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Des racines indigènes de son continent à l’Europe de ses ancêtres, le cuisinier argentin puise son inspiration dans un imaginaire géographique unique, traçant sa route loin des modes. Itinéraire d’un classique en avance sur son temps.
Coiffé de son béret rose et vêtu d’une veste de travail d’un bleu légèrement pâli par l’usage, le chef Francis Mallmann s’attable face à une cafetière fumante, chez lui, à Buenos Aires, dans le quartier de La Boca. « Cette maison est un lieu important pour moi, précise-t-il. Je m’y suis installé en 1996. C’est un bâtiment spécial, qui mesure 50 mètres de long et seulement trois et demi de large, de sorte qu’on s’y sent comme dans un train. »
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Francis Mallmann : le magicien du feu
Par la fenêtre de sa cuisine, Francis Mallmann perçoit les effluves du fleuve de La Plata. C’est l’appel du large, auquel il répond en prenant en moyenne six avions par semaine. Tout chez cet homme semble évoquer cet e saine tension entre le voyage et l’intime. Sa philosophie, ses maisons, ses recettes, son parcours, ses relations humaines… Un équilibre se forme entre la soif de mouvement et le besoin d’établir un foyer.

Tel le gaucho Martín Fierro, héros du célèbre poème national argentin, Francis Mallmann trouve refuge dans le feu, l’élément central de sa gastronomie. Dans son livre Siete fuegos, le chef décline ses sept feux, inspirés des traditions des peuples indigènes. Il y écrit, mi-borgésien, mi-dantesque : « Le feu possède sa propre langue, qu’on parle dans le règne de la chaleur, de la faim et du désir. Elle évoque l’alchimie, le mystère et, pardessus tout, les possibles. C’est comme une voix qui sommeille en moi. La bête omniprésente dans mon âme. Cela dépasse les mots et la mémoire, cela vient d’un temps bien antérieur à mes souvenirs. »
Où qu’il se trouve, il bivouaque, à la façon d’un Bédouin, et recrée son univers. « Si je prends un long vol le soir, je ne travaille que le matin. J’arrive à l’aéroport avec quatre heures d’avance et je ne choisis jamais de correspondances trop serrées, énumère-t-il. Je voyage avec ma guitare, ainsi que de grandes toiles. Ces textiles me permettent de décorer mes chambres d’hôtel, avec les fleurs que j’achète sur place. Je préserve les habitudes de ma vie solitaire. Je couds, je peins, j’écris. »

Le chef s’organise pour souder sa tribu, sous quelque latitude que ce soit. Quelques jours après notre rencontre, il était attendu pour cuisiner à New York et se réjouissait déjà d’avoir booké les voyages de cinq de ses sept enfants, âgés de 6 à 45 ans. « Il nous a transmis des valeurs qui sont fondamentales pour lui, telles que la liberté, les vertus de la solitude et l’ouverture au monde par les voyages. Quand j’étais écolier, il m’arrivait de rater une semaine d’école pour l’accompagner dans un voyage professionnel. C’était normal pour tout le monde », relate Francisco Mallmann, l’aîné de la fratrie. Résidant en Floride, Francisco n’a pas suivi le chemin de la gastronomie, mais il assiste son père, depuis un an, dans la gestion commerciale et financière de ses affaires.
La braise ou la molécule
En près de trente ans, la demeure de La Boca a accueilli plusieurs aventures gastronomiques, fermant et rouvrant ses portes au gré des aléas économiques. Aujourd’hui, des groupes d’une quinzaine de privilégiés peuvent s’offrir un repas dans le salon du rez-de-chaussée. Certains y reconnaîtront l’un des décors de la série Nada, qui a conduit Robert de Niro à tourner à Buenos Aires en 2022.

Sol en damier, théières blanches géantes, tableaux bigarrés de l’artiste argentin Sergio Roggerone, qui a dédié une œuvre aux dômes, ces architectures complexes montées par le chef pour faire cuire ses aliments à petit feu. La bibliothèque du salon abrite des ouvrages consacrés aux représentants de la Nouvelle Cuisine ou encore le Dictionnaire universel de cuisine pratique, de Joseph Favre.
Francis Mallmann parle un bon français, un excellent anglais américain. Sa formation et sa projection internationales en feraient un parfait citoyen du monde. Mais lui, le nomade, n’a jamais renié ses racines. « Je me sens profondément argentin et uruguayen. Ce sont mes deux nationalités, explique-t-il. On m’a proposé de nombreuses fois de m’installer loin d’ici et j’ai toujours refusé. Je ne passe jamais plus de dix jours sans revenir à La Boca et en Uruguay. »

À 69 ans, Francis Mallmann est considéré comme le plus influent chef d’Amérique latine. Il dirige onze restaurants dans le monde, dont celui qui porte son nom, au Château La Coste, en Provence. Récompensé en 1995 par l’Académie internationale de gastronomie, il a ensuite mené sa carrière loin des canons, pour se faire le chantre d’une cuisine basée sur les cuissons au feu, la simplicité des recettes et la grande qualité des produits.
Un retour aux racines latino-américaines qui a cimenté son succès entrepreneurial. Le Patagon (littéralement, homme aux grands pieds) a choisi le feu et la rusticité quand la gastronomie s’obsédait pour le fine dining et la cuisine moléculaire, dans le sillon du Catalan Ferran Adrià et de son restaurant El Bulli, à Roses.

« De nombreux chefs de ma génération ont critiqué ses choix, explique Germán Martitegui, l’un des principaux chefs argentins du moment, pour qui Francis Mallmann, de dix ans son aîné, a fait office de mentor. Dans les années 2000, tout le monde voulait copier le Bulli. Lui défendait une vision complètement différente. Il avait pris conscience du pouvoir des traditions latino-américaines et de l’importance d’assumer une identité marquée. Actuellement, il y a davantage de chefs qui cuisinent à la manière de Francis qu’à celle du Bulli. Lui n’a jamais pâti de ce te situation. C’est quelqu’un d’instinctif. Francis fait des choix qu’on finit par comprendre et suivre dix ans plus tard, en se disant qu’il avait raison. » Contacté, Ferran Adrià avoue « ne pas bien connaître » le chef argentin, mais se dit «fasciné par ses recherches autour du feu ».
Enfance andine
Maître d’une irrévérence raffinée, sûr de ses convictions, Mallmann a été un expert en storytelling avant l’heure, son charisme de conteur lui permettant de pratiquer cet art bien avant qu’il ne devienne monnaie courante dans l’univers de la food. Avoir un temps d’avance, c’est aussi savoir renoncer.

C’est pourquoi Francis Mallmann, il y a douze ans, décide de se retirer du classement « The World’s 50 Best Restaurants ». Plus besoin de cette publicité. « La cuisine ne doit pas de – venir une compétition », énonce-t-il. En 2015, la première saison de la série Chef’s Table (Netflix) le consacre comme l’un des chefs majeurs de la cuisine globale.
Mais lui préfère se présenter comme cuisinier, considérant ce te activité comme un métier, pas un art. Quand il ne cuisine pas, le chef-artiste lit, peint, coud et noircit de poésies, en anglais, ou de croquis inspirés ses cahiers de notes, soigneusement classés par année. À La Boca, sa maison à la façade multicolore fait face à des fresques murales qui commémorent la grande immigration européenne, commencée dans les années 1860.
Parmi ces millions de personnes venues embrasser le rêve argentin, se trouvent ses propres ancêtres, qui lui ont légué son nom de famille allemand et le goût des grandes traversées. À 1500 kilomètres de là se trouve Bariloche. C’est là, dans ce te ville charmante, nichée au pied de la cordillère des Andes, que le chef a vécu une enfance heureuse.

Le temps a passé, mais les Mallmann ont gardé la Patagonie dans la peau. En témoigne le fils aîné, Francisco : « Francis a une maison sur le lac La Plata [au sud de Bariloche, sur la cordillère, NDLR]. C’est un site reculé, éloigné du monde et, pour notre famille, un lieu de retrouvailles privilégié. Nous y avons passé des vacances depuis mon enfance et j’y amène aujourd’hui mes enfants. C’est dans cet environnement qu’il a grandi. »
Dans cette région surnommée la Suisse argentine, le petit Francis va à l’école, mais surtout la qui t e. Très tôt, à 13 ans, il choisit l’aventure. Le travail plutôt que les études, en dépit du confort garanti par son père physicien. Nous sommes à la fin des années 1960. La musique hippie parvient à ses oreilles. Avec elle, sa boussole : la poursuite de la liberté. Le voyage prend vite une place importante dans sa vie, tout comme sa vocation pour la cuisine.
Ses premiers pas de cuisinier, Francis les effectue sur le sol instable des bateaux transportant les touristes américains. Ses premières préparations met ent à l’honneur les truites du lac Nahuel Huapi, aux abords de Bariloche. À 19 ans, il est déjà à la tête d’un restaurant. Mais, quand son associée quitte le navire, il se plonge dans ses livres de cuisine française.

Francis se rappelle un voyage initiatique en France, l’année précédente. C’est décidé, il doit se former dans La Mecque de la gastronomie. Il candidate, par courrier, auprès des 21 restaurants trois étoiles de l’époque. À sa grande surprise, la plupart lui répondent : « Négatif. » Le jeune homme finit par obtenir un stage au restaurant Chez Ledoyen (aujourd’hui Le Pavillon Ledoyen).
« C’était inédit pour eux de recevoir un apprenti qui avait déjà tenu un restaurant. Mais j’avais tout à apprendre. Au bout de six mois, le chef Francis Trocellier m’a demandé où je souhaitais continuer. Je lui ai dit que je voulais aller à L’Archestrate, le restaurant d’Alain Senderens. Il a passé un coup de fil et la semaine d’après, j’étais embauché», rembobine Mallmann.

Cette époque de formation est pleine de souvenirs pour cet habitué de l’hôtel Bristol, qui a d’abord connu Paris à travers la lucarne d’une chambre de bonne et depuis les cuisines en sous-sol. Il la qualifie de « cathédrale de [sa] vie ». « C’est une ville d’anges et de démons », qu’il aime croiser, le long des quais de Seine, lors de ses balades aux aurores – il se lève tous les jours à 5 heures. Ou au fil des pages de Rue des Maléfices, de Jacques Yonnet, qui lui rappelle Edgar Allan Poe, son auteur de chevet.
Montagne de pommes de terre
Alain Chapel, Raymond Thuilier, Roger Vergé, Raymond Oliver… Entre hérauts de la Nouvelle Cuisine et défenseurs du classicisme, Mallmann s’imprègne de la révolution gastronomique qui secoue la France des années 1970 et 1980. Puis, en 1995, sa vie est bouleversée par l’obtention du Grand Prix de l’Art de la cuisine, reçu la même année que le Français Pierre Gagnaire et un an après le Catalan Ferran Adrià, son antonyme gastronomique.

Le chef argentin est vite entré dans l’anthologie de la gastronomie mondiale. Une récompense obtenue avec panache, à la suite d’un menu révolutionnaire, dont l’intégralité des plats avait comme protagoniste la pomme de terre, « le cadeau de l’Amérique du Sud au garde-manger du monde », précise l’intéressé. Le jury, réuni à l’hôtel Schloss de Francfort, l’observe, bouche bée, construire une montagne des patates encore noires de terre sur la nappe immaculée.
À cette époque, le jeune Martitegui était son assistant : « J’ai dû partir au Pérou pour acheter une demi-tonne de pommes de terre, puis les faire entrer illégalement dans l’Union européenne. Sur place, nous avons utilisé les vins les plus chers pour préparer les réductions. Tout le monde était sous le choc. Voilà une folie que je n’aurais pu faire qu’avec lui. C’est son côté provocateur, innovant. Un peu enfantin aussi, car le jeu occupe une place importante dans sa philosophie. » Au lendemain de ce triomphe, Mallmann, la quarantaine, traverse une crise existentielle.

Il déambule dans les rues de Barcelone et se laisse envahir par le feu des Andes qui sommeille en lui. La suite, on la connaît. Francis Mallmann deviendra le grand promoteur de la gastronomie argentine, en particulier de ses cuissons. Il internationalise la braise, mais participe aussi à redonner vie à des produits consommés par les peuples originaires des Amériques.
Retour aux sources
Un intérêt qui ne date pas d’hier. « J’ai été en contact avec lui au milieu des années 1980, dans le cadre d’un projet de récupération d’aliments natifs et durables, se rappelle Patricia Aguirre, anthropologue de l’alimentation. Nous lui avons présenté la kiwicha, une plante herbacée riche en protéines, et l’avons mis en contact avec la communauté indigène impliquée. Il s’est montré très intéressé par notre initiative et a contribué à faire connaître ce produit. Bien plus que n’importe quel nutritionniste ! »

De Buenos Aires aux Pouilles, en passant par le Château La Coste, où il a travaillé plusieurs mois, le jeune chef Facundo Mussi Tiscornia défend l’art de la parrilla (grillade), en suivant l’exemple du guide spirituel : « En Argentine, nous aimons les choses simples. De la viande sur un gril. C’est lui qui a su magnifier notre tradition: une cuisine rustique et honnête. Aujourd’hui en Europe, les clients sont en demande de ce te façon de faire, simple et belle. »
Mallmann aime à dire qu’on juge un cuisinier à sa façon de marcher. En un demi-siècle de carrière, le maître du feu a scruté des dizaines de jeunes chefs avançant à tâtons, en coulisses de ses restaurants. On dit de lui qu’il ne hausse jamais le ton.

« J’ai été sensible à sa capacité de résumer des situations complexes qui impliquent plusieurs personnes. Il a toujours le mot juste, conclut, admiratif, Francisco Trelles Parera, l’actuel chef de cuisine du restaurant provençal. Mais c’est aussi par ses silences qu’il se fait com – prendre. » Le silence, la plus belle des musiques, en harmonie parfaite avec le crépitement d’un feu de bois.
Deux recettes de Francis Mallmann
Poulet au confit d’orange
Juteux et plein de caractère, ce poulet est sublimé par le confit d’orange, accompagné d’un puissant bouquet de thym.
Ingrédients
- 1 poulet entier
- 6 oranges
- 0,75 litre de lait
- 2 citrons
- 1 tête d’ail
- Sel
- Poivre
- Beurre clarifié
- Huile d’olive
Instructions
Retirer les os du poulet, séparer les blancs et les cuisses. Faire mariner le poulet toute la nuit dans le lait avec le citron et l’ail.
Presser le jus des oranges et faire cuire les zestes d’orange dans l’eau bouillante avec un trait d’huile d’olive. Laisser frémir 5 heures, en ajoutant constamment de l’eau jusqu’à ce que les zestes deviennent extrêmement tendres.
Une fois les zestes bien cuits, utiliser un petit couteau et retirer avec patience la partie blanche de la peau. Il vous restera une très fine tranche de zeste d’orange pur. Préparer votre plancha. Elle doit être très propre et chaude (environ 180°C).
Retirer le poulet du lait et poser chaque morceau sur une planche à découper. Assaisonner le poulet des deux côtés et recouvrir un côté avec le zeste d’orange et le petit bouquet de thym.
Placer le poulet sur la plancha, en travaillant continuellement avec du beurre clarifié ou de l’huile d’olive. Après environ 6 minutes, retourner le poulet et le laisser cuire jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de rose.
Salsa verde (sauce verte)
Une sauce aux herbes qui se marie bien avec à peu près tout et apporte de la fraîcheur printanière à n’importe quel plat.
Ingrédients
- Menthe fraîche
- Persil frais
- Céleri
- 1 citron
- Miel
- Noix
- Huile d’olive
- Sel
- Poivre
Instructions
Cueillir les feuilles de chaque herbe et les laver soigneusement. Hacher les herbes en très petits morceaux. Griller les noix, les laisser reposer 5 minutes, puis les hacher finement. Recouvrir les herbes et les noix d’huile d’olive jusqu’à obtenir la consistance désirée. Ajouter un trait de citron, une cuillère de miel et vos assaisonnements (sel et poivre) selon le goût.
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