saines, et que c’est cela que l’on va cibler.
De nombreux progrès restent à faire
Mais c’est précisément parce que les cellules cancéreuses évoluent rapidement et massivement que les thérapies ciblées ont aussi leurs limites. Comme les bactéries pathogènes peuvent développer des résistances aux antibiotiques, les cellules cancéreuses peuvent muter, évoluer et ainsi ne plus être sensibles aux thérapies ciblées. Autre facteur limitant : au sein d’une tumeur, toutes les cellules ne présentent pas forcément les mêmes caractéristiques ; il existe en effet une hétérogénéité moléculaire plus ou moins importante.
Ces phénomènes expliquent pourquoi les thérapies ciblées parviennent aujourd’hui à faire gagner quelques mois de vie, voire quelques années, seulement à certaines catégories de malades, mais elles ne sont pas des armes suffisantes à elles seules contre tous les cancers.
Des études très récentes menées en France, sous la direction de l’institut Gustave Roussy ou de l’institut Curie, ont ainsi montré l’intérêt encore très limité des thérapies ciblées si l’on considère l’ensemble des malades du cancer. Rappelons enfin que si les grands progrès du XXe siècle ont permis de passer à un taux de guérison global des cancers de 20 % à 50 %, certains chercheurs estiment que les succès récents des thérapies ciblées et de l’immunothérapie sont venus s’incrémenter pour atteindre un taux de moyen de 55 % de guérison, et que, pour une majorité des malades, il s’agit surtout d’un taux de survie prolongé plutôt que d’une guérison.
De nombreux progrès restent donc à faire, en découvrant de nouvelles cibles, en développant de nouveaux médicaments et, surtout, en les évaluant de plus en plus tôt chez les malades et non en attendant que toutes les thérapies classiques aient échoué. Et quand on sait que le développement d’un seul médicament prend en moyenne dix ans pour un coût estimé de 1 milliard de dollars, il est indispensable que ces recherches soient les plus collaboratives possible et ne soient pas soumises à la concurrence entre laboratoires pharmaceutiques.
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