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Horlogerie

Dis-moi où tu manges, je te dirai pour qui tu votes

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Exit la bistronomie et la cuisine moléculaire, le restaurant s'écarte du genre pour endosser des allures d'isoloir. Qu'elles s'exilent en campagne ou fassent le tour du monde 365 jours par an, vacances comprises, nos cuisines prennent des couleurs... politiques.

On a longtemps essayé de faire rentrer l’assiette dans un… moule. Et s’il fallait désormais plutôt l’encarter ? Si les chefs osent plus que jamais faire de leurs restaurants le relais de leurs convictions, leurs clients suivront-ils leur mouvance ? Mangez, votez.


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De l’importance des mots

De la fin XIXème à nos jours, on se sera efforcé de mettre des mots sur des mets, des mets sur des modes, des tendances, des moments gastronomiques portés par des techniques nouvelles, des cuisinières, des cuisiniers, des chefs, et des époques plus ou moins définies.

La cuisine bourgeoise jusqu’au début XXème, la nouvelle cuisine des années 70 (Guérard, Senderens, Troigros), la cuisine moléculaire (Adrià, Marx, Blumenthal, Veyrat) qui aura fait pschiiit comme un ballon d’azote tout en infusant les techniques sur le temps long, la cuisine scandinave – quand paradoxalement, les nordiques reviennent aujourd’hui à la cuisine bourgeoise française et aux sauces de maître-coq  –, la bistronomie des années 2000 dont le bon mot fut lancé à une réunion du Fooding par Sébastien Demorand en 2004, la popote néo-bourgeoise et ses chefs talentueux et souvent étrangers (Daniel Rose, Dai Shinozuka, David Rathgeber)…

On aura bien eu, en vain, des tentatives persistantes de la cuisine de partage avec ces « petites assiettes » aux grands prix, dont votre serviteur comprit les limites, lorsqu’un jour, seul au comptoir, on lui expliqua que le concept du menu était les fameuses « petites assiettes » à partager…

Bref, aujourd’hui, l’immense vide laissée par une bistronomie à bout de souffle (prix des matières premières, problème de personnel, besoin de renouveau…) mais qui aura prospéré une vingtaine d’années laisse peu à peu la place à d’autres tendances, engagées par les urgences contemporaines, la puissance des réseaux sociaux, la quête de sens et la politisation de ses acteurs.

On sert encore des assiettes à partager chez Amagat.
On sert encore des assiettes à partager chez Amagat.

Éloge de la militambouille

Être chef aujourd’hui, c’est politique. Cuisiner, c’est politique. Manger des racines de persil grillées plutôt que les feuilles elles-mêmes, c’est aussi politique ! On ne compte plus les chips de pelure de pommes de terre servies à l’apéro et les serviettes en peau d’alpaga recyclée vantées par des chefs pourtant prêts à dézinguer leur empreinte carbone pour un pop-up à Mexico le temps d’un week-end.

L’écologie, pour le meilleur, s’est installée au restaurant. Les discours – quitte à s’aseptiser par effet de mimétisme – se sont rodés à l’aide d’attachés de presse plus ou moins habiles. Les chefs et leurs équipes se sont engagés pour la noble cause : circuits courts, produits bio, utilisation des chutes, gestion des déchets, mise en avant des vins naturels, toilettes sèches (non, ça, pas encore…ouf !).


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Le resto-responsable

Un autre aspect sociétal prend (enfin) un peu racine au restaurant : le bien-être des employés. Lesquels, pour des salaires flirtant souvent avec le Smic, travaillent sans compter leurs heures dans les brigades de grands restaurants espérant caresser le poste du N+1 ou dans les petites boutiques renommées pour se faire un nom, et ce, souvent au mépris d’une santé fragilisée par les excès du métier.

Violences en cuisine, sexisme, manque de reconnaissance, coupures épuisantes (effectuer le service du midi et du soir avec une modeste pause entre les deux) : quelques courageux ont brisé le silence ces dernières années, quitte, comme lesdites racines de persil, à se griller dans le métier. Le film « Chef » de Philip Barantini en dépeint les contours, et la fermeture prochaine de l’ex-meilleur restaurant du monde Noma suite, entre autres, aux révélations des conditions de travail, en est un exemple concret.

Au vu de la désertification des candidatures, les chefs cherchent des solutions reflétant les aspirations de l’époque : parité dans les équipes, assouplissement des horaires de travail, semaine de quatre jours, team building, et même psychologue en interne… Comme nous le soufflait récemment Olivier Nasti, évoquant sa table doublement étoilée en Alsace.

Noma, l’un des meilleurs restaurants du monde, fermera en 2024.
Noma, l’un des meilleurs restaurants du monde, fermera en 2024. Getty Images / Thibault Savary

Nomades’ land

Se faire martyriser au sein de la brigade de 50 cuistots d’un resto étoilé fait aujourd’hui aussi peu rêver que de préparer son cancer dans une cuisine sans fenêtre et sans extraction au sous-sol d’un bistrot branché. Les cuisiniers cherchent, eux-aussi, du sens au travail, refusant le conservatisme des brigades et les injonctions obsolètes à la sédentarité.

Chauffés à blanc par les réseaux sociaux, ils sortent des cuisines, voyagent, rencontrent, multiplient les pop-ups et restos éphémères, ne s’embarrassant plus de contraintes physiques, symboliques ou financières. Parfois pour le meilleur lorsque se rencontrent deux cuisiniers talentueux et que la mayo prend. Parfois pour le pire, lorsque le 4-mains tourne au vinaigre et que les prix des menus s’envolent, histoire de rémunérer tout ce petit monde (l’aller-retour Paris-Mexico compris).

Surtout, ne pas contracter de crédit, ne pas posséder de fonds de commerce, ne pas avoir d’équipe fixe, qui plus est en période d’inflation et de crise de la main d’œuvre. Gagner en expérience, sans s’engager réellement sous une seule et même chapelle. Le succès fulgurant du collectif We Are Ona, de Luca Pronzato, organisateur d’expériences culinaires éphémères à travers le monde, en est l’exemple criant.

Certains, à l’image du brillant Romain Tischenko (ex-Le Galopin à Paris) et de sa compagne sommelière Ioulia Gourieva choisissent un autre modèle encore : cuisiner pour les autres, en tant que chef à domicile. D’autres, que l’on ne citera pas ici, ne cuisinent plus que pour les marques de luxe – celles prêtes à dépenser des fortunes pour remercier leurs clients à grands renforts de caviar Osciètre, homard bleu et ris de veau pané.

À ce rythme, le restaurant en dur pourrait disparaître. Et les chefs, d’épingler leur liberté au tablier.

Luca Pronzato, fondateur de We Are Ona.
Luca Pronzato, fondateur de We Are Ona. DR

La table EELV : quand les chefs passent au vert

Aaaaah… La campagne ! Son air pur, ses fermes-auberges, son Perche peuplé de néo-ruraux et ses chefs exilés : Sven Chartier, James Edward Henry, Amélie Darvas… Arrimés de leurs sempiternels Birkenstock, nombreux sont les chefs partis se mettre au vert. Pour fuir les loyers parisiens ou les excès du milieu, retrouver du sens à leur travail, gagner de l’espace, renouer avec la nature et les producteurs, avec le vignoble et les vignerons, cultiver leur potager, ou simplement s’enraciner.

Les fermes-auberges prolifèrent. Certains chefs à pédigrée tentent le pari de la vraie ruralité (Mickaelle Chabat, Louis-Philippe Riel et Alexis Bijaoui à l’Auberge de la Roche, Christophe Dufaud aux Perséides, Lucie Soerensen et Clément Guernalec à la Maison Ailhon), confiants que leur talent aimantera les fidèles. Alors que d’autres s’installent à quelques kilomètres de Paris (Le Doyenné, D’une île, Oiseau-Oiseau), afin de ne pas couper le cordon trop vite et reprendre leur dose de particules fines quand bon leur semble.

Le Doyenné.
Le Doyenné. Luke Burgess

Le restaurant est le nouvel isoloir

« La bistronomie est morte » titrait le Fooding en 2016, douze ans après avoir inventé le néologisme. Fini les sacro-saints menus-dégustation, les intitulés slash et le mobilier scandinave en bois blond. La nature ayant horreur du vide, elle fut peu à peu remplacée par quelques rétro-bistros promouvant l’œuf mayo, la saucisse-purée et les harengs-pommes à l’huile (Le Cadoret, Buffet, Bistrot des Tournelles…), mais aussi par certaines tables d’auteur rayonnantes et identitaires : Le Saint-Sébastien, Le Mermoz, Eels…

Cependant, les tendances les plus marquantes sont empreintes de politique. Des quatre citées précédemment ressortent des racines communes : la quête de sens, l’urgence écologique, l’inclusion, le social et le sociétal. Galvanisés par la starification et les réseaux sociaux, les chefs de cuisine érigent des restaurants d’opinion, miroirs des humeurs contemporaines. En témoignent les palmarès des meilleurs restaurants de l’année des guides gastronomiques Fooding et Time Out en 2022 : « Meilleur Esprit d’équipe », « Meilleur Bar Responsable »…

Et les commentateurs de clamer haut et fort : « dis-moi où tu manges, je te dirai pour qui tu votes ».

De quel bord est-on si l’on aime encore se taper une bonne pièce de bœuf ?
De quel bord est-on si l’on aime encore se taper une bonne pièce de bœuf ? The Social Food

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