The Good Business
Le métier de cuisinier ne cesse de se réinventer depuis 60 ans, singulièrement depuis la starification des chefs à la télévision et sur les réseaux sociaux. Dernier avatar : le chef nomade, ou volant. De résidence en résidence, ils sont de plus en plus nombreux à s’épanouir dans une vie qui échappe aux contraintes du restaurant classique. Décryptage d'une nouvelle approche.
Fulgurances, pionnier des résidences de chefs à Paris
Le 14 octobre dernier, c’était la fête rue Alexandre Dumas. Ça papotait et ça riait joyeusement, une petite assiette canaille dans une main, un verre de vin vivant dans l’autre. Amis, fidèles, tous étaient venus souhaiter un bel anniversaire à Fulgurances L’Adresse. « Sept ans, l’âge de raison », avaient annoncé les trois associés, Sophie Cornibert, Rebecca Asthalter et Hugo Hivernat, pionniers des résidences de chefs à Paris, calquées sur les résidences d’artistes.
Sept ans, un cycle, sept ans, presque rien à l’échelle de l’histoire du restaurant. Après avoir contribué dès 2010 à mettre en lumière pour un soir les bras droits de cuisiniers prestigieux en investissant un lieu au cri de ralliement de « les seconds sont les premiers », le trio s’est fixé en 2015. « Quand on n’a fait ni école hôtelière ni travaillé en cuisine ou en salle, c’est difficile, s’est souvenu Sophie Cornibert au micro de David Ordono (« Chefs » épisode 14). Quand on dit à un banquier que l’on va changer de chef tous les trois ou six mois, c’est encore plus difficile. » Mais l’intuition était la bonne.
Fulgurances, qui est également une agence de conseil, d’événementiel et édite une revue, a prospéré. Les trentenaires visionnaires ont ajouté à leur mini empire, toujours sous la forme de résidences de chefs : une cave, Fulgurances en face, un bistrot, L’Entrepôt, et un restaurant à New York, Fulgurances Laundromat.
Ils ont aussi fait des émules à Paris, Les Résidents, Dame Jane, Early June, For the Love of Food, et même, d’une certaine manière, le comptoir du Refugee Food à Ground Control, qui fonctionne sur le principe de la résidence pour intégrer des réfugiés par la cuisine. La région n’est pas en reste, notamment le Sud-Est, avec le bistrot Les Trois Coups, à Marseille, le Chardon ou le Drum Café, à Arles.
Plus original encore, Ventrus, un restaurant lui-même nomade, en kit transportable et se posant là où il n’y a pas de restaurant, de préférence avec vue. Imaginé par Guillaume Chupeau, ancien de la pub et l’architecte François Muracciole, Ventrus est revenu à la Villette après y avoir fait ses débuts en 2021 et s’être installé en Camargue l’été dernier. Une dizaine de chefs s’y sont déjà succédés. Le succès est au rendez-vous mais le modèle économique impose désormais de lever à nouveaux des fonds (entre 400 000 et 800 000 €) pour construire un ou deux autres modules identiques afin de tourner sur plusieurs sites sans interruption de chiffre d’affaires. À suivre.
Ceci n’est pas un restaurant
Si l’on revient à Fulgurances, la première cheffe convaincue par le projet Fulgurances, ce fut Chloé Charles (@chloecharlescuisine). Passée par les cuisines de Pascal Barbot, David Toutain et Bertrand Grébaut, elle a vite su ce dont elle ne voulait pas. « Le restaurant, c’est répétitif et chronophage, et c’est un problème par jour, explique-t-elle. Je veux un bon équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle. »
Même si elle a fini par investir un lieu, Lago, assorti d’un sous-titre malicieux, ceci n’est pas un restaurant, elle tient le cap d’une forme de nomadisme, un jour ici, un jour là. Elle dispense aussi des formations à la gestion des déchets et s’investit comme marraine de l’association L’École comestible, pour « éveiller et éduquer les enfants au goût dès la maternelle ». « Si j’étais dans un restaurant, je ne pourrais pas faire tout ça, je n’aurais pas le temps », insiste-t-elle.
Un constat partagé par Julie Gerbet et Margaux Décatoire, créatrices de l’agence La Relève (@agence_lareleve). « Les chefs que nous représentons recherchent l’anti-routine, assurent-elles. Ils veulent sortir de leur zone de confort, avoir une approche plus souple de leur emploi du temps, du rythme et de la discipline qu’imposent d’avoir un restaurant. Et ils veulent voyager ! »
Cette vie est-elle pour autant une panacée ? « Le risque, c’est de tourner en rond, relativisent Julie et Margaux. Ne pas avoir un endroit à soi est plus fatigant qu’on ne l’imagine et ne permet pas toujours d’être aussi créatif qu’on le souhaite. Avec des projets à court terme, il faut être bon tout de suite et on se raccroche souvent à ce qu’on connaît. De plus, il est difficile de ne vivre que de résidences, où l’on risque de les enchaîner 365 jours par an. Le but est plutôt d’avoir des temps de repos entre deux. Cette activité est souvent couplée avec de l’événementiel et du consulting, ce qui permet d’en vivre. »
Au Carousel London, plus de 300 chefs venus de 30 pays différents
Alice Arnoux (@alice.arnx) n’a pas encore éprouvé les effets négatifs de son nouveau statut. La vingtenaire formée chez Alexandre Couillon (La Marine, Noirmoutier) et René Redzepi (Noma, Copenhague), goûte à l’itinérance depuis un peu plus d’un an. Danemark, Paris, Londres, Nîmes, Loire, elle multiplie les expériences. En résidence jusqu’à fin novembre dans un nouveau venu du genre, le restaurant engagé Rhézome (Paris 11e), elle a une idée derrière la tête. « Je me donne la liberté de travailler sur mon projet personnel sans arrêter de faire ce qui me rend heureuse et me permet de rester positive : cuisiner, explique t-elle. Et puis, je ne conçois pas de ne pas ouvrir de restaurant un jour. Je me le dois à moi-même et à tous ceux qui m’ont formée, accompagnée, soutenue. »
Financièrement, elle trouve son compte dans ces sauts de puce. « De toute façon, quand je travaille, je ne dépense rien, un café le matin et c’est à peu près tout », souligne t-elle. Mieux, à mesure qu’elle enchaîne les contrats, sa cote monte. « J’ai ma propre structure pour facturer, précise t-elle. J’ai commencé à 1 000 € net par semaine, je gagne aujourd’hui plus de 4 500 €/mois, et je négocie en ce moment ma prochaine résidence, un fixe, un intéressement aux résultats, les deux, à voir. »
Lorsqu’elle a fait une pige au Royaume Uni, elle a valorisé son talent à 1 200 livres (environ 1 400 €) pour 5 services. C’était au Carousel London, résidence de chefs ouverte en 2014 à deux pas du British Museum, avec le même succès que Fulgurances. « Nous avons reçu à ce jour plus de 300 chefs venus de 30 pays différents, se réjouit Ed Templeton, co-fondateur du lieu. Ils s’occupent du menu, on s’occupe du reste. »
Quand on s’intéresse au modèle économique, Ed botte en touche. « On ne veut pas partager ces informations, nous avons des projets d’ouverture ailleurs dans le monde, souffle t-il. Ce que nous faisons n’a pas forcément de sens, financièrement parlant. Mais nous sommes mus par l’amour des gens et la curiosité de connaître de nouvelles cultures. C’est enrichissant à un autre niveau. » Sur la question de savoir si le concept est pérenne, Ed est plus disert. « Il y aura toujours des gens brillants qui auront envie de faire leur propre cuisine, nous serons là pour les aider à le réaliser, sans les obstacles associés à l’ouverture d’un restaurant classique. » Cuisinier vagabond, un métier d’avenir.
> Fulgurances l’Adresse, 10 rue Alexandre Dumas, 75010 Paris
> Fulgurances En face, 5 rue Alexandre Dumas, 75010 Paris
> Fulgurances l’Entrepôt, 7 rue Francis de Pressensé, 75014 Paris
> Fulgurances Laundromat, 132 Franklin St, Brooklyn, NY 11222
> Ventrus @lesventrus
> Les Résidents, 78 rue de Lévis, 75017 Paris
> Dame Jane, 39 rue Ramponneau, 75020 Paris @damejaneresidence
> Early June, 19 rue Jean Poulmarch, 75010 Paris www.early-june.fr
> For the Love of Food, 60 rue de Cléry, 75002 Paris www.fortheloveoffood.paris
> Ground Control, 81 rue du Charolais, 75012 Paris
> Les Trois Boulets, 44 rue Suffren, 13006 Marseille
> Le Chardon, 37 rue des Arènes, 13200 Arles
> Drum Café, 35 avenue Victor Hugo, 13200 Arles www.luma.org
> Lago, 25 rue Sedaine, 75011 Paris
> Rhézome, 35 rue Faidherbe, 75011 Paris
> Carousel London, 19-23 Charlotte St., London W1T 1RL, Royaume-Uni
> Agence La Relève @agence_lareleve
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