Expositions
The Good Culture
Des icônes architecturales du XIXᵉ siècle aux cathédrales modernes de l’ère numérique, les grands magasins continuent de redéfinir le lien entre commerce, culture et innovation. Symboles de l'effervescence des mégapoles et témoins d’une époque où l’architecture était mise au service de la mise en scène, ces espaces évoluent sans cesse pour séduire un public en quête de spectacle et d’expériences inédites. Retour sur une histoire fascinante, entre génie artistique et mutations sociétales.
Les Galeries Lafayette, la Samaritaine, Harrods, Macy’s, El Palacio de Hierro, le K11 Musea… Plus que des lieux de vente, certains grands magasins sont devenus des icônes des mégapoles internationales, volant la vedette aux monuments historiques. Innovations du Second Empire, les premiers vaisseaux amiraux incarnant le fleuron de l’art nouveau brillent toujours de mille feux, mais les projets se sont réduits à partir de l’après-guerre pour connaître un regain d’intérêt au début du XXIᵉ siècle, notamment sur le sol asiatique, en pleine effervescence. Naviguant désormais entre prouesse architecturale, innovations technologiques ou écologiques et discours moderne sur l’identité, ces lieux, dits d’expériences, continuent de fasciner malgré la démocratisation des ventes par Internet. Preuve en est, entre autres, l’exposition événement : La Saga des grands magasins, de 1850 à nos jours, à la Cité de l’architecture & du patrimoine.
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Vers une œuvre d’art
C’est un fait incontestable : depuis leur émergence dans les années 1850, les grands magasins fascinent. En 1883, Émile Zola en fait même un personnage central de sa suite romanesque Les Rougon-Macquart. Dans Au Bonheur des Dames, l’auteur décrit un monde cruel sonnant le glas des petites boutiques de quartier, mais aussi un paradis pour les sens, un brin érotique… Depuis, les auteurs en exploitent la veine, entre critiques sociales et projections futuristes.
Dans son récit d’anticipation Days (1997), James Lagegrove embarque le lecteur dans le plus grand gigastore du monde, où absolument tout s’achète à condition d’en être membre ! Ainsi, ce temple de la consommation devient le lieu de tous les fantasmes, une vision que partagent les cinéastes qui n’hésitent pas à le tourner en dérision, à l’instar de Charlie Chaplin dans Les Temps modernes (1936) ou de Cédric Klapisch dans Riens du tout (1992). Certains musiciens leur ont même dédié une chanson. « J’étais un inconnu dans les grands magasins / Je me suis reconnu dans les grands magasins / Sans amour, sans aventure / Je me suis abandonné / À la foule emmêlée. » Avec ces paroles tirées de la chanson Les grands magasins, issue de l’album Mes mauvaises fréquentations (1996), Philippe Katerine parvient, avec toute la fantaisie qui lui est propre, à en retranscrire l’ambiance.
Paradoxalement, le sujet n’a pas captivé les peintres. Les postimpressionnistes et les expressionnistes, notamment, l’ont à peine effleuré, peut-être parce qu’à leur époque, le grand magasin était déjà une œuvre d’art en soi.
Le Bon Marché, un coup de maître
Davantage intéressé par la réclame, Andy Warhol avait cependant été plus que clairvoyant, en déclarant en 1975 : « Un jour, tous les grands magasins deviendront des musées, et tous les musées des grands magasins. »
Très vite, ces lieux de consommation se métamorphosent en merveilleux monuments, grâce au génie des plus grands architectes. Tout commence au milieu du XIXᵉ siècle, dans un Paris où tout bouge, tout change, tout s’invente. « Cependant, il est aujourd’hui réellement compliqué d’établir une date de naissance exacte des grands magasins. À partir des années 1850, ils commencent à émerger, mais de manière concomitante. Leur formule est un dérivé de modèles commerciaux préexistants comme le bazar, le magasin de nouveautés ou les passages couverts. D’ailleurs, la plupart des grands magasins de cette époque, et qui existent encore aujourd’hui, ont débuté en tant que magasins de nouveautés. Ils ont gagné leurs lettres de noblesse sous l’appellation grand magasin. Mais nous avons l’habitude de dire que le premier au monde est Le Bon Marché, qui ne ressemblait en rien à l’actuel, autant sur le plan architectural que conceptuel », rappelle Isabelle Marquette, conservatrice du patrimoine et co-commissaire de l’exposition La Saga des grands magasins, de 1850 à nos jours.
Eiffel est de la partie
Le Bon Marché est le fruit de l’audace de l’entrepreneur visionnaire, Aristide Boucicaut (1810-1877). Fils de chapeliers originaires de Bellême (61), le jeune homme monte à Paris et comprend très vite qu’un nouveau type de commerce pourrait répondre aux attentes des clients devenus de plus en plus nombreux. Ainsi, avec son épouse Marguerite, il invente la « cathédrale du commerce moderne », comme le nomme Émile Zola, un lieu où il développe et rassemble des concepts anciens et nouveaux : prix fixes, marges réduites, livraison à domicile, échange d’articles, vente par correspondance, mois du blanc, soldes, concerts privés, salon de lecture et galerie de tableaux…
Son Bon Marché devient vite une référence en la matière et inspire le monde entier. Mais ce succès, les Boucicaut le doivent aussi à l’évolution architecturale de leur magasin. Pour l’ériger en monument, ils font appel à la crème de la crème de l’architecture, soit aux talents d’Alexandre Laplanche puis de Louis-Charles Boileau, qui unifia l’ensemble en 1905. L’aménagement intérieur a, lui, été confié à un certain Gustave Eiffel. Épaulée par les ateliers Moisant, la star a mis en œuvre toutes ses recherches en matière d’architecture métallique industrielle pour créer cette structure innovante qui laisse entrer la lumière.
Un savoir-faire français qui s’exporte
« Au début du XXᵉ siècle, les propriétaires des grands magasins ont clairement la volonté d’en faire des monuments architecturaux incontournables », souligne Elvira Férault, attachée de conservation et co-commissaire. Les réflexions qui animent les architectes parisiens trouvent même des échos dans le monde. Ainsi, ils deviennent des lieux touristiques emblématiques des grandes capitales, comme Harrods à Londres, Goum à Moscou, Macy’s à New York, et ce grâce à une architecture codifiée : des bâtiments d’angle, des rotondes, des décors sculptés, des verrières, des halls majestueux et des escaliers ostentatoires.
Ces derniers, généralement pourvus de garde-corps aux ferronneries ouvragées, distribuent l’espace dans un apparat digne des théâtres ou des opéras. « Dès 1880, le grand magasin devient même un sujet de concours de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris », rappelle-t-elle. En la matière, les Français ont la cote au-delà de nos frontières ! Raoul Brandon signe les magasins Kouyoumdjian à Sofia en Bulgarie, après avoir dessiné les établissements Orosdi-Back au Caire. Maître verrier lorrain de l’Art nouveau, Jacques Gruber, célèbre pour avoir réalisé les vitraux de la coupole des Galeries Lafayette, a aussi conçu ceux des Magasins Réunis à Nancy et du El Palacio à Mexico.
Les grands magasins surfent sur leur histoire
À partir de l’après-guerre, l’exubérance architecturale des années folles retombe. Les grands magasins s’uniformisent tristement. La théâtralité fait place à l’austérité. Il faudra attendre les années 1980 pour que les propriétaires comprennent qu’ils ont tout intérêt à miser sur leur histoire. Pour ce faire, ils redonnent aux édifices leurs splendeurs d’antan, à coup de restaurations pharaoniques qui révèlent à nouveau leurs atouts pour le plus grand plaisir des consommateurs et des touristes.
Et puis, dans les années 1990 et 2000, l’émergence de nouvelles dynamiques redonne vie à ce programme longtemps négligé. En tant qu’acteurs de la société de consommation, les enseignes s’engagent désormais sur des sujets contemporains tels que l’écologie, le développement durable, les questions de genre ou les nouvelles technologies. À l’aube du XXIᵉ siècle, le grand magasin se réinvente ! De nouveaux projets délirants voient le jour dans le monde, mais essentiellement en Asie : Selfridges à Birmingham en 2003, The Galleria à Séoul ou encore le K11 Musea d’Hong Kong, conçu par Adrian Cheng et inauguré en 2019. L’entrepreneur hongkongais y fait cohabiter à nouveau l’art et le commerce, dans une architecture futuriste grandiose qui n’a rien à envier à ses ancêtres ! La démesure serait-elle à nouveau de mise ? À la vue de la toute dernière Galleria de Gwanggyo réalisée par l’Agence OMA et inaugurée en 2021, nous aurions tendance à répondre : « oui ! »
L’exposition « La Saga des grands magasins » se tiendra à la Cité de l’Architecture jusqu’au 6 avril 2025. Réservations.
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