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Lifestyle

Mode made in Italy : Milan, cluster fashion

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Milan est le moteur de la mode, secteur clé de l’économie italienne. S’y côtoient ateliers, sièges des marques et industries, designers, créatifs, boutiques et écoles dédiées. Une forme de cluster qui a propulsé au firmament et en moins de cinquante ans les griffes milanaises, certaines devenant des empires.

Milan ne s’est pas faite en un jour. La mode y a construit son nid, piano, piano. Ce que l’on connaît aujourd’hui, cette mode spectaculaire à une échelle planétaire rarement atteinte, n’existait tout simplement pas entre les années 50 et 70. En revanche, il existait déjà ce coup de ciseau adroit et artisanal sur la base de modèles parisiens achetés sous forme de cartons et exécutés pour une clientèle bourgeoise. Ainsi, Giacomo Cortesi, CEO de la maroquinerie Serapian, raconte : « Certaines marques étaient spécialisées dans les chaussures, les sacs ou les vêtements. Serapian était déjà maroquinier et a séduit la haute société milanaise, des personnalités connues aussi, ce qui a permis d’atteindre rapidement une notoriété internationale dans les années 80. Parmi nos concurrents de cette époque figurent Pirovano ou Colombo, mais aussi Gucci et Prada. »

L’ère des designers

« Les prémices de la mode se ressentent vers 1964-1965 à travers des maisons comme Missoni, Krizia ou Walter Albini qui développent des vêtements de luxe. D’autres, comme Prada, proposent uniquement des sacs et se diversifieront bien plus tard avec des collections mode à succès, rappelle Carlo Capasa, actuel président de la Camera Nazionale della Moda Italiana (CNMI, équivalent de notre Fédération de la haute couture et de la mode). Finalement, la scène milanaise est née en 1971, lors de la première fashion-week, qui a coïncidé avec l’émergence de designers de l’envergure de Giorgio Armani, Gianfranco Ferré, Gianni Versace ou Roberto Cavalli qui travaillaient en free-lance aussi bien pour des marques italiennes que pour l’industrie. »

La région de Milan compte de nombreux artisans de luxe, comme le maroquinier Serapian, né en 1928.
La région de Milan compte de nombreux artisans de luxe, comme le maroquinier Serapian, né en 1928. courtesy-of-serapian

Les designers tirent des leçons de ces collaborations, comme l’importance de créer des vêtements commercialisables, et montent leurs propres maisons de prêt-à-porter dans ces années reconnues comme un âge d’or où tout commence. Ainsi, Milan devient peu à peu un spot incontournable, s’assurant de toute la logistique nécessaire, dont l’aéroport, bien sûr.

Diego Rossetti, président de Fratelli Rossetti, partage des souvenirs précis : « Cet élan, la fraîcheur apportée par ces designers, a permis à nos marques de se positionner sur la mode, ce qui n’était pas le cas auparavant. Nous avons également compris qu’il fallait miser sur la promotion, le marketing (pour certains, les licences, vers 1980). Les ateliers se sont adaptés aux demandes pointues des nouveaux designers, et lorsque ces derniers ont créé leur univers global (vêtements, souliers, accessoires), ils se sont retrouvés en compétition avec les maisons plus anciennes, comme la nôtre. Mais dans l’ensemble, pour beaucoup de grandes marques italiennes, les années 70 et 80 ont été fastes, générant énormément d’argent. Fratelli Rossetti a ainsi eu les moyens de se déployer à New York – le premier en Italie, bien avant Armani ou Dolce & Gabbana. »

Les souliers Fratelli Rossetti, depuis toujours synonymes de « fait main » et de haute qualité.
Les souliers Fratelli Rossetti, depuis toujours synonymes de « fait main » et de haute qualité. DR

Mode, le match Milan-Florence

D’un point de vue historique encore, Milan est née sur la carte fashion après Rome, Turin et Florence, qui étaient, avant 1970, les hot spots de la haute couture, du costume masculin et des jolis accessoires en cuir. Aujourd’hui, on ne peut pas parler de mode milanaise sans évoquer le rôle majeur, toujours d’actualité, de Florence.

En effet, Raffaello Napoleone, administrateur délégué du très puissant salon d’habillement masculin Pitti Immagine (1 200 marques, dont 45 % d’exposants internationaux), n’oublie jamais de préciser que cette foire florentine est née en 1954 : « En 1951, le richissime homme d’affaires Giovanni Battista Giorgini avait compris le potentiel de créativité italienne et offert le tout premier show du pays dans sa villa Torrigiani, à Florence. L’événement a eu une répercussion incroyable dans les médias et a été le marqueur de l’apparition de la mode italienne aux yeux du monde. »

La bonne idée a servi de déclencheur à Florence, qui s’est orientée sur le vêtement tous azimuts avant de se recentrer au fil du temps sur la mode masculine. « Le développement féminin s’est alors déplacé à Milan de façon un peu sauvage, et Florence n’a pas su le comprendre », avoue Raffaello Napoleone. En 1984, le Pitti Immagine accueillait encore les modes homme, enfant et femme, mais, finalement, abandonnera les défilés de mode féminins en 1988 à Milan qui, actions sauvages ou pas, avait déjà bien avancé sur la question.

Capitale du prêt-à-porter

Laissant à Paris sa place incontestée de capitale de la haute couture, la très commerçante cité milanaise s’empare du prêt-à-porter. « Notre ville a toujours été pragmatique, et la Lombardie est industrielle, productive. L’émergence de la créativité combinée à l’aspect industriel a donné une poussée très puissante », résume Carlo Capasa. La dernière fashion Week physique de Milan a généré 78 défilés, 100 présentations et plus de 40 événements en tout genre.

En 1971, les premiers défilés durent le temps d’une journée ! Mais voilà, le style italien est né ! L’Italie crée enfin un produit 100 % identitaire. Prada, puis Gucci – en 1980 – lancent à Milan leur prêt-à- porter en réussissant l’exploit de rattraper le peloton de tête ! En 1980, devant le succès grandissant et la multiplication du nombre de marques, de journalistes et d’acheteurs, le monde de la mode s’y installe.

Boggi Milano est la championne des vestes déstructurées ultralégères, des coupes impeccables classiques et contemporaines à la fois. Notez le service su misura : le client décide de chaque détail de son costume et pioche parmi plus de 150 tissus fabriqués par les plus prestigieux drapiers italiens. – Milan, cluster mode
Boggi Milano est la championne des vestes déstructurées ultralégères, des coupes impeccables classiques et contemporaines à la fois. Notez le service su misura : le client décide de chaque détail de son costume et pioche parmi plus de 150 tissus fabriqués par les plus prestigieux drapiers italiens. – Milan, cluster mode boggi-milano

Désormais, la nouveauté qui risque de titiller Florence est le « co-ed » : autrement dit, les créateurs font défiler à Milan leurs collections féminines et masculines en même temps. « C’est effectivement plus économique et ça donne une image plus cool, mais comme les défilés féminins sont spectaculaires, le travail sur l’homme disparaît complètement », prévient le président de la CNMI, et il n’est pas le seul à le penser.

A Milan, la symbiose ateliers-marques de mode

Réparties sur le territoire italien en quelque 160 districts, la plupart des industries œuvrent en symbiose parfaite avec les marques. Anna Perrone, consultante export pour Business France Italie, détaille : « Numéro un pour l’aspect créativité, Milan se classe à la troisième place en Italie pour le commerce et quatrième pour la fabrication. Entre production, commerce et style, on compte plus de 13 000 entreprises actives dans la région sur ce secteur où travaillent 102 000 employés, pour un chiffre d’affaires de 22 milliards d’euros, soit 20 % du chiffre d’affaires total italien dans le secteur de la mode. »

La Lombardie détient 3 250 unités industrielles de confection (dont le travail spécifique de la soie) et, comme 90 % des ateliers du pays, elles comportent moins de 12 personnes ! Ainsi, la fabrication textile italienne pour l’homme est quasiment réalisée dans un mouchoir de poche entre Biella et Prato. « Nos industries travaillent vite, sont légères, flexibles et ultraspécialisées : soie, cuir, chaussures, laine, cachemire, homme, femme, etc. Ces spécialisations contribuent à créer un microcosme unique », renchérit Carlo Capasa. C’est ainsi que l’Italie tourne autour du nombril de la mode : 90 % de la production des marques sont réalisées en Toscane pour le cuir, dans le Piémont pour la laine, en Émilie- Romagne pour la maille, tandis que la Vénétie est championne de la confection de luxe (LVMH y fait travailler de très nombreux ateliers) et que la Lombardie fabrique vêtements et chaussures racés.

Carlo Capasa, président de la Camera Nazionale della Moda Italiana depuis 2015.
Carlo Capasa, président de la Camera Nazionale della Moda Italiana depuis 2015. Stefano Guindani

Les ateliers transalpins sont passés maîtres dans l’art de produire exactement ce que les grandes marques commandent, que ce soient 10, 100 ou 1 000 pièces. Ces facteurs réunis expliquent le rôle de Milan comme centre créatif et logistique majeur, d’un dynamisme que beaucoup lui envient dans le monde. « Non seulement les marques s’appuient sur ce tissu industriel local très puissant et compétent, mais on note qu’elles réalisent auparavant tout en interne : dessins, tissus, contrôle qualité, etc. Ainsi, les ateliers n’assument que la partie production. C’est la grande différence avec la France, où l’industrie offre des solutions intégrées aux marques (studio de design, choix des tissus, production etc.) d’où des délais plus longs. Enfin, des organismes bien structurés comme Confidustria, dont est issue la branche SMI consacrée à la filière textile, valorisent créativité, artisanat et formation. Un organisme regroupe aussi l’ensemble des fédérations de chaque filière », explique Anna Perrone.

Stratégies communes

Ces observations offrent un aperçu de la puissance du dispositif italien et dynamitent le cliché d’une Italie éclatée en pastilles arc-boutées sur leur régionalisme. La réalité est que tout le monde coopère, à commencer par Milan et Florence, connectées et coordonnées jusque dans leurs calendriers. Lorsque l’une amorce son énormissime salon masculin conjugué à d’innombrables événements culturels, l’autre enchaîne avec ses défilés féminins époustouflants, où la planète fashion entière se précipite en frissonnant d’impatience – ou, comme aujourd’hui, suit leur diffusion sur les plateformes conjointes du Pitti et de la Camera della Moda.

Les deux villes s’échangent aussi artistes et créateurs, leur offrant des cartes blanches pour créer des expositions pharaoniques et mémorables destinées à donner chair à l’image de la mode transalpine, proposent des scènes aux nouveaux talents, des lieux de rêve spécialement ouverts aux VIP, créateurs et journalistes, des cocktails plus sensationnels les uns que les autres.

L’ancien étudiant en économie Fabio Quaranta fête ses 10 ans de création et il faut découvrir son beau travail d’urgence. – Milan, cluster mode
L’ancien étudiant en économie Fabio Quaranta fête ses 10 ans de création et il faut découvrir son beau travail d’urgence. – Milan, cluster mode dsl studio

En temps normal, cette messe fashion remplit facilement quinze jours pleins durant lesquels journalistes et acheteurs font la navette entre les villes concurrentes et néanmoins complices. La pression est d’autant plus grande que la mode est devenue la deuxième industrie du pays, représentant 1,2 % du PIB avec près de 100 milliards d’euros de chiffre d’affaires (tous secteurs confondus) et environ 580 000 emplois.

Un talent pour la survie

Devant la crise sanitaire mondiale, Milan et Florence se serrent les coudes. Pitti Immagine et CNMI, notamment, pensent désormais aux stratégies et collaborations étroites à mener pour assurer la pérennité du système face à la mondialisation. Il s’agit de réfléchir à l’organisation et à la survie de marques du luxe souvent familiales, y compris des mastodontes comme Armani, Prada, Dolce & Gabbana, Salvatore Ferragamo et Fratelli Rossetti.

Certaines entreprises sont en effet plus unies que d’autres, se portent mieux que d’autres. « Mais toutes fondent leur image sur le produit artisanal, unique, et non sur les finances. C’est une autre spécificité du pays », révèle Carlo Capasa qui, avec ses homologues, fait pression sur le gouvernement pour obtenir des aides afin de maintenir également les petites marques hors d’eau. Toutes ces actions n’ont qu’un but : sauvegarder ces artisanats d’excellence qui font le made in Italy, mais qui sont aussi les plus fragiles.

À noter que Giorgio Armani s’est déclaré prêt à racheter des ateliers pour les sauver. Si la distribution des rôles entre les villes et la relation symbiotique entre marques et ateliers ne devrait pas beaucoup évoluer, cette fine mécanique sera inévitablement bousculée par l’invasion du numérique. Un crève-cœur pour le monde de la mode à Milan qui sait à quel point les relations interpersonnelles sont cruciales dans le domaine du business.

Corneliani, fondée en 1930 par Alfredo Corneliani, produit des manteaux de pluie dans une… église de Mantoue, où se situe aujourd’hui le siège social. – Milan, cluster mode
Corneliani, fondée en 1930 par Alfredo Corneliani, produit des manteaux de pluie dans une… église de Mantoue, où se situe aujourd’hui le siège social. – Milan, cluster mode DR

S’y ajoutent aussi l’émotion ressentie devant un défilé physique, qui ne sera jamais celle du streaming, et l’absence de sensation panoramique, très utile pour détecter toutes les tendances. Enfin, rien ne remplacera l’œil et le toucher sur les fabuleuses matières, la coupe, le tombé d’une divine pièce cousue au petit point par une main italienne.

Néanmoins, les marques du luxe ont déjà trouvé la parade pour faire revenir le client en boutique : le fameux sur- mesure (su misura) qui réclame un rendez-vous obligatoire et qui rétablit le contact marque-consommateur. Les institutions comme les grandes griffes poussent aussi les ateliers à jouer la carte de l’écologie à court terme. Aujourd’hui, aucun grand acheteur ne se déplaçant plus, l’ingénieuse Milan tente d’inventer de nouveaux modèles dont on reparlera sans doute à l’avenir.


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