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Récit d’une cité sacrifiée : Le Havre, de la cendre à l’UNESCO

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Urbanisme

La sous-préfecture de Seine-Maritime, totalement détruite lors du second conflit mondial, s’est reconstruite sous une tout autre forme par Auguste Perret, qui y a dressé les premiers ensembles de béton. Une architecture mal aimée de ses habitants, qui a su séduire avec le temps, non sans efforts.

Le Havre est l’un de ces oxymores chers aux Français. Passons rapidement sur l’histoire : ce port stratégique sur la Seine, porte d’entrée vers l’Atlantique et le Nouveau Monde, est né il y a 500 ans de la volonté de François Ier. Une ville au style anglo-normand, avec des quartiers contrastés et de nombreuses installations industrielles. La rupture s’opère en 1944, lorsque les Alliés la sacrifient au nom de la Libération. 11 000 tonnes de bombes s’abattent sur la cité portuaire, détruisant 10 000 immeubles. Le Havre sera l’un des pires martyrs du conflit en Europe, avec 150 hectares totalement dévastés et 5 000 morts. « Les principaux bombardements ont eu lieu les 5 et 6 septembre 1944, raconte Fabienne Delafosse, adjointe à la culture de la commune. On a l’habitude de dire qu’il est tombé en deux jours plus de bombes sur Le Havre qu’à Londres pendant le Blitz. » Les survivants sont en partie évacués, d’autres s’installent dans des abris de fortune. Il y a urgence à reloger, il faut reconstruire, très vite.

« Stalingrad-sur-mer »
« Stalingrad-sur-mer » Philippe Breard

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Un symbole de la renaissance du pays

La table rase que représente Le Havre en cette année 1944 ouvre paradoxalement le champ d’un nouveau possible sur les plans urbanistique et architectural. Auguste Perret travaillait déjà avant la fin du conflit sur un grand projet de reconstruction ; son idée d’un vaste atelier, antérieure à ces bombardements, visait à préparer les temps nouveaux d’après-guerre. « La France compte aujourd’hui plusieurs villes entièrement détruites, qui ne peuvent être reconstruites avec succès que par le groupement d’architectes animés d’un esprit commun, coordonnant leurs efforts selon les directives d’un maître responsable et ordonnateur de l’ensemble (…) Nous pourrons, par ce moyen seulement, apporter à la reconstruction de nos villes, l’esprit et la foi qui animaient les bâtisseurs de cathédrales », prêche-t-on ainsi dans l’atelier. « Le Havre tombe à point nommé pour concrétiser ce qui avait été couché sur le papier, explique Fabienne Delafosse. Perret entreprend une forme de lobbying pour en faire un terrain d’expérimentation et repenser la ville. » Il parvient à convaincre le ministre de la Reconstruction, Raoul Dautry, de lui confier les clés de ce grand projet en février 1945. Auguste Perret devient architecte en chef de la reconstruction du Havre, symbole de la renaissance du pays.

Entre 1945 et 1964, son atelier, composé d’une centaine d’architectes, conçoit un ensemble d’une exceptionnelle cohérence. Si son plan respecte les tracés historiques, le langage architectural des bâtiments est en totale rupture. Il impose une trame quadrangulaire étendue sur toute la commune, formée de mailles de 100 mètres par 100 mètres, dont certaines sont réunies en grands îlots rectangulaires, où sont érigées des barres et des tours pour renforcer la densité d’habitation. L’opération du Front de mer Sud voit la construction de 1 200 logements sous la direction de Pierre-Edouard Lambert ; l’activité commerçante est rétablie dans la rue de Paris, artère qui se réfère au modèle de la rue parisienne de Rivoli avec des galeries en rez-de-chaussée. Perret monumentalise en outre la place de l’Hôtel de Ville, qui sera classée Monument Historique, et dessine une imposante ouverture à l’ouest, jusqu’à la mer : l’avenue Foch et la Porte Océane seront les « Champs-Élysées » du Havre, selon l’expression de son architecte, avec une dimension triomphale de 80 mètres par 700.

Le Havre, vu du haut.
Le Havre, vu du haut. Anne Bettina Brunet

Donner au béton ses lettres de noblesse

L’église Saint-Joseph est sans conteste l’édifice le plus emblématique de ce renouveau. Son clocher culmine à 107 mètres de hauteur, devenant le phare inespéré de ce port, comme un repère qui viendrait cautionner sa réhabilitation. Ce monument à la mémoire des victimes de la guerre est totalement dépourvu d’ornementation. En revanche, les vitraux viennent habiller l’édifice religieux d’un jeu de lumières évoluant au fil de la journée, 12 768 morceaux de verre colorés qui dansent à l’intérieur de la nef en fonction du mouvement du soleil. Sa construction s’achève en 1964 et marque la fin de la renaissance du Havre. L’église, considérée comme l’un des chefs-d’œuvre architecturaux du XXe siècle, sera classée Monument Historique moins de dix ans après son achèvement.

Perret voulait promouvoir le béton, matériau rapide d’utilisation et facile à produire, auquel il entendait donner ses lettres de noblesse. Un béton bouchardé, qui reflète la lumière et prend des teintes différentes en fonction de l’heure de la journée, rosées ou mordorées, est utilisé. « Aucune ville n’avait été construite ainsi auparavant, note Fabienne Delafosse, Le Havre a donc une esthétique très reconnaissable. » L’ensemble, avec les embruns marins, donne en effet une impression singulière de flottement, étonnamment douce.

L’église Saint-Joseph.
L’église Saint-Joseph. Philippe Breard

De « Stalingrad-sur-mer » à « Manhattan-sur-mer »

Et l’innovation est aussi présente à l’intérieur des logements. Les appartements, qui se veulent la vitrine du style de vie et de la modernité d’après-guerre, entendent tourner la page de l’insalubrité commune aux vieilles constructions d’alors. Ces Immeubles Sans Affectation Individuelle (ISAI) voient, par exemple, la généralisation des toilettes et salles de bains. « C’était très moderne pour l’époque, confirme-t-on à la mairie. Perret a aussi mis des ascenseurs dans les parties communes, pensé à un système de souffleries d’air chaud en guise de chauffage… ».

L’espace est rationalisé avec l’absence de murs porteurs pour une distribution des pièces flexible, bouleversant les modes de vie des habitants incités à embrasser le renouveau de leur ville et de cette période que l’on nommera plus tard « Trente Glorieuses ».
Il n’empêche que l’opération reste mal accueillie par les Havrais qui condamnent cette esthétique qui semble confondre le moderne avec le sinistre, le monumental avec l’industriel. « La perte de la ville et de son identité sont intrinsèquement liées, analyse Fabienne Delafosse. Au deuil s’est ajoutée la disparition du patrimoine. Les habitants ont vu dans ce béton très gris, dans ces premiers centres HLM et ces rangées d’immeubles qui se ressemblent, sans couleur, d’un aspect très minéral, un grand vide standardisé et triste ». L’ancienne ville de François Ier est cyniquement surnommée « Stalingrad-sur-mer ». La commune est d’ailleurs, politiquement jusqu’en 1995, le plus grand bastion communiste de France, ce qui renforce cette idée d’une cité à l’architecture soviétique, bien qu’elle n’en soit pas une.

Au 35, chaussée Kennedy.
Au 35, chaussée Kennedy. Anne Bettina Brunet

Une ville rentrée dans les mœurs

Il faudra attendre deux générations pour lui apposer un regard nouveau. Le maire Antoine Rufenacht comprend que, pour changer la perception de sa ville, il faut la légitimer en lui donnant un label qui redonnerait fierté aux habitants. Il dépose en 1995 une demande de classement au patrimoine mondial, une reconnaissance qui intervient dix ans plus tard.

Le Havre est sacralisé par l’UNESCO en 2005, changeant ainsi les regards du public. Un revirement. La Porte Océane est alors rebaptisée par la presse « Manhattan-sur-mer », comparaison liée à l’histoire transatlantique de son port et au beffroi de l’église Saint-Joseph, qui prend soudain l’aspect d’un gratte-ciel. « Le Havre est aujourd’hui entré dans les mœurs, confirme Delafosse. Un premier effet de levier s’est opéré avec le classement à l’UNESCO, qui a commencé à attirer des touristes amateurs d’architecture. Un autre pour les 500 ans de la ville, créée en 1517 par décret royal. Nous avons organisé des manifestations avec des œuvres d’art contemporain pour révéler son architecture. »

Le volcan, scène contemporaine, accueille des spectacles de musique, théâtre, danse, cirque, marionnettes et clowns
Le volcan, scène contemporaine, accueille des spectacles de musique, théâtre, danse, cirque, marionnettes et clowns Philippe Breard

Aujourd’hui, la cité dépend, comme par le passé, du dynamisme de son port, cinquième port européen en tonnage global. Elle accueille de grandes entreprises spécialisées dans la pétrochimie, la chimie ou la cimenterie. Le Pont de Normandie, construit en 1995, a permis de la renforcer dans la compétition avec ses concurrents. « Le Havre n’est pas du tout une ville finie, commente Fabienne Delafosse. Nous y construisons encore beaucoup, dernièrement la piscine Jean Nouvel ou la Tour Alta. Nous réinventons également certains bâtiments vieillissants avec des porteurs de projets. Mais l’un des gros chantiers à venir portera sur la rénovation. »

L’opération est d’importance, car il faut concilier l’aspect patrimonial labellisé avec les nouvelles exigences en matière d’économie d’énergie et d’isolation. « Nous allons maintenant entrer dans cette complexité, nous travaillons avec l’UNESCO, qui est très regardant et veille à la manière dont nous allons valoriser ce patrimoine. » Une ville qui refusera toujours d’être mise sous cloche.

Un immeuble du groupe Pichet Immobilier et la Cité Numérique.
Un immeuble du groupe Pichet Immobilier et la Cité Numérique.

Site internet de la ville du Havre


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