The Good City
Urbanisme
Cette station créée ex-nihilo en 1960 sur un site vierge de Haute-Savoie témoigne d’une architecture Bauhaus à total contre-emploi. Un chef d’œuvre pour lequel Marcel Breuer s’est investi sur tous les détails.
La vue sur le Mont Blanc y est imprenable. Peut-être cette phrase vise-t-elle à détourner l’attention du style de la station, sujet qui pourrait froisser certaines sensibilités. Tout le monde n’est pas fan de Flaine. Et pourtant…
Nous sommes au cœur du massif du Giffre en Haute-Savoie. La station, à 1600 mètres d’altitude, se distingue par son allure résolument unique, radicale. Des immeubles gris — certains diront d’un beau gris — quadrillés de fenêtres dans un alignement rationnel, mais jamais ennuyeux, contrastent avec le relief chaotique de la montagne.
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Un « désert blanc » à dompter
L’histoire commence par une rencontre. Éric et Sylvie Boissonnas, vivant aux États-Unis, veulent importer en France la modernité qui foisonne outre-Atlantique. Amoureux de la montagne, ils voient dans la vallée préservée de Flaine un fort potentiel. Son orientation et son microclimat offrent aux pistes un ensoleillement exceptionnel, et ils envisagent déjà de construire des immeubles plein sud, à l’abri de la bise.
Pour bâtir une ville utopique, il faut des visionnaires. Les Boissonnas s’associent à l’architecte genevois Gérard Chervaz et, surtout, à Marcel Breuer, qui apportera une légitimité considérable à cette audacieuse entreprise. La construction de cette station de ski de troisième génération, créée ex nihilo, débute en 1960, à une époque où émerge la société des loisirs. L’État souhaite alors investir massivement dans les infrastructures touristiques pour combler le retard français en la matière.
Le principal problème : ce site, véritable « désert blanc », est isolé du reste du monde, perché à 1600 mètres. Pour ériger des immeubles à cette altitude, des plaques de béton de 50 cm d’épaisseur, conçues pour résister aux froids extrêmes, sont préfabriquées en contrebas de la future station, puis acheminées par téléphérique.
Une station « Bauhaus »
Marcel Breuer, maître du Bauhaus, conçoit à Flaine des bâtiments d’une certaine rudesse, qui semblent toutefois dialoguer avec l’espace vierge des Alpes. Sa station s’étend sur trois niveaux, et l’hôtel Le Flaine, emblématique, se distingue par son audace architecturale : un cube de béton suspendu dans le vide, symbolisant le triomphe de l’homme sur la nature.
Une autre grille de lecture de l’œuvre de Breuer réside dans son travail sur la lumière. Les façades des immeubles, taillées en « pointes de diamant », captent les rayons du soleil sous différents angles, créant des jeux de lumière contrastés. C’est l’essence du Bauhaus : le passage d’un monde ancien, obscur, à un avenir lumineux, dominé par des constructions rationnelles.
Les cheminées, quant à elles, sont des sculptures contemporaines de béton, cubiques ou coniques. Les funiculaires extérieurs orange apportent une touche fantaisiste à la palette monochrome du paysage, conférant à la station un certain charme sixties. « Marcel Breuer s’est impliqué dans chaque détail de la station, du design des bâtiments aux lampadaires. Rien ne se ressemble, tout est unique », souligne Alexandra Savary, responsable de la communication à Flaine.
Flaine mise sur un public éclairé
Le ministre de l’Équipement, Albin Chalandon, inaugure la station à l’hiver 1969 : « Il y a actuellement une bataille internationale du ski, dans laquelle la France possède des atouts majeurs (…). Je suis convaincu que Flaine sera une station de classe internationale, capable de répondre à la nécessité pour notre pays de développer un tourisme en pleine expansion. » Mais peut-on réellement parler de succès ? « Oui, pour un certain type de population », répond Alexandra Savary.
Les Boissonnas, bien connectés dans les milieux du design, de l’architecture et de l’art, ont su capitaliser sur ces réseaux pour lancer la station. Cependant, le style moderniste n’a pas été immédiatement compris par le grand public. « La clientèle française, surtout locale, a eu du mal à appréhender ce style. Nous avions la réputation d’être une station « béton » », reconnaît Savary.
Mais le temps a fait son œuvre. En 2008, la station reçoit le label « Patrimoine architectural du XXe siècle » décerné par le ministère de la Culture. « Aujourd’hui, on observe un regain d’intérêt, un retour à certains designs », remarque encore Savary. Flaine a su capitaliser sur son ADN avant-gardiste, avec notamment son Centre d’art contemporain et ses sculptures en plein air, dont la célèbre « Tête de femme » de Pablo Picasso. Sans oublier le festival d’été Musique à Flaine, qui accueille chaque année de jeunes musiciens talentueux.
180 000 touristes par an
Aujourd’hui, Flaine attire 180 000 visiteurs annuellement, et cible une clientèle familiale CSP+. Exigence de Breuer et atout indéniable, elle est conçue selon le principe de la station « ski aux pieds ». La neige tombe en abondance sur ses 64 pistes. « Nous faisons partie des stations d’altitude. Du fait de la configuration du site, nous bénéficions d’un réservoir de neige naturel », explique Alexandra Savary. Le ski y est exceptionnel, avec des pistes pour tous niveaux, dont certaines sont gratuites et accessibles sans forfait pour les débutants.
Respecter le site naturel était une priorité pour Éric Boissonnas et Marcel Breuer, et c’est une doctrine que les actuels gestionnaires de Flaine continuent d’appliquer. « Toute station de ski a un impact environnemental, ne nous leurrons pas, tempère Savary. Mais Flaine a fait des efforts : en 2007-2008, nous avons mis en place un observatoire environnemental pour protéger les zones de nidification et d’hibernation. En 2016, nous sommes devenus le premier domaine skiable au monde à obtenir le label Green Globe. » Flaine s’est engagée à poursuivre dans cette voie, avec pour objectif d’atteindre la « neige zéro carbone » d’ici 2030. La durabilité, un impératif pour rester à l’avant-garde.