The Good Business
La ville la plus septentrionale de Suède, site d’un bassin minier hors norme, s’est lancée dans une mutation urbaine sans précédent. Plus d’un tiers des habitants de l’agglomération vont devoir déménager au cours de la décennie à venir pour permettre à l’activité minière, très rentable, de perdurer.
Le nom de Kiruna ne vous dit sans doute pas grand-chose. Pourtant, cette ville de Laponie suédoise accumule les superlatifs. Cette agglomération, la plus importante au nord du cercle polaire, possède l’une des curiosités architecturales les plus plébiscitées du pays : une église aux allures de tente lapone érigée il y a plus d’un siècle par l’architecte Gustaf Wickman et devenue le symbole de la ville. Mais surtout, celle qui fut considérée, dans les années 50, comme la municipalité la plus étendue au monde (plus de 20 000 km2) – elle s’est depuis légalement dissociée du comté – abrite la plus grande mine de fer du monde.
Bienvenue à Kiruna, agglomération de quelque 200 000 âmes qui a tout, en apparence, de la cité du « Far North » et dont le cadre de vie, plutôt paisible en raison des hauts salaires qui y sont pratiqués, va néanmoins connaître quelques bouleversements. L’activité minière, qui provoque d’importantes déformations de terrain, impose au centre-ville de se déplacer de quelques kilomètres. Soit l’une des transformations urbaines les plus impressionnantes jamais opérées dans une ville. Dès le XVIIe siècle, la présence de minerai de fer est décelée dans le sol lors de relevés topographiques. Les technologies de l’époque en matière d’exploitation minière, mais surtout l’absence de voies de communication et le grand froid hivernal (entre – 20 °C et – 40 °C) avaient dissuadé quiconque de se lancer dans l’entreprise.
C’est donc seulement au début du XXe siècle que les choses prennent une autre tournure, dès lors qu’une voie de chemin de fer est construite. Dans un premier temps, une bourgade se développe, composée de simples cabanons, puis, peu à peu, une agglomération prend forme. Au départ, l’activité minière se déroule à ciel ouvert sur les flancs des montagnes de Luossavaara et de Kiirunavaara. Noms qui composent, d’ailleurs, celui de la compagnie minière Luossavaara-Kiirunavaara Aktiebolag (LKAB) créée en 1890. Si le filon de Luossavaara est aujourd’hui épuisé – une piste de ski y a été installée depuis –, il n’en est pas de même pour celui de Kiirunavaara qui va se révéler très rentable. Dans les années 60, des études démontrent que le gisement s’enfonce largement sous terre et présente un très fort potentiel d’exploitation.
« On sait désormais qu’il a la forme d’une lame de 80 mètres d’épaisseur étendue sur 4 kilomètres de large et qu’il s’enfonce à une profondeur estimée – depuis peu – à 2 kilomètres », explique-t-on chez LKAB. Aussi, une logistique à la mesure du défi va être mise en oeuvre pour exploiter celle qui ne va pas tarder à s’imposer comme la plus grosse mine de fer du monde. « Chaque jour, après une explosion réalisée au cœur du filon à 1 heure du matin précise, l’équivalent de six tours Eiffel de minerai est extrait », poursuit-on, et ce à l’aide de machines hors norme. Le minerai est alors acheminé en surface dans un complexe industriel érigé à l’arrière de la montagne – hors de portée de tout regard – afin d’être transformé en pellets pour, finalement, être expédié à 180 kilomètres, vers le port de Narvik (Norvège), à raison d’une dizaine de trains quotidiens d’une taille tout aussi démesurée (750 mètres de long, 68 wagons pouvant chacun contenir 100 tonnes de minerai). Pour mémoire, cette infrastructure, déjà importante dans les années 40, n’avait pas manqué d’attiser la convoitise d’Adolf Hitler dans sa conquête de l’Europe.
Un musée au centre de la Terre
Aujourd’hui, les ouvriers ne descendent plus sous terre à l’aide d’ascenseurs, comme il est d’usage dans la plupart des sites miniers, mais empruntent, en véhicule, un tunnel routier qui s’enfonce au cœur de la Terre, et sur toute la largeur du filon, pour desservir les points de forage. A 1 500 mètres de profondeur, ce réseau compte quelque 400 kilomètres de voirie, en grande partie bitumée, où bus et camions se croisent sans encombre. Le site est à ce point exceptionnel qu’il a suscité, en 1980, la création, au cœur même du dispositif, à 540 mètres de profondeur, d’un centre d’informations, véritable musée de la mine.
Et c’est en bus de tourisme, depuis le centre-ville, que les groupes rejoignent le complexe industriel, puis plongent sous terre comme on emprunterait le tunnel du Mont-Blanc. Là, on y découvre l’histoire de cette aventure humaine et industrielle, les moyens mis en oeuvre pour développer une activité qu’on tente, coûte que coûte, d’inscrire dans la durabilité, à grand renfort d’opérations de recyclage des déchets, de filtration des eaux et de gaz émis, et d’optimisation de la transformation… afin de minimiser l’impact sur l’environnement.
Pour autant, il est une donne que la compagnie minière ne peut contrôler : la déformation de la topologie en surface est provoquée par l’exploitation du sous-sol. Et, le filon s’enfonçant en biais en direction de la ville, c’est désormais celle-ci qui risque de connaître les désagréments des déflagrations. LKAB n’a nullement cherché à cacher ni à minimiser ce risque, puisqu’en 2004 la compagnie a officiellement informé les instances municipales des risques à venir pour les bâtiments de la zone concernée, à savoir le centre-ville.
Mutations à venir à Kiruna
La commune de Kiruna s’est essentiellement développée sur la montagne d’Haukivaara, juste en face de la mine. L’organisation des architectes Per Olof Hallman et Gustaf Wickman avait suivi une logique organique qui épousait la topographie, limitant l’impact du vent, et donc du froid. « Mais un siècle plus tard, la bordure ouest du centre-ville se retrouve à l’aplomb des activités minières », précise le premier adjoint au maire, Niklas Sirén. D’où le problème qui pourrait empirer au fur et à mesure de l’extraction. Compte tenu des très hauts profits générés par la mine, il est hors de question d’en stopper les activités. La décision est prise de déplacer la ville en partie, même si la note globale risque d’être extrêmement élevée.
Déjà près de 4 milliards de couronnes suédoises (395 millions d’euros) ont été versés par LKAB à la municipalité pour lancer le chantier. Pourtant, malgré les craintes émises il y a quatorze ans par LKAB, ce n’est qu’en 2011 que le conseil municipal lance le concours d’architecture en vue de bâtir un nouveau centre-ville, dans une zone hors de risque. Un projet qui consisterait à déménager, d’ici à 2035, quelque 7 000 personnes ainsi que les structures publiques et commerciales. Ce qui représente 450 000 m2 de surface à bâtir, sans compter l’autre objectif, à savoir le retour à son état naturel du territoire vidé.
LKAB en quelques chiffres
• 1890 : création de la société minière.
• 1950 : l’entreprise devient à 100 % publique.
• 4 224 employés, dont 40 % à Kiruna.
• 23,492 Mds SEK (2,3 Md €) de chiffre d’affaires en 2017.
• 6,024 Mds SEK (589 M €) de bénéfi ce d’exploitation en 2017.
• 27,3 M de tonnes de minerai de fer extrait en 2017.
• 75 000 tonnes de minerai de fer extrait chaque jour à Kiruna.
• 1er producteur européen de minerai de fer, soit 78 % de l’extraction sur le continent.
Pour ne pas se retrouver avec une ville fantôme, maisons, immeubles d’habitation et édifices publics et privés devront être démolis. Un premier plan, moins coûteux, est lancé dès 2007 pour modifier certaines infrastructures, comme les lignes électriques, définir un nouveau tracé du chemin de fer, construire la route contournant Kiruna pour aller vers le nord et déplacer quelques maisons situées en contrebas du centre-ville vers un nouveau complexe d’habitation. « C’est à partir de ce moment qu’on a listé une trentaine de bâtiments historiques. Pour le moment, tous ont été déménagés d’une seule pièce à l’aide d’une remorque, certes très spéciale. La plus lourde, la maison du premier directeur de la mine, Hjalmar Lundbohm, avoisinait les 350 tonnes et se retrouve désormais au cœur d’un futur complexe immobilier, situé en contrebas de la piste de ski », explique Clara Nÿström, responsable de l’inventaire des bâtiments historiques protégés. Une opération de ce type pour une maison coûte l’équivalent d’une reconstruction neuve (900 000 €), mais ne permet évidemment pas à la ville de conserver la part la plus significative de son patrimoine. « Pour ce qui est de l’église, le bâtiment le plus imposant, son cas ne sera traité que dans une dizaine d’années. D’ici là, on espère avoir trouvé des solutions techniques adaptées pour la déplacer d’un bloc. »
Au-delà de ces déménagements, la question du relogement se pose clairement de manière pragmatique. Si les propriétaires ont le choix d’une reconstruction sur une même base ou un dédommagement au tarif du marché augmenté de 25 %, les locataires vont, quant à eux, devoir assumer une augmentation progressive de leur loyer étalée sur sept ans, en contrepartie, évidemment, d’un logement neuf. Très bientôt, le projet urbain de ce « Kiruna 4-ever » proposé par l’équipe White Arkitekter et Ghilardi + Hellsten Arkitekter, lauréat du concours d’architecture en 2012, devrait prendre forme et, espérons-le, rassurer les esprits chagrins. La mairie, dont la structure circulaire a été conçue par Henning Larsen Architects A/S, sera inaugurée dès l’été prochain, tandis que l’actuelle sera démolie.
3 questions à Niklas Sirén
1er adjoint au maire de Kiruna
The Good Life : Le rapport de LKAB a été dévoilé en 2004, mais les premières opérations n’ont démarré qu’en 2011. Pourquoi ?
Niklas Sirén : Nous avons perdu beaucoup de temps au début des discussions, car l’Etat, pourtant propriétaire à 100 % de LKAB, nous a laissés seuls face à la compagnie, notamment pour discuter de la prise en charge des reconstructions et d’un déménagement massif obligatoire.
TGL : Y a-t-il eu des réticences de la part de la population ?
N. S. : Oui et non. Certains ont peur de l’inconnu ou de quitter l’endroit où ils ont toujours vécu, d’autres voient une formidable occasion de vivre dans une ville totalement repensée et adaptée aux modes de vie actuels. Personnellement, je suis de cet avis. C’est formidable de pouvoir imaginer une ville telle qu’on voudrait qu’elle soit. Néanmoins, la question cruciale reste de satisfaire tout le monde d’un point de vue économique.
TGL : Comment le site du futur centre-ville a-t-il été décidé ?
N. S. : Il est situé bien au-delà de la zone concernée, à l’est de la ville, mais sans créer de rupture avec la partie existante
non concernée par la démolition. Aujourd’hui, il n’y a que la mairie qui soit présente dans cette zone. Elle ouvrira cet été et tout devrait, désormais, s’agglomérer autour.
Seuls le beffroi existant et quelques détails d’aménagement intégreront le nouveau bâtiment. « Avec 12 000 m2, ce nouvel équipement de sept étages va donner de l’ampleur aux activités municipales. Soucieuse de maintenir la tradition d’organiser des expositions dans ses locaux, la mairie abritera un centre d’art autonome, doté d’une demi-douzaine de salles d’exposition », souligne l’adjoint au maire. Dans l’immédiate proximité, un centre culturel signé Tyrsén & Aili Arkitekter, des bâtiments administratifs pensés par Arkitekthuset Monarken et un hôtel 4 étoiles, a priori sous l’enseigne Scandic, formeront le cœur de Kiruna à partir duquel rayonnera la nouvelle ville, qui entend bien suivre une politique de développement durable, point fort de l’agence White Arkitekter.
Des projets de développement
De même, aux côtés des activités dédiées à la recherche scientifique – avec l’Institut suédois de physique spatiale et sa base de lancement de fusées présent depuis quelques années –, pourrait bien se distinguer une dynamique touristique basée sur la découverte et l’expérience de ces derniers territoires sauvages en Europe. L’Icehotel, avec ses chambres en glace sculptée, attire des curieux du monde entier, tandis qu’on assiste à un véritable engouement pour l’observation des aurores boréales. Quant aux amateurs de ski de descente, ils peuvent pratiquer leur discipline favorite jusqu’en mai dans la station voisine d’Abisko. Cette économie basée sur le tourisme est appelée à se développer, le berceau de la Laponie séduisant de plus en plus de voyageurs en quête de nouvelles émotions. Et Kiruna pourrait bien s’imposer comme une base logistique idéale pour s’inventer un avenir en dehors de la mine.
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