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Nous avons interrogé l’architecte et ingénieur Carlo Ratti, nommé cette année commissaire général de la Biennale d’architecture de Venise, 2024 - TGL
Nous avons interrogé l’architecte et ingénieur Carlo Ratti, nommé cette année commissaire général de la Biennale d’architecture de Venise, 2024 - TGL
Marine Mimouni

The Good Culture // Architecture

Imaginer la ville de 2035 : entretien avec Carlo Ratti, architecte et ingénieur

Architecture

The Good Culture

En 2035, nos villes devront relever des défis multiples : conjuguer écologie, bien-être des citadins, exigences économiques et innovations technologiques. Pour mieux cerner les contours de cette ville du futur, The Good Life a rencontré Carlo Ratti, architecte et ingénieur visionnaire, directeur du Senseable City Lab au MIT et commissaire de la Biennale d'architecture de Venise 2025. De Singapour à Milan, il dessine les lignes d’un espace urbain où la priorité reste résolument humaine.

À quoi ressembleront les espaces urbains à l’horizon 2035 ? Comment y faire coexister exigence écologique, impératifs économiques, nouvelles technologies et bien-être des citadins? Pour en avoir une idée, nous avons interrogé l’architecte et ingénieur Carlo Ratti, directeur du Senseable City Lab au MIT, nommé cette année commissaire général de la Biennale d’architecture de Venise, qui se tiendra en 2025, et auteur de The City of Tomorrow, qui dessine le portrait composite de la ville du futur. Où le lien humain doit rester la priorité.


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The Good Life : Vous qui avez voyagé et travaillé partout dans le monde, quelle serait, selon vous, la définition d’une cité idéale ?

Carlo Ratti : Tant de villes ont chacune leur spécificité! Aucune ne peut prétendre détenir le label « idéal ». Singapour, par exemple, est à l’avant-garde de la mobilité innovante, pionnière des véhicules autonomes et des solutions de micromobilité, comme les scooters électriques et le covoiturage. Helsinki et d’autres capitales d’Europe du Nord poursuivent des programmes de décarbonation parmi les plus importants, tandis que Milan expérimente l’intégration du naturel et de l’artificiel.

À 53 ans, Carlo Ratti a su imposer sa vision innovante d’une architecture adaptée à la fois aux environnements et à nos comportements sociaux.
À 53 ans, Carlo Ratti a su imposer sa vision innovante d’une architecture adaptée à la fois aux environnements et à nos comportements sociaux. DR

De l’autre côté de la planète, Boston a travaillé sur des programmes ambitieux d’engagement citoyen, se classant comme la meilleure ville au monde pour les propositions de service aux citadins; tandis qu’à Melbourne les autorités municipales ont redonné vie au quartier central des affaires grâce à la replanification, encourageant les activités variées à toutes les heures de la journée. Bref, pour paraphraser Mae West: tant de villes, et si peu de temps pour explorer toutes leurs expérimentations…

The Good Life : Vous défendez souvent, dans vos articles, l’idée d’une «mixed up city». Qu’entendez-vous par là ?

Carlo Ratti : L’un des principes de l’urbanisme du xxe siècle était la séparation des fonctions au sein d’une agglomération: des zones résidentielles, des quartiers d’affaires, des centres commerciaux, etc. Certaines de ces divisions étaient compréhensibles à l’époque, surtout à cause des activités manufacturières très polluantes. Or, nous avons découvert plus tard que ces lieux n’avaient pas le dynamisme des villes conçues de manière «organique». Aujourd’hui, nous devons tendre vers des espaces qui ne dictent pas où les gens doivent se trouver, ni ce qu’ils peuvent faire…

La ville à usage mixte doit commencer par remettre en question ces restrictions de zonage, puis se donner un objectif plus large: encourager les rencontres sociales entre des personnes qui, autrement, ne se rencontreraient pas. C’est devenu encore plus crucial depuis les confinements pandémiques, qui nous ont donné un aperçu de la possible désagrégation sociale engendrée par une vie uniquement numérique: nous sommes désormais plus libres que jamais des entraves du quotidien au bureau, mais aussi susceptibles de travailler seuls à nos tables de cuisine.

The Good Life : Quel projet sur lequel vous travaillez actuellement symboliserait cette idée ?

Carlo Ratti : CapitaSpring, un gratte-ciel biophilique, à Singapour, conçu grâce à une collaboration entre mon cabinet de design, CRA [Carlo Ratti Associati, NDLR], et le groupe Bjarke Ingels.

Il a conçu CapitaSpring, à Singapour, alliant espaces de travail, de détente et de sociabilité, à l’image de ce spectaculaire parc public suspendu.
Il a conçu CapitaSpring, à Singapour, alliant espaces de travail, de détente et de sociabilité, à l’image de ce spectaculaire parc public suspendu. DR

La tour est polyvalente mais contient également de grands espaces publics : les éléments verticaux composant l’extérieur du bâtiment sont séparés pour permettre un aperçu des oasis vertes qui fleurissent depuis la base, le noyau et le «jardin du ciel» sur le toit. Ce sont des espaces où les gens peuvent se rencontrer, socialiser dans la nature, tout en travaillant au cœur de la ville, avant de prendre un repas plus bas, au coin de la rue.

The Good Life : Dans un article paru dans le New York Times l’an dernier, vous avez présenté New York comme le symbole d’un « nouveau type d’espace urbain » : une ville-terrain de jeu (« playground city »). Est-ce une tendance mondiale ?

Carlo Ratti : Depuis que le travail à distance est devenu une possibilité pour des millions de personnes, nos bureaux pourraient avoir perdu leur primauté en tant que lieux de rencontres sociales. Et même si les gens ne reviendront peut-être jamais pleinement sur le lieu de travail, il est primordial que nous trouvions de nouvelles façons d’encourager la sociabilité. Ce sont les prémices de la «playground city».

Ce concept permettrait la durabilité environnementale et sociale – car cela réduirait le besoin de déplacements, la quantité totale de mètres carrés par personne et augmenterait diverses opportunités de socialisation. Mais le divertissement n’est pas tout. L’accès égal aux ressources est aussi primordial. Les Finlandais ont une expression pour cela: Jokaisenoikeudet. Il est parfois traduit par «le droit d’accès du public à la nature sauvage». Ce droit est plus que jamais nécessaire.

The Good Life : Vous soulignez souvent que les entreprises doivent rester créatives et compétitives, en préservant des lieux de rencontre et de travail communs pour leurs employés: quel serait donc le prototype du «bureau» à l’horizon 2030-2035 ?

Carlo Ratti : Depuis plusieurs années, je fais des recherches sur l’importance des « liens faibles » avec mes collègues du MIT. Alors que nos « liens forts » – nos amis proches, notre famille et nos collègues – forment des réseaux denses et imbriqués, les liens faibles nous relient à un groupe de personnes plus diversifié.

Carlo Ratti, en 2021, sur la voie ferrée désaffectée où prendra forme son projet Urban Vision lors de la biennale Manifesta 14, à Pristina.
Carlo Ratti, en 2021, sur la voie ferrée désaffectée où prendra forme son projet Urban Vision lors de la biennale Manifesta 14, à Pristina. DR

Le résultat ? Si nous cultivons uniquement nos relations étroites, nous aurons tendance à être exposés encore et encore aux mêmes idées et à vivre une expérience beaucoup moins fréquente de diversité et de créativité. L’immeuble de bureaux de demain favorisera les liens faibles et les rencontres fortuites. L’ «oasis verte » de CapitaSpring, par exemple, est un espace conçu pour permettre ces liens entre les hommes, ainsi qu’avec la nature.

The Good Life : Justement, quels seraient les matériaux innovants à utiliser en priorité pour construire la ville de demain, aux côtés de la végétalisation ?

Carlo Ratti : En période de crise, les architectes doivent s’engager dans des projets qui accélèrent la convergence entre les mondes naturel et artificiel. Cela peut être fait en utilisant notamment des matériaux d’origine biologique. Chez CRA, nous avons expérimenté toutes sortes de matériaux et techniques de fabrication différents.

Au pavillon italien de l’Exposition universelle de Dubaï, en 2020, nous avons utilisé des écorces d’orange et du marc de café dans nos revêtements de sol à base de résine, tandis que nous expérimentions l’emploi de mycéliums, les minuscules racines fibreuses des champignons, comme matériau de construction.

Nous avons réalisé une installation intitulée The Circular Garden à la Milan Design Week, en 2019, avec plus d’un kilomètre de mycélium pour créer une structure architecturale. Notre startup de construction, Maestro, vient également de lancer un prototype de l’IA Timber, qui utilise le balayage Lidar pour assembler des planches de bois comme des pièces de puzzle – un exemple parfait de l’utilisation du meilleur de la technologie numérique et des ressources naturelles.

The Good Life : Vous êtes très attentif à ce que des personnes de niveaux de richesse différents continuent de coexister dans les villes. Comment un architecte peut-il y contribuer ?

Carlo Ratti : « Nous façonnons nos bâtiments; puis ce sont eux qui nous façonnent», a dit Winston Churchill. L’architecture doit s’allier à la politique et à la société civile pour maximiser son effet. Cependant, il est prouvé que certains types de lieux ont une plus grande capacité à favoriser les contacts sociaux entre différents groupes.

Les éléments extérieurs composant la façade de CapitaSpring laissent apparaître une végétation luxuriante répartie sur tous les étages.
Les éléments extérieurs composant la façade de CapitaSpring laissent apparaître une végétation luxuriante répartie sur tous les étages.

Nous l’avons récemment constaté dans une série de projets sur la ségrégation urbaine développés par le MIT dans des villes allant de Singapour à Stockholm et Porto. En combinant les données socioéconomiques avec celles des téléphones portables, nous voyons qu’il existe certains types de lieux qui attirent des personnes de tous horizons, comme les parcs ou les places. Nous devons créer davantage d’espaces de ce type pour éviter le risque de ghettoïsation.

Dans le cadre de la biennale Manifesta 14, en 2022, à Pristina, au Kosovo, nous avons converti une voie ferrée désaffectée traversant le cœur de la ville en un espace piétonnier vert, en ajoutant des arbres, des bancs, etc., pour rendre la zone aux citoyens qui ont vécu à ses côtés. L’architecture et l’urbanisme, en plus du politique, ont vraiment quelque chose à offrir !

The Good Life : Vous proposez de préserver les commerces de proximité en taxant l’e-commerce ou les grandes enseignes, par exemple, mais comment les villes peuvent-elles alors rester attractives pour les investisseurs? Quel équilibre trouver entre libre marché et régulation ?

Carlo Ratti : C’est une vaste question. Je pense que la meilleure méthode est le «narrow corridor» proposé par l’économiste du MIT Daron Acemoglu. Soit l’idée d’une lutte incessante, mais indispensable, entre l’État et la société pour parvenir à une société saine. Je pense que ce n’est pas si différent lorsqu’il s’agit de développement urbain. Je suis un partisan convaincu de ce que le fondateur du Forum économique mondial, Klaus Schwab, a appelé le « stakeholder capitalism», le capitalisme des parties prenantes.

The Good Life : Si vous deviez choisir «la» ville où vous aimeriez personnellement vivre et travailler en 2035, ce serait laquelle ?

Carlo Ratti : À l’instar du merveilleux livre Espèces d’espaces de l’écrivain Georges Perec – il rêve d’un appartement où chaque pièce donnerait sur un arrondissement différent de Paris –, ma ville idéale aurait un peu de toutes les métropoles remarquables du monde! Le climat du Cap, la topographie de Prague, le charme de Paris, la skyline de Manhattan, la cuisine fusion de Sydney et, pourquoi pas, la vie nocturne de Rio de Janeiro…


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