The Good Business
Enarque, il fut notamment inspecteur des finances, conseiller ministériel et banquier d’affaires. Mais à 37 ans, Michaël Fribourg a choisi l’aventure entrepreneuriale. Après avoir racheté en 2015 le vénérable groupe Chargeurs, 143 années au compteur, il ne cesse de l’étoffer et de le booster. Portrait d’un homme discret, et pressé, qui ambitionne de bousculer le modèle industriel français en faisant renaître une icône.
Dans les couloirs du siège parisien de Chargeurs, un plateau niché sous les toits d’un immeuble de l’avenue Kléber, on voit passer des gens avec des valises-cabine et des sacs de voyage patientant à la porte des bureaux. Voilà qui ne sent pas l’immobilisme. Le patron de ce groupe implanté dans les niches de la protection temporaire de surfaces, les textiles techniques et la laine peignée de luxe n’est pas le dernier à sillonner le monde.
Un jour à Shanghai, le lendemain à New York, où il supervise le chantier de ses futurs bureaux, pour enchaîner avec la Patagonie, où il possède presque tous les élevages de moutons… A 37 ans, on encaisse bien le décalage horaire. « Je passais récemment à Penn Station, en pleins travaux, et qu’est-ce que je vois ? Les murs enveloppés de films protecteurs estampillés de notre filiale Novacel ! » Pas peu fier, Michaël Fribourg s’applique depuis cinq ans à donner au groupe qu’il a racheté une véritable envergure internationale.
7 usines supplémentaires en 5 ans
Qu’est-ce qui a conduit cet homme rodé aux ors de la République et aux salons feutrés des banques privées à se jeter dans l’arène de l’entreprise ? « J’avais très envie d’une aventure industrielle et capitaliste », affirme le jeune dirigeant. Costume classique, lunettes sages, mèche blonde bien rangée : on est loin du rayon « tee-shirts noirs » des start-uppers. Mais derrière son physique de premier de la classe, l’homme a le raisonnement fulgurant et la stratégie audacieuse.
Sa philosophie avec Chargeurs sort des clous et le patron a montré qu’il pouvait dégainer plus vite que son ombre. En cinq ans, il a ajouté sept usines dans son escarcelle, placé 700 commerciaux sur orbite autour de la planète et déniché une dizaine de petites boîtes pointues pour améliorer les savoir-faire de ses filiales.
Chargeurs, une icône à ressusciter
Mais pourquoi avoir porté son dévolu sur ce vieux groupe français ? On se souvient des affiches montrant des paquebots immaculés et vantant les voyages de la Compagnie des chargeurs réunis. En un siècle et demi, Chargeurs a eu plusieurs vies : fondée en 1872, au Havre, par le banquier parisien Jules Vignal, la compagnie a d’abord lancé des navires à vapeur pour sillonner la planète, avant de passer par l’aviation puis de glisser vers l’industrie.
Racheté par Jérôme Seydoux en 1980, le groupe s’oriente vers la communication. « Souhaitant se concentrer sur Pathé et se séparer du volet industriel, Jérôme Seydoux voulait une passation en douceur et souhaitait que le groupe reste français. » Pressentant tout le potentiel de développement de cette petite pépite, Michaël Fribourg a monté la holding Colombus et raflé la mise. Chargeurs est alors spécialisé dans trois domaines : les protections temporaires de surfaces – ces films autocollants grâce auxquelles pièces de voitures, matériaux de cuisine ou écrans de smartphone sont livrés sans une éraflure –, l’entoilage, qui donne leur structure aux vêtements que l’on porte, et la laine fournie aux grandes marques du luxe.
Michaël Fribourg va se servir de ces techniques pour y ajouter un quatrième volet : l’aménagement d’espaces, notamment dans les musées, sous la forme de films textiles ou plastiques que l’on peut imprimer pour créer des décors. Mieux : il ambitionne, avec sa nouvelle marque Chargeurs Creative Collection, de livrer des musées clés en main. Un premier contrat a été signé à New York, et des projets sont en cours avec le Louvre Abou Dhabi.
Chargeurs, des paquebots à la laine de luxe
Créée par le banquier Jules Vignal en 1872, la société débute dans le secteur des transports. Des navires à vapeur aux paquebots de luxe, sa flotte assure le transport du fret et des voyageurs entre la France et l’Amérique du Sud, puis l’Afrique, et l’Asie.
Rachetée par Fabre et Cie en 1927, l’entreprise continue de transporter passagers et bananes, mais s’ouvre à l’aérien avec l’Aéropostale puis la création d’UTA en association avec Air France.
Rachetée par Jérôme Seydoux en 1980, Chargeurs restera sous son aile et celle d’Eduardo Malone pendant plus de trente ans.
Ils feront évoluer ses activités vers la communication et l’industrie textile. Le groupe fait ainsi l’acquisition de Pathé Cinéma en 1990, participe à la création de la cinquième chaîne de télévision française (La Cinq), et prend le contrôle du journal Libération.
Avec les actifs du groupe Pricel, producteur de films adhésifs et leader dans l’industrie textile, puis les laines Prouvost, l’activité textile devient le fer de lance du groupe.
En 2015, une nouvelle page de l’histoire du groupe s’ouvre. Le duo Seydoux-Malone scinde la société, conserve Pathé et cède le volet industriel à la holding familiale Colombus SAS, créée par Michaël Fribourg.
Avec des bureaux à Paris, Londres et Hong Kong, la holding Colombus SAS de Michaël Fribourg détient 27,8 % du capital (8,3 % pour Sycomore Asset Management et 5,6 % pour Amundi).
Depuis 2015, le groupe est passé de 1 400 à 2 500 salariés. Le chiffre d’affaires (610 M € en 2018) a progressé de 23 % en cinq ans, dont près de 95 % réalisé hors de France. Coté sur Euro Stoxx 50, le groupe vise le milliard d’euros à l’horizon 2021.
80 % de la production de laine en Patagonie
« L’industrie française est en mutation. Avant, les dirigeants restaient longtemps, mais notre capitalisme est en train de changer. Chargeurs était alors une belle endormie. Le groupe exportait dans 30 pays : aujourd’hui, nous en sommes à 90. » Est-ce la raison pour laquelle il est si pressé ? Pour développer les activités de niche de ce groupe, Michaël Fribourg est allé à l’encontre des stratégies habituelles : regrouper pour optimiser les coûts. Lui, au contraire, il disperse. Il fait dans la dentelle, il pousse le service à l’extrême. Du moins en façade. Chacune de ses petites entreprises ultraspécialisées se présente au client comme une solution sur mesure, mais toute l’artillerie reste derrière.
Dix millions de moutons élevés en Tasmanie, en Nouvelle-Zélande ou en Patagonie – où Chargeurs draine 80 % de la production – fabriquent 30 000 tonnes de laine de haut vol, que l’on retrouve partout dans le luxe, des costumes Zegna aux sièges Volvo. Et même sur les aériennes écharpes Amédée, marque de luxe que Michaël Fribourg a aussi pris le temps de lancer en 2018. Quant aux toiles fabriquées pour venir soutenir l’envers des vestes de costume, elles fournissent aujourd’hui 100 % de la haute couture.
Une dizaine de sociétés très pointues dans leur domaine
« Nos quatre métiers sont précédés de pas moins de 74 autres métiers. Nous cherchons à être à la pointe de la pyramide. » L’industriel adore dégoter des petites boîtes innovantes et créatives pour pousser encore plus loin son modèle de niche. Une dizaine de sociétés très pointues dans leur domaine ont ainsi rejoint très vite le giron de Chargeurs. Des petits champions qui viennent parfois spontanément se blottir sous cette aile, tels Leach, leader britannique de la communication visuelle, chargé du portrait officiel de la famille royale, la société américaine PCC Interlining, pépite spécialisée dans l’entoilage pour la mode, ou encore Senfa, qui travaille dans l’induction technique et expédie ses panneaux décoratifs depuis Sélestat, dans le Bas-Rhin, au Brooklyn Museum.
« C’est la technologie qui constituera la principale source de croissance de Chargeurs »
« Notre motivation majeure est d’innover, de capter les nouvelles tendances. » Le tissu expérimental Estompe, par exemple, permet de filtrer les ondes électromagnétiques. « Un tissu qui pourrait être utilisé dans les crèches, les hôpitaux, les écoles ou les entreprises, mais qui sera, demain, intégré dans les murs de maisons particulières », explique Michaël Fribourg. « C’est la technologie qui constituera la principale source de croissance de Chargeurs », estime le dirigeant, qui compte poursuivre sa politique de croissance externe « dans tous ses domaines d’activité ».
Il espère aussi conquérir de nouvelles parts de marché en mettant notamment l’accent sur le numérique, la logistique, le marketing, les services aux clients. « Il est possible de prendre au moins 25 % du marché mondial sans investissements lourds », affirme ce champion caché. Mais à 25 %, est-ce encore du marché de niche ? Michaël Fribourg ambitionne d’écrire une nouvelle histoire en créant un « Mittelstand » à la française sur le modèle allemand. Un nouveau modèle d’épopée industrielle et une affaire à suivre. Harvard vient d’en faire un business case.
Le parcours fulgurant et atypique de Michaël Fribourg
Passé par Science‑po, puis sorti de l’ENA en 2006, Michaël Fribourg est devenu, en 2009, membre de l’Inspection générale des finances. Il débute sa carrière en tant qu’économiste et conseiller en charge des questions stratégiques chez Renaud Dutreil, alors ministre chargé de la Fonction publique et de la Réforme de l’Etat.
En 2011, il est nommé conseiller spécial du ministre de l’Industrie, de l’Energie et de l’Economie numérique Eric Besson. Promu inspecteur principal des finances en 2012, Michaël Fribourg rejoint la banque d’affaires Arjil en tant que partenaire en 2013.
Il reste maître de conférences à Sciences‑po Paris, où il dirige un cycle de conférences annuelles sur le financement de l’économie. Il est président‑directeur général de Chargeurs SA depuis le 30 octobre 2015.
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