Art
The Good Culture
Artiste de renommée internationale, JR transforme le monde en une immense galerie d’art à ciel ouvert. De Paris à Milan, en passant par la frontière mexicaine, ses installations ont fait de lui une figure emblématique de l’art contemporain, qui redéfinit sans cesse les frontières entre l’art et la vie quotidienne. Rencontre avec celui qui s'affiche en couverture du nouveau numéro de The Good Life.
L’histoire commence par hasard, en 2001, lorsque JR trouve un appareil photo dans le métro parisien. Chapeau éternellement vissé sur la tête et lunettes noires sur le nez, il tourne l’objectif vers le monde qui l’entoure pour donner un visage au tissu urbain.
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Adepte des projets participatifs, JR lance Inside Out en 2011 pour permettre aux passants d’afficher leurs portraits dans la rue, tout en prenant part à des actions sociales. Il a également installé d’immenses trompe-l’œil sur des lieux emblématiques comme le Louvre, la pyramide de Gizeh et le palais Garnier avec son Retour à la caverne, allégorie de la caverne de Platon.
Cet été, le film Tehachapi révélait les coulisses d’un projet artistique dans l’une des prisons de haute sécurité les plus violentes de Californie. En exclusivité pour The Good Life, JR lève le voile sur un univers riche et profondément humain
The Good Life : Vos installations en trompe-l’œil s’appuient sur le réel pour en détourner l’image, et proposer une sorte d’archéologie rêvée. La réalité ne vous suffit pas ?
JR : Jeune, je passais beaucoup de temps dans les tunnels du métro ou dans les catacombes de Paris. Il y a tout un monde là-dessous ! Je suis aussi fasciné par la part d’imaginaire qui est en nous, surtout lorsqu’il s’agit d’une ville ou d’un lieu iconique. Quand j’ai l’occasion de travailler sur des monuments comme le Louvre ou la tour Eiffel, je pars toujours de l’histoire, pour la mêler à une partie inventée.
Une fois l’œuvre créée, d’un coup, on revoit un endroit, le temps d’un collage qui peut durer quelques jours ou quelques semaines. C’est temporaire, donc voué à disparaître. Pourtant, une fois l’œuvre disparue, si l’on revient en ce même lieu, on se rappellera peut-être qu’il y a quelque chose en dessous, parce qu’on l’aura vu… Même si ça n’était qu’un trompe-l’œil collé sur le sol ou sur une façade.
The Good Life : Est-ce pour cela que vos travaux sont en noir et blanc ? Vous créez une illusion, tout en révélant le subterfuge ?
JR : Je ne cherche pas à faire un bon trompe-l’œil. Le noir et blanc révèle les limites de l’œuvre. Je montre qu’il y a une fêlure avec la réalité, pour entrer dans un monde imaginaire. Quand je passe sur le Pont-Neuf, je me souviens qu’il a été emballé par Christo.
L’installation n’a duré que quelques semaines, et pourtant, quand je suis dessus, je le redécouvre à travers une proposition qui n’est plus là. C’est incroyable d’avoir un tel impact sur des choses que l’on pense immuables ou que l’on ne questionne plus. Surtout dans des villes comme Paris, qui sont figées dans le temps. En tant qu’artiste, c’est jouissif de pouvoir faire cela.
The Good Life : Vos installations sont faites pour un lieu donné et une durée limitée. Quel est le rôle de la dimension éphémère de l’œuvre ?
JR : Ça change tout. Quand on a posé le collage sur le sol de la prison de Tehachapi, en Californie, les prisonniers et les gardiens qui participaient au projet ont compris que l’œuvre était dans le processus, parce que l’image allait se décoller et s’effacer rapidement. Ils ont dit : « On va revenir dans cette cour demain, on sait que la réalité va reprendre son cours, et pourtant, pendant un moment, on a vu qu’autre chose était possible. »
Tout le monde prend conscience du moment justement parce que c’est éphémère. Il y a quelque chose qui est là et qu’il faut vivre à 100 %. Ça a renforcé les liens et les discussions, car ils savaient que cela ne se reproduirait plus jamais. Parfois, on a besoin de ça pour vivre l’instant présent. C’est un aspect qui me fascine et sur lequel je travaille continuellement.
The Good Life : On peut dire que l’art, si tant est qu’il ait une fonction, peut vraiment faire changer les choses…
JR : Absolument. À travers cette œuvre, on a d’ailleurs pu faire une étude précise de l’impact de l’art sur la vie des gens. Plus de 60 % des participants ont été libérés ou sont passés à un environnement moins restrictifs depuis le projet, alors que certains purgeaient des peines de prison à vie. Il y a eu un impact gigantesque dont parle le film Tehachapi. Le projet continue d’exister aujourd’hui, car on a vu qu’il pouvait faire une réelle différence.
The Good Life : Vos portraits représentent des personnes réelles, mais les œuvres reflètent-elles la réalité pour autant ? On est plus dans le reportage ou dans une représentation idéalisée ou symbolique, à l’image des portraits d’apparat, par exemple…
JR : Les gens qui participent à mes projets savent qu’ils vont être regardés. Ils sont conscients de leur image et de leur représentation. Ce ne sont pas des images volées à leur insu, mais un choix conscient.
Depuis quelques années, j’enregistre aussi les histoires des gens que je photographie. C’est devenu un aspect très important dans mon processus artistique, où l’audio est lié à l’image à jamais. Sur l’application JR:murals, quand vous cliquez sur n’importe quelle personne, vous l’entendez parler pendant quelques minutes, parfois pendant une heure.
The Good Life : Peut-on dire que vous menez des interviews pendant les séances de poses ?
JR : Je ne suis pas journaliste ! Je ne dirige pas les questions, je veux simplement proposer une capsule sonore. Je dis souvent à ceux qui posent : « Vous savez, vos petits-enfants écouteront un jour votre message. Prenez ça en compte, parce que cet audio vous survivra. » Certains prisonniers de Tehachapi se sont mis à pleurer. Ils se sont demandé comment raconter leur propre histoire, par où commencer, comment ils ont atterri là, etc. On ne leur fait jamais refaire la prise.
C’est incroyable, toutes ces fresques avec des milliers de personnes. Sur cette appli gratuite qui permet de scanner des images vues dans la rue et d’écouter les histoires des gens. Ça donne une autre dimension au portrait. C’est vrai que l’on peut créer une représentation ou jouer avec son image devant l’objectif, mais cet audio-là, en général, il ne trompe pas.
The Good Life : Vous mettez souvent en avant des gens qui vivent en marge de la société, qui se trouvent parfois en situation précaire ou difficile, comme des réfugiés, des habitants de frontières sous tension… Votre travail comporte une forte dimension sociale et engagée. S’agit-il d’une prise de position politique ?
JR : Alors, oui et non. Parce qu’en fait il y a « engagé » et « engageant ». Et ce sont vraiment deux choses très différentes. Être engagé, c’est effectivement dire que le mur doit être plus grand, plus petit, dire qu’il faudrait changer ceci ou cela au Proche-Orient, et donner un avis. C’est un activisme qui est essentiel, mais qui n’est pas mon travail. Je pense que le travail d’artiste, c’est de soulever des questions, pas d’apporter des réponses.
The Good Life : Comment faites-vous pour garder la distance ?
JR : Je ne dis pas ce qu’il faut faire ou penser. C’est une ligne que je n’ai jamais franchie ; je présente juste les choses. Mais, effectivement, tout ce que je fais est politique : le fait d’exposer dans la rue, de choisir de rendre l’accès gratuit, de choisir certains endroits plutôt que d’autres…
Ne pas franchir la ligne soulève plus de questions, et traverse donc plus de frontières. C’est l’une des forces de l’art de venir soulever les questions. Ne pas apporter la réponse, c’est provoquer votre jugement, plutôt que de vous l’imposer.
The Good Life : En même temps, faire jouer des musiciens de part et d’autre de la frontière entre le Mexique et les États-Unis a dématérialisé le mur de séparation voulu par Donald Trump et ses partisans. En filmant dans une prison pour donner la parole à des détenus, vous faites le choix d’humaniser des agresseurs pour ouvrir la porte à une possible rédemption. Pour certaines mouvances politiques, les prisons existent pour isoler ceux qui ne sont pas aptes à vivre en société. Il y a quand même un parti pris…
JR : C’est le parti pris de l’humain. Où que l’on soit, quel que soit le contexte. Oui, c’est politique d’utiliser de la musique pour traverser les murs, mais je suis un utopiste optimiste : il n’y a pas de frontière, je ne vois pas ce mur. Idem à Tehachapi ; je ne vois ni le mur ni les gangs. J’ai créé ce projet en faisant totalement abstraction de ça. Dans le film, les détenus sont étonnés de se retrouver les uns à côté des autres, et pourtant ils collent des images au sol, ensemble. Le film ne porte pas sur la situation carcérale, ça n’est pas le sujet. C’est un miroir de notre société, ça parle de nous.
The Good Life : Dans le film Tehachapi, on découvre Kevin, un détenu avec une croix gammée sur le visage. À l’issue du projet, il est sorti de prison, a fait effacer son tatouage et a participé à la tournée d’inauguration avec vous. Est-ce qu’en tant qu’artiste on a le pouvoir de tout pardonner et d’offrir une rédemption à un individu, un groupe ou à une société ?
JR : Je ne sais pas si l’on peut tout pardonner. Avec Kevin, c’était vraiment écrit sur son visage, et je me suis posé cette question : « Même quand on a une croix gammée sur le visage, est-ce qu’on peut changer ? » Lors de la première, à Marseille, dans le cinéma des quartiers nord, les gens se sont levés pour aller le serrer dans leurs bras. C’était fascinant.
Changer, c’est la preuve que tout est possible, même si ça reste risqué, parce qu’il peut encore changer demain ! On ne peut rien contrôler, mais ça donne un espoir fou en l’humain. C’est une question tellement profonde, je ne pense pas qu’il y ait une réponse, mais c’est sur l’histoire de Kevin que j’ai envie de porter la lumière.
D’autres détenus sont encore en prison et doivent absolument y rester. C’est cette question du chemin vers le changement qui m’intéresse. Qu’est-ce qui a fait que Kevin soit allé jusqu’à cet extrême, et qu’il en soit revenu ? Qu’est-ce qu’il y a au bout ? C’est une question sur laquelle je travaillerai jusqu’à la fin de ma vie.
The Good Life : Vous êtes représenté, entre autres, par la galerie Perrotin et la Galleria Continua, des acteurs majeurs du marché de l’art. Comment faites-vous pour préserver la nature et le message de votre travail dans un milieu commercial ?
JR : Dès le début, je me suis demandé comment vivre en tant qu’artiste, et comment faire vivre d’autres personnes aussi, parce qu’il y a une trentaine de personnes à l’atelier. Je ne voulais pas tomber dans les travers commerciaux, qui sont forcément là, omniprésents. J’ai dû m’imposer des règles et un mode de fonctionnement que je remets rarement en cause. Je n’ai pas le choix, si je veux rester totalement indépendant.
Pour commencer, je ne laisse jamais une marque mettre son nom sur mon travail. Mon film sur les prisons ne s’est pas fait grâce au financement de grandes marques. Je travaille pour financer l’idée et venir à bout du projet, de manière indépendante. J’ai eu la chance de vendre des œuvres très jeune. Les gens deviennent les gardiens de ces traces d’œuvres physiques, puisqu’il n’en restera pas d’autres.
Avec cet argent, je peux prendre des risques et me lancer dans un projet dont l’échec serait alors mon entière responsabilité. Le modèle de construction est aussi important que l’œuvre elle-même, même si les gens ne s’en rendent pas forcément compte.
The Good Life : Ça veut dire que vous suivez la cote de vos œuvres et leur performance sur le marché de l’art ?
JR : Mes galeries le font, bien sûr ! Il y a une cote qui est établie par le nombre d’œuvres disponibles sur le marché. Je dois être attentif, mais cela ne prend pas l’essentiel de mon temps, vu que j’ai décidé de produire peu. Ça veut aussi dire que je ne peux pas gagner beaucoup, juste suffisamment pour travailler et pour créer. C’est mon choix.
The Good Life : Vous prônez souvent l’inclusion sociale et l’art pour tous. Vos travaux sont-ils abordables ?
JR : Il y a des variations de prix. Les lithographies sur mon site sont plus abordables que les grands travaux en galerie. On sort aussi un peu plus cher des œuvres que j’ai dessinées ou collées à la main. Ce sont des éditions de 30 ou 50 de la même série. Le second marché est très important, parce que, comme je produis peu d’œuvres, c’est souvent la chose la plus « accessible » facilement.
The Good Life : Produire peu, ça peut vouloir dire créer de la rareté et vendre plus cher, non ?
JR : Ou décider de ne pas en faire une machine à cash ! Il y a cette option que personne ne prend jamais en compte. [Rires.] J’en discutais avec Thomas Bangalter à propos de leurs choix de modèle économique pour Daft Punk. Ils n’ont pas suivi le modèle commercial attendu. Je me retrouve énormément dans la manière dont ils approchent le marché de l’art. Généralement, on cherche à avancer à toute vitesse, sans savoir exactement où l’on va.
C’est une question que l’on se pose souvent avec l’équipe… De quoi a-t-on besoin ? C’est un modèle très fragile, qui peut être frustrant, mais ça me convient, parce que cette fragilité nous maintient sur nos gardes. On perd un peu de confort, mais on gagne une liberté tellement folle, et à laquelle il est très dur de renoncer.
The Good Life : Finalement, selon vous, à quoi sert l’art ?
JR : Une fois qu’on a réglé des choses essentielles, c’est-à-dire manger, boire, avoir un toit au-dessus de sa tête, on se demande pourquoi on est sur Terre, et comment accéder à nos émotions. L’art nous permet cela. Et c’est justement pour cela qu’il doit être éloigné de toute intention mercantile. Soulever des questions, c’est le meilleur moyen d’aller sur ce chemin.
The Good Life : Notre place sur Terre, la possibilité de rédemption… Autrefois, c’était le travail de la religion de répondre à ces questions. L’art peut-il remplacer la religion dans cette fonction ?
JR : Le mot religion vient du latin religio, qui veut dire « lier les gens ». Tout mon travail, c’est ça, lier les gens. Quand je vais coller quelque chose dans une prison, je ne peux pas m’installer quand la cour est vide. L’image serait plus belle, plus précise… mais je décide de le faire en découpant l’image en 1 800 bouts de papier qu’il faut coller les uns aux autres. Il va y avoir des imperfections partout. Il va falloir 400 personnes par jour pour les coller. L’œuvre est là. Pas dans le fait de faire l’œuvre la plus précise du monde, mais dans celui de lier le plus de gens possible.
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