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Les Occidentaux, encore peu enclins à intégrer les insectes dans leurs régimes alimentaires, ont de plus en plus recours à ces derniers pour remplacer les protéines animales dans l’alimentation des animaux et des poissons ou comme engrais pour les végétaux. Un marché qui se veut vertueux et que les start-up françaises ont largement investi.
Peut-être, lors d’un apéritif, vous a-t-on déjà proposé des grillons au curry, des fourmis de Colombie ou des criquets poivre et tomates séchées. Peut-être vous êtes-vous laissé tenter. Peut-être même avez-vous trouvé cela plutôt bon, et vous ajoutez désormais ces nouveautés aux traditionnels biscuits apéro que vous proposez à vos invités.
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Chiffres clés
- 11 % de la consommation mondiale de protéines proviendront des protéines alternatives d’ici à 2035, contre 2 % en 2020.
- 70 % des protéines consommées en Europe sont importées.
- La production de 1 kg de protéines d’insectes consomme 95 % de ressources en moins que n’importe quelle autre production agricole.
- 20 % des protéines mondiales sont consommées par les animaux d’élevage, qui réduisent ainsi les ressources pour la production de l’alimentation humaine.
- 34 %, c’est le taux d’augmentation du rendement de la truite arc‑en‑ciel nourrie aux protéines d’insectes.
- 40 %, c’est la baisse du taux de mortalité des crevettes en élevage lorsqu’elles sont nourries avec des protéines d’insectes.
- 500 000 tonnes, c’est le volume que devrait atteindre, en 2030, le marché mondial des farines d’insectes, qui était de 10 000 tonnes en 2022.
- 5 % seulement des protéines d’insectes actuellement produites sont destinées à l’alimentation humaine.
- ¼ des émissions carbone de la planète proviennent de l’alimentation.
- 70 % de la surface agricole mondiale sert à l’élevage du bétail.
Après tout, il arrive, lors de voyages exotiques, que l’on ne sache pas très bien ce qu’il y a dans nos assiettes et cela ne gâte en rien notre plaisir gastronomique… Pourtant, ces criquets grillés et autres vers de bambou ne sont que l’arbre qui cache la forêt.
« Remettre l’insecte à la base de la chaîne alimentaire »
Et elle est immense ! Car, au-delà des versions apéritives, les insectes sont en train de devenir une source essentielle de protéines dans nos régimes alimentaires, malmenés par le réchauffement et les dérèglements climatiques, l’augmentation de la population, l’appauvrissement des ressources et les crises énergétiques.
Réinventer la chaîne alimentaire
Le problème à résoudre est multiple. Il ne s’agit pas seulement de nourrir 7 milliards d’humains, qui seront 9 milliards avant 2050, c’est-à-dire dans à peine un peu plus de vingt-cinq ans !
Il faut aussi nourrir le bétail, les volailles, les poissons, les crustacés et les végétaux qui nourriront ces humains, sans oublier leurs animaux domestiques, eux aussi en nombre toujours croissant. Il s’agit de nourrir le monde de demain, tout en préservant les ressources et en réduisant l’impact carbone sur la planète !
Et, pour cela, de mener une véritable révolution agricole et alimentaire afin de produire des aliments sains et durables. C’est là l’immense défi que de jeunes entreprises, Ÿnsect, Innovafeed et Agronutris en tête, ont décidé de relever grâce à des innovations de rupture qui touchent tout à la fois les produits qu’elles proposent, mais aussi les moyens de production qu’elles mettent en place.
Du lisier d’insectes pour enrichir les terres agricoles
Et elles ont misé leur succès sur les insectes qu’elles mettent à contribution : les scarabées Molitor ou Buffalo, les mouches soldats noires, les grillons domestiques et leurs vers de farine.
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Vous ne les trouverez pas dans vos assiettes revêtus de leurs carapaces, mais sachez que, transformés en poudre, en huile ou en engrais, ils servent d’ores et déjà de protéines alimentaires aux poissons d’élevage, aux volailles, aux porcs, aux animaux domestiques et aux végétaux.
« Notre projet, un peu fou, es t de réinventer la chaîne alimentaire, de la terre à la table, pour la nutrition végétale, animale et humaine, et pour cela de remettre l’insecte à la base de cette chaîne alimentaire, place qui aurait toujours dû être la sienne ! » affirme Antoine Hubert, président et cofondateur d’Ÿnsect. On oublie trop souvent que, dans leur milieu naturel, de nombreuses espèces se nourrissent principalement d’insectes.
C’est le cas des volailles, mais surtout des poissons : lorsqu’ils ne sont pas en élevage, les insectes représentent 80 % de leur régime alimentaire. En revanche, dans les fermes aquacoles, ils sont nourris de farine de poissons et de soja. « Cela veut dire que l’on pêche en mer des petits poissons pour les transformer en farines qui nourriront les poissons d’élevage… »
Pour Bastien Oggeri, directeur général et cofondateur d’Innovafeed, cette situation est absurde, car « aujourd’hui, la pêche en mer est limitée et la consommation mondiale de poisson augmente de 5 à 10 % par an ». Il faut donc trouver une autre source de protéines pour nourrir les poissons, les volailles, les porcs et tous les animaux d’élevage sans priver les humains des ressources disponibles, tout en réduisant l’impact carbone de la production de ces protéines. « Aujourd’hui, 80 % de notre production de protéines d’insectes sert à l’alimentation des poissons, c’est autant de poissons qui ne seront pas pêchés pour nourrir leurs congénères », ajoute-t-il.
Protéines vertueuses
Innovafeed a vu le jour en 2016. Ses fondateurs ont choisi l’élevage d’insectes après avoir fait une analyse détaillée des tendances macroéconomiques sur lesquelles ils pourraient avoir un impact. « Nous avons identifié le domaine de l’alimentation, qui représente un quart des émissions carbone de la planète.
Nous voulions développer un projet qui concilie performance économique et impact environnemental tout en étant un vrai projet industriel », explique Bastien Oggeri. Les protéines d’insectes se sont imposées naturellement. « On en mange depuis des millénaires et c’est la solution la plus naturelle pour l’homme pour infléchir l’intensité carbone de son alimentation. »
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Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, 2 milliards de personnes dans le monde ont déjà intégré une ou plusieurs des 1 900 espèces d’insectes consommables dans leur régime alimentaire. Élevés dans des fermes conçues spécifiquement pour eux, les insectes produisent des larves qui sont transformées en différents produits. Les poudres et les farines sont destinées à l’alimentation des animaux, essentiellement les poissons et les animaux domestiques.
En concurrence avec les protéines de lait
Les sportifs, qui les utilisent comme complément alimentaire, savent que les protéines de lait sont hautement nutritives. Qualifiées de protéines premium, celles‑ci doivent désormais compter avec de nouvelles concurrentes : les protéines d’insectes. En effet, une étude menée par l’université de Maastricht, aux Pays‑Bas, a montré que
les protéines d’insectes possédaient autant de bénéfices nutritionnels que les protéines de lait et que toutes deux avaient la même capacité à stimuler la croissance musculaire. Mieux, si les protéines d’insectes sont aussi digestes que celles du lait, elles contiennent plus d’acides aminés essentiels, ceux qui servent à la réparation musculaire et à la construction de nouveaux tissus. De plus, elles contribuent à réduire le cholestérol. Autre atout des protéines alternatives, et non des moindres, elles sont particulièrement vertueuses en matière d’impact carbone et de respect de la biodiversité. Sûr qu’avec de telles caractéristiques elles vont rapidement gagner leurs lettres de noblesse dans notre alimentation !
« Ces produits particulièrement performants ont une haute densité nutritionnelle en même temps qu’une empreinte écologique très faible. Concrètement, leur production émet 40 fois moins de carbone que l’élevage de ruminants et consomme 40 fois moins d’eau », précise Antoine Hubert.
Pour les chiens et les chats, les protéines d’insectes remplacent les viandes d’agneau, de bœuf et de porc dans les croquettes et les conserves. Avantage de cette alternative, elle est hypoallergénique et contribue à maintenir l’animal en bonne santé. Ÿnsect affirme que « des études scientifiques menées par des instituts indépendants ont démontré les bénéfices de ces produits utilisés en remplacement de protéines animales traditionnelles », notamment « une diminution significative des maladies de peau des chiens ».
Les huiles d’insectes servent plus particulièrement à l’alimentation des porcs et des volailles. Les vertus des protéines d’insectes ne s’arrêtent pas là. Non seulement elles nourrissent, qui plus est sans épuiser les sols et leur biodiversité, mais elles remplacent également les engrais chimiques.
En effet, les déjections, alias le lisier d’insectes, constituent une matière appelée le frass, un engrais organique très recherché des agriculteurs pour son excellent rendement en remplacement des engrais minéraux. Riche en azote, en phosphore et en potassium, le frass est compatible avec l’agriculture biologique, aussi bien pour les céréales ou le colza que pour la vigne ou les cultures maraîchères.
Donnant-donnant
Cette chaîne de valeur vertueuse se matérialise également dans le choix de la localisation des fermes d’élevage, au cœur des territoires et à proximité de producteurs agricoles dont la ferme peut récupérer les résidus pour nourrir les insectes et à qui elle peut fournir les engrais organiques produits. Innovafeed s’est ainsi implantée à Nesle, dans la Somme, entre un site de transformation du blé picard en amidon et une centrale de biomasse.
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Le premier fournit les pâtes liquides issues de la transformation du blé qui nourrissent les insectes, des mouches soldats noires qui ont besoin de matière humide pour se nourrir. Le second fournit la « chaleur fatale », c’est-à-dire celle produite par la centrale, mais qu’elle n’utilise pas, pour chauffer le bâtiment à 30 °C, température nécessaire au développement des insectes.
« Cette symbiose industrielle se traduit par l’économie de plus de 50 000 tonnes de CO2 chaque année », précise Bastien Oggeri. Créée en 2011, Ÿnsect a développé la première ferme verticale à Dole, dans le Jura, opérationnelle depuis 2016, où elle élève des scarabées Molitor.
Forte de ses premiers succès et de ses levées de fonds (plus de 500 millions d’euros au total depuis sa création), elle a lancé la construction d’une seconde « fermilière », à Poulainville, près d’Amiens. Entièrement automatisée, « cette ferme verticale est la première carbon negative, cela signifie qu’elle évite et séquestre plus de CO2 qu’elle n’en émet », affirme la brochure de présentation de la société.
D’ici à trois ou quatre ans, sa capacité de production devrait atteindre 200 000 tonnes par an. Cette chaîne de valeur intégrée séduit les grands industriels de l’agroalimentaire, qui y trouvent une source d’approvisionnement en protéines ainsi qu’un moyen de décarbonisation fourni par les engrais et leur capacité de séquestration du carbone.
Bientôt entomophages ?
La prochaine étape consiste à intégrer ces protéines alternatives à l’alimentation humaine. Des premiers pas ont été franchis en 2021, puis en 2022, lorsque l’Union européenne a autorisé l’introduction sur le marché de trois insectes, entiers, séchés ou sous forme de poudre. Depuis janvier dernier, elle en a autorisé un quatrième, le grillon domestique, en poudre partiellement dégraissée.
Leadership français
Le marché mondial des protéines d’insectes est aujourd’hui dominé par trois start‑up françaises : Ÿnsect, Innovafeed et Agronutris. Elles devancent le néerlandais Protix et le canadien Aspire dans le top 5 mondial. À elles trois, ces start‑up ont levé plus de 1 Md € de financement. Dernière en date, en septembre 2022, Innovafeed a levé 250 M €, réalisant l’une des 10 levées les plus importantes de l’année dernière. À quoi tient ce leadership français ? D’abord, à la qualité des formations d’ingénieurs tant en agronomie/agriculture qu’en industrie. Ensuite, aux tissus industriel et agricole du pays, et à leurs liens avec des organismes de recherche. Enfin, au soutien fort de l’État à l’innovation en général et au financement des start‑up en particulier, par le biais de la French Tech et de Bpifrance, qui a investi dans les trois sociétés. Par ailleurs, Ÿnsect et Innovafeed figurent dans l’indice Next40, créé par le gouvernement pour promouvoir les jeunes pousses françaises les plus prometteuses.
Pour s’assurer de l’acceptation par le consommateur, les industriels commencent par introduire des poudres dans des produits comme des pâtes, des nuggets, des saucisses, des tortillas, etc. « Pour l’instant, il s’agit surtout de produits pour les sportifs, comme des barres énergétiques, ou de santé, pour les personnes dénutries. Le marché de la sauterelle à l’apéro reste anecdotique. Il faudra encore une dizaine d’années avant que les produits intégrant des ingrédients d’insectes deviennent courants », conclut Bastien Oggeri.
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