- Food>
- The Good Guide>
« Ô métamorphose mystique / De tous mes sens fondus en un ! / Son haleine fait la musique, / Comme sa voix fait le parfum ! » Issus de Spleen et Idéal, ces vers invitent à aimer sans concession, absolument, dans une savoureuse confusion des sens. Baudelaire devait être amateur de cacio e pepe. Comme nous.
C’est sans doute parce que la sonorité nous plaît qu’immédiatement l’Italie entre à pleines bouchées. À la limite, nous ne sommes même pas exigeants. Il nous aura suffi de l’haleine, de la voix et de son parfum. Vitello tonnato, tiramisu, spaghetti alle vongole et aujourd’hui : cacio e pepe.
À lire aussi : Balade gourmande en Toscane, à la poursuite de l’art de vivre à l’italienne
Plus difficile est la simplicité
Sentez-vous déjà cette allégresse, cette joie toute simple ? On va « manger » loin de toute sophistication, de tout enjeu. Cependant, méfions-nous des mets simples. Ce sont les plus faciles à faire, les plus durs à réussir. Pourquoi ? Parce qu’il s’agit là d’une redoutable évidence : des pâtes sèches, du pecorino romano et du poivre.

Pourtant, bien souvent, dans l’allégresse de la félicité, les cuisiniers d’un jour (vous et moi), nous nous emportons, voulons mieux faire, enrichir, sublimer. Pauvres de nous ! Misère de misère que d’ajouter de la crème, des lanières de parme, des herbes… On devrait nous faire manger de la terre comme punition. Et revenir aux basiques, nous menotter à la recette.
Des pâtes d’abord. Sèches. « Des spaghettis d’assez gros calibre (Cocco ou Felicetti), comme le recommande Sylvain Ercoli, directeur du Bulgari Paris, ou alors des pennone, comme au bar de l’hôtel, voire des rigatonis, comme chez Epoca. Ensuite, du pecorino romano dont on surveillera bien la dimension salée, qui peut faire chavirer votre plat. »

Enfin, le poivre. C’est sans doute ici que se joue le twist du plat. On évitera ces lamentables créatures que sont les poivres en poudre, sortes d’abominations déshonorantes. Qu’on le sache, un restaurant, une maison se juge ainsi. Il s’agit donc d’affiner le tir et de rejoindre ici – pour une fois c’est toléré – ses penchants. Ne soyez pas trop sophistiqué, n’oubliez pas que nous sommes dans la cuisine italienne et son axe fondamental : la cucina povera.
La résonance du grain de poivre
Les cacio e pepe, c’est l’histoire des bergers qui emportaient dans leur refuge des pâtes sèches, un fromage résistant et du poivre, histoire de se réchauffer. Ce poivre doit faire fonctionner les poulies rupestres : du sarawak, du poivre de Madagascar ou des gorilles (maison Izraël, à Paris), mais avec de la détermination, un grain pas trop fin, de la matière.

C’est même lui qui va faire résonner le plat, donner cet écho mémorable alors que, tout en puissance, le pecorino va faire fonctionner les basses. Le poivre, faut-il le rappeler, a longtemps été rare et hors de prix. Tout comme le sel, il était monnaie courante – d’où le mot « salaire », de salarium, ration de sel. Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’il devient abordable et est adopté par toutes les classes sociales.
La recette ? Il y a suffisamment de livres et de sites pour vous rappeler les fondamentaux. Mais sachez que cela ne se fait pas de façon dilettante, avec une main sur le téléphone, l’autre sur la hanche de son (sa) fiancé(e). Notre recommandation : faites cela en solo, et que personne ne vous dérange, notamment lorsque vous allez apporter l’eau de cuisson (et son amidon) sur le pecorino râpé.
C’est ici que tout se joue – et se rate si souvent. « Trop chaude, précise FrançoisRégis Gaudry dans le livre On va déguster l’Italie, le fromage risque de filer et de former une boule compacte ; si la température est trop froide, l’émulsion sera granuleuse. »

Autres conseils pour les pâtes, outre les spaghettis : des rigatonis, « plus traditionnels, mais plus difficiles à manier avec l’émulsion fromagère ; ou encore les tonnarellis : des pâtes longues, variante romaine des maccheroni alla chitarra des Abruzzes ; ils ont de nombreux adeptes, mais ils sont poreux et ont tendance à absorber la sauce ».
Si vous voulez faire l’ingénu et sécher ceux qui la ramènent, parlez de l’importance de l’eau. On vous regardera à deux fois, mais tout est là : le bouillon. Certains, comme au Bulgari, font infuser de la menthe. L’eau italienne est forcément différente de la nôtre. Comme du reste au Japon, les dashis de Tokyo (plus prononcés) n’ont rien à voir avec ceux de Kyoto.

Pourquoi ? Les premiers se font avec l’eau venant des nappes phréatiques ; les seconds se concoctent avec l’eau venant des sources naturelles des montagnes alentour… Les cacio e pepe, c’est également tout un résumé de la cuisine italienne, cette fameuse cucina povera évoquée plus haut, l’aristocratie paradoxale des plats simples.
En fait, les cacio e pepe vous font entrer dans une approche radicale de la cuisine. Elles demandent un engagement total (à la limite, un fond musical et un verre de pinot grigio), beaucoup d’humilité, le respect de l’al dente et, surtout, un entêtement magnifique. Au bout de la centième fois, vous pourrez servir vos caccio e pepe sans mot dire, la tablée aura compris… Ou alors, changez d’amis.
À lire aussi : 4 bonnes adresses pour manger des pâtes sans se ruiner à Paris