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Partis de France pour se libérer des codes de la gastronomie traditionnelle, ces cuisiniers, ou pâtissiers, font rêver leur pays d’adoption. Alors que certains cultivent le fantasme français ainsi qu’un accent prononcé, d’autres s’adaptent au terroir d’adoption pour séduire. Portrait de ces chefs qui se sont expatriés avec succès.
Élevés au rang de stars à l’étranger, ils sont souvent méconnus en France. Qu’importe la région du monde où ils posent leur valise, les chefs français jouissent d’une véritable aura et les émissions de télé-réalité culinaires se félicitent d’ailleurs souvent de pouvoir compter dans leur jury un ambassadeur de notre gastronomie.
Il faut dire que depuis le XIXe siècle la haute cuisine d’Auguste Escoffier s’est imposée comme une référence mondiale. Dans les années 80, nombreux sont les cuisiniers et pâtissiers formés en France à avoir tiré parti de cet engouement et fait carrière au-delà de nos frontières.
Éric Ripert à New York, Claude Troisgros à Rio ou encore Jean-Paul Bondoux en Uruguay semblent avoir ouvert la voie d’une tendance au long cours. Outre la télévision, les restaurateurs, hôteliers ou particuliers des quatre coins du monde aiment, aujourd’hui encore, embaucher des chefs français. Pour Kate Emery, fondatrice de l’agence de recrutement Amandine International Chef Placement, c’est sans doute parce que la formation française est synonyme d’excellence. Ses clients lui demandent régulièrement de trouver des toques maîtrisant cette cuisine qui incarne le raffinement aux yeux du monde.
« D’autre part, précise Kate Emery, nous connaissons des centaines de chefs français prêts à tenter leur chance hors de France. » Les raisons de cette motivation ? La France est un pays tellement porté sur la bonne chère qu’il cultive une grande exigence, voire le sens du sacrifice, au sein des brigades. D’autant que l’univers de la haute cuisine est très codifié : pas évident de sortir du lot quand tout le monde suit les mêmes règles.
S’expatrier est alors un moyen de se libérer du carcan tout en gagnant en visibilité. Chez les jeunes, ce désir est particulièrement présent puisque leur carrière reste à construire. Qu’ils saisissent une occasion ou qu’ils partent de zéro, ces chefs se laissent séduire par des pays voisins comme l’Angleterre, mais s’aventurent aussi volontiers en Asie ou en Amérique du Nord.
À l’étranger, être un chef français est avant tout un moyen de se démarquer, aussi bien en cuisine qu’en pâtisserie. De Thierry Marx à Pierre Gagnaire, les plus grands capitalisent, par exemple, sur l’enthousiasme que portent les Japonais à la gastronomie française. Ouvrir une licence à Tokyo est, pour beaucoup d’entre eux, un tremplin qui peut se révéler très lucratif. Installée à Florence et désormais multi étoilée, la cheffe Annie Féolde s’est ainsi fait remarquer en 1974 alors qu’elle servait de délicieuses quiches lorraines dans son bar à vin.
Et c’est le moelleux au chocolat de l’Alsacien Jean-Georges Vongerichten qui a largement contribué à sa renommée. Le chef est aujourd’hui à la tête d’une trentaine d’établissements à New York, Chicago, Las Vegas, aux Bahamas ou encore à Dubaï.
Les États-Unis comme eldorado des chefs français
Dans l’esprit de beaucoup, le rêve américain est encore très présent. En 2020, les États-Unis continuent d’apparaître comme le pays de tous les possibles. Dans l’imaginaire collectif, on réussit de manière bien plus spectaculaire en Amérique qu’en Europe. Et l’épopée ne date pas d’hier : au début du XXe siècle, les bistrots français fleurissent déjà sur la côte Est.
Pour Victoire Loup, journaliste et auteure culinaire installée à Los Angeles, cet engouement s’explique par le fantasme que nourrissent les Américains à l’égard de la France. « Ils sont fascinés par les chefs français. Selon eux, notre cuisine a quelque chose de noble. Les clients sont prêts à payer beaucoup plus cher pour manger un steak au poivre servi sur fond d’accordéon que pour un plat vietnamien élaboré. »
Pour incarner « le » chef français par excellence, certains cuisiniers vont jusqu’à exagérer leur accent après des décennies passées dans le pays. Si les clichés font recette outre-Atlantique, c’est aussi parce que les Américains s’aventurent peu hors de leur pays. Le chef Ludovic Lefebvre, installé à Los Angeles, nuance : « La plupart des clients aiment ma cuisine parce qu’elle évoque un souvenir de leur séjour en France ou parce qu’ils rêvent d’y mettre les pieds un jour. Notre gastronomie est tellement liée à notre culture qu’elle permet de voyager. »
Mais pour les expatriés français ayant le mal du pays, les adresses figées dans le temps ne sont pas forcément les plus appréciées, nous éclaire Victoire Loup. Un bar en zinc et un coq au vin seraient donc un aller-retour en Europe garanti… à condition de ne pas y avoir grandi. Peu importe : pour marcher, l’offre doit s’adapter à son public, et c’est d’ailleurs là où le bât blesse. À trop rêver d’Amérique, des célébrités comme Anne- Sophie Pic et Alain Ducasse, pourtant triplement étoilés, ont échoué à New York.
Plaquer des recettes appréciées à Paris sur le menu d’un restaurant à l’autre bout du monde ne saurait suffire. Aux États-Unis comme ailleurs, la réussite est souvent au rendez-vous quand les chefs s’adaptent aux palais locaux. Grâce à son concept de Cronut – un hybride de croissant et de donut –, le pâtissier Dominique Ansel surfe sur le succès depuis plusieurs années.
Prendre en compte les traditions locales
La plupart des chefs expatriés en sont convaincus : il est important de se nourrir du terroir et des traditions de leur pays d’accueil. Puisque la cuisine contemporaine est riche de nombreuses influences, mêler son héritage à de nouvelles saveurs permet de continuer à plaire à sa clientèle.
À Florence, Annie Féolde a, par exemple, étudié pendant des années les subtilités de la cuisine toscane avant de la maîtriser et d’obtenir trois étoiles au guide Michelin. Même constat pour Didier Corlou, à la tête de trois restaurants à Hanoï depuis les années 90. Il lui a fallu presque une décennie pour saisir la complexité de la gastronomie vietnamienne.
Son établissement Madame Hien est aujourd’hui consacré à la cuisine traditionnelle du pays. En bon homme d’affaires, il s’est également lancé dans la commercialisation d’épices vietnamiennes dans le monde entier. À en croire ces différents parcours, les chefs qui réussissent à l’étranger sont finalement ceux qui osent rêver en grand.