Culture
Inaugurée il y a un an, la National Gallery Singapore est l’institution qui manquait à l’Asie du Sud‑Est. Redessinant une histoire de l’art méconnue, elle donne une place de choix aux artistes de la région des XIXe et XXe siècles. Le tout dans un écrin historico‑futuriste pensé par l’agence parisienne Studio Milou.
Ses grands maîtres et son patrimoine local : c’est ce que Singapour veut promouvoir avec sa National Gallery flambant neuve et vaste comme le musée d’Orsay. Raconter une histoire de l’art bien à soi, en somme. A savoir ? On voit venir les sceptiques : indépendante depuis 1965, la nation singapourienne est très jeune. Sa population est une mosaïque de communautés – Malais, Chinois, Indiens, expatriés occidentaux –, dont la culture commune est encore ténue. Mais l’extrême diversité, c’est justement là la force de la cité-Etat. Piochant dans ce tissu multiculturel, ouverte sur tous les courants de l’Asie du Sud-Est, la National Gallery entend déployer une collection aussi foisonnante que cohérente, histoire de prouver au monde – et à ses proches voisins – que la petite île richissime ne se résume pas à un hub commercial et bancaire.
Toutefois, les banquiers et les affairistes ne sont pas pour rien dans cette aventure, les deux principaux espaces d’exposition du musée ayant été respectivement nommés DBS Gallery et UOB Gallery. La Development Bank of Singapore a ainsi participé aux travaux à hauteur de 25 millions de dollars singapouriens (environ 15,8 millions d’euros), tandis que la United Overseas Bank, qui tient secret le montant de sa donation, soutient le musée en participant à la production d’expositions et en mettant à sa disposition sa vaste collection d’art.
Notons encore, parmi les gros donateurs, la famille de Ng Teng Fong, magnat de l’immobilier décédé en 2010, qui a injecté 9,5 millions d’euros dans le projet et qui donne son nom au toit-terrasse arboré du musée. Il fallait bien ça pour soutenir les monumentales ambitions de la National Gallery. Installé dans le Civic District, le mastodonte de 64 000 m2 investit les anciens hôtel de ville et Cour suprême, deux bâtiments d’obédience néoclassique distants d’une quinzaine de mètres l’un de l’autre. Pour faire la jonction entre ces deux vestiges coloniaux, l’agence parisienne Studio Milou – à qui l’on doit la rénovation du carreau du Temple, à Paris – a imaginé une canopée tout en légèreté, soutenue par des poteaux façon arbres high-tech. Ainsi, l’espace interstitiel vacant se mue en atrium lumineux, à travers lequel, d’un bâtiment à l’autre, s’élancent des passerelles de bois. Côté façade, la structure se courbe élégamment, contrastant avec les lignes un rien solennelles des bâtisses historiques. Un mix dynamique de patrimoine et de futurisme, c’est ce que respire cet écrin 5 étoiles.
L’art sud-asiatique mis à l’honneur
Quid du contenu ? Excluant la création la plus contemporaine – qui s’expose déjà au Singapore Art Museum depuis 1996 –, la National Gallery tente d’unifier les mouvements créatifs épars, inconnus du monde de l’art occidentalo-centré, qui animent la région depuis le XIXe siècle. Ainsi, la DBS Gallery explore la genèse d’une scène artistique nationale, avec un accrochage inaugural de 400 œuvres. Intitulée Siapa Nama Kamu (« comment vous appelez-vous ? » en malais), l’exposition tire son nom d’une peinture de 1959, réalisée par l’artiste Chua Mia Tee, sur lequel ces mots sont inscrits sur un tableau noir.
Une manière de glorifier la langue malaise dans ces années 50 où l’Empire britannique prenait l’eau. Une expo à la tonalité quasi identitaire, qui remet au goût du jour, par exemple, le courant Nanyang (« mers du Sud », en chinois), groupe d’artistes locaux plutôt sages des années 70, qui creusaient une veine tropicalo-coloriste. Quant à l’UOB Gallery, elle dresse un vaste panorama du xxe siècle sud-asiatique, avec des artistes comme Le Pho (peintre vietnamien au style éthéré), Montien Boonma (sculpteur thaïlandais trop méconnu) ou Fernando Amorsolo (artiste philippin aux tableaux bucoliques). Un peu mince ? C’est assez, en tout cas, pour nouer des partenariats de prestige avec le Centre Pompidou ou la Tate Modern, pour des expos communes. Qu’on se le dise : Singapour, comme sa rivale Hong Kong, entend jouer désormais sur le terrain des puissances culturelles.
Le boom artistique de la cité‑Etat
Avec son régime autoritaire et ses loyers faramineux, Singapour n’est pas, a priori, la cité la plus propice aux créateurs bohèmes et débridés. En revanche, elle se pose en hub artistico‑commercial de premier plan. En matière de musée, le Singapore Art Museum expose énergiquement l’art contemporain régional. En ce qui concerne le marché de l’art, la foire Art Stage aimante, depuis 2010, tous les galeristes, artistes et richissimes collectionneurs du Sud‑Est asiatique. Elle peut compter sur le flair de son fondateur, le Suisse Lorenzo Rudolf, à qui la foire Art Basel, qu’il a dirigée de 1991 à 2000, doit, en partie, son succès. Il faut dire que les bonnes galeries d’art, depuis une dizaine d’années, pullulent à Singapour, même si beaucoup d’entre elles ont une maison mère étrangère – la chinoise ShanghArt, la turque Yavuz ou l’allemande ARNDT. Depuis 2012, elles se concentrent dans les Gillman Barracks, ancienne caserne reconvertie en cluster culturel, qui abrite aussi un centre d’art contemporain digne d’intérêt. L’ex‑directeur des Barracks, Eugene Tan, se trouve d’ailleurs aujourd’hui à la tête de la National Gallery.