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Sur le bassin d’Arcachon, le chantier naval français le plus ancien encore en activité perpétue un art de vivre sur l’eau unique avec ses superbes bateaux à moteur en bois. Retour sur une histoire mouvementée.
La place est judicieuse. Depuis leur bureau aux parois lambrissées, Emmanuel Martin et son épouse Béatrice ont une vue superbe sur le petit port de Gujan-Mestras. Si l’activité ostréicole semble omniprésente ici, chalands et baraques en bois multicolores à l’appui, le nautisme n’est pas en reste. En témoigne la proximité immédiate des immenses bâtiments siglés Couach, l’unique constructeur français de grands yachts. Et la présence, bien sûr, des ateliers Dubourdieu, avec leurs 1 000 m² couverts, lovés au cœur de cette zone consacrée aux activités liées à la mer. Avec accès direct au bassin d’Arcachon.
A cette situation géographique privilégiée s’ajoute la légitimité historique. « Dubourdieu est le chantier naval français le plus ancien encore en activité et sans interruption, depuis sa création en 1800 », indique Emmanuel Martin. Abord agréable et contact chaleureux, Emmanuel est un enfant du Bassin. Un Arcachonais pure souche. Ce solide quinqua est à la barre du chantier depuis septembre 2000, date à laquelle il a repris l’activité pluricentenaire à Jean-Pierre Dubourdieu. A 71 ans, le dernier des Dubourdieu s’est vu contraint, « la mort dans l’âme », de passer la main à un repreneur, faute de successeur, après six générations de Dubourdieu.
Un héritage fabuleux pour Emmanuel et Béatrice. Dubourdieu est l’un des rares chantiers à perpétuer la construction des traditionnelles pinasses en bois, ces bateaux emblématiques du Bassin. Construite en pin, d’où leur nom de pinasse, ces embarcations à la curieuse silhouette et au nez pointu étaient des bateaux de travail, utilisés par les pêcheurs et les ostréiculteurs. Construits sur mesure selon les besoins, certains modèles pouvaient atteindre 16 mètres de long. Avec l’avènement des bains de mer, lorsque Arcachon devient un lieu de villégiature prisé et que la ville se couvre de folies et autres ravissantes villas, les riches estivants se tournent vers les joies de la navigation.
Le chantier naval Dubourdieu va faire évoluer les solides pinasses de travail en « petits bijoux pour la plaisance : bois précieux vernis, cuivre et laiton polis ». Les pinasses sont équipées de moteurs à pétrole dès 1909, puis à essence à partir de 1922. « Ces “pinasses de Monsieur” étaient pilotées par des marins du bassin d’Arcachon, petits pêcheurs qui se louaient pour une saison. On organisait des pique-niques très fins, avec les messieurs en canotiers et les dames en robes légères de lin clair. Dubourdieu devient le spécialiste des pinasses automobiles », explique le chantier dans son historique.
La pinasse s’érige en symbole de l’art de vivre sur le Bassin. A partir de 1974, devenu seul maître à bord du chantier, Jean-Pierre Dubourdieu fait évoluer le concept en rendant les lignes plus élégantes. L’homme adopte la construction moderne en bois stratifié. En 1981, avec la collaboration de l’architecte naval Yves Maréchal, il lance une nouvelle génération de pinasse rapide, habitable, à la silhouette plus contemporaine. Philippe Starck, habitué du Bassin, sera sur la liste de la quinzaine de clients qui craqueront pour ces Classic Express…
Succession de coups durs
Au tout début du millénaire, nouveau tournant avec l’arrivée d’une équipe rajeunie. Rien ne prédisposait pourtant les époux Martin, 65 ans à eux deux, à l’époque, à se réorienter vers la construction artisanale de barcasses en bois. Aussi belles soient-elles. Rien, sauf la passion. Œnologue de formation, plus habitué à sélectionner les cépages que les bois exotiques, et à gérer un domaine viticole qu’un atelier de menuiserie, l’ancien champion de surf reconnaît être « tombé amoureux de l’affaire ». Un coup de foudre partagé par Béatrice.
Discussions, échanges, puis accord avec Jean-Pierre Dubourdieu. Dans le deal, « l’ancien » livrera tous les bateaux en construction avant la vente définitive. Les Martin rachètent la marque, le fond, le stock d’accastillages et le bois. Les six salariés de l’entreprise – qui réalisent environ deux bateaux par an – sont conservés. Reste à réveiller cette belle endormie, se souvient Emmanuel : « Pour les 200 ans du chantier, je crée une nouvelle société en SARL : Dubourdieu 1800. » Mais, à peine en place, « ça commence à être le feu ». Il faut s’adapter à la nouvelle donne et redresser la barre de cette marque vieillissante.
Les coups durs se succèdent. Jean-Pierre Dubourdieu, qui devait rester durant un an pour une phase de transition, quitte brusquement le navire au bout de quatre mois. Le nouveau boss se retrouve très seul. « Je ne suis pas du milieu, avec des charpentiers de marine proche de la retraite, sans plan de recrutement pour les remplacer, avec une affaire qui ronronne. Et sans commandes. Tout cela m’a mis au pied du mur… et rendu service. » Les futurs charpentiers sont embauchés au lycée de la Mer, avec charge pour les « anciens » de les former sur le tas. Emmanuel Martin va lui-même suivre une formation Greta au même lycée. « Deux jours par semaine, j’apprends avec un vieux charpentier de marine à dessiner, à faire des épures, des plans de forme. »
Pour les prises de commande, l’activité du réseau bordelais se révèle fructueuse. Un propriétaire de grand cru signe la première commande : 950 000 francs. Suivi, presque immédiatement, par celle d’un sister-ship, vendu à un négociant célèbre. « Merci aux Bordelais, aux gens du vin qui m’ont permis de relancer le chantier, et de vivre les premières années. »
La « Dubourdieu touch »
A cette époque, le chantier poursuit la construction des pinasses et des Classic Express, suivant la ligne de Jean-Pierre Dubourdieu. En parallèle, la nouvelle direction modernise la boutique. « Tout était d’époque : les gars, les murs, l’électricité… J’ai dû faire un emprunt total, même pour le fonds de roulement. Avec quelques aides de la région et le soutien de CCI Bordeaux. » Autre élément favorable : le passage à l’euro, avec son afflux de liquidités…
Les quatre premières années sont passées à « dupliquer, à apprendre le métier » : construction, réparation et hivernage. Les ateliers de fabrication sont passés de 800 à 1 000 m2. Les hangars d’hivernage développent une surface de 1 800 m2. C’est aussi l’époque où commence à flamber le cap Ferret, le Pyla… Un environnement porteur, « aspirateur à très belle clientèle » qui va s’affermir au fil des saisons. Pour répondre à cette demande particulière, Dubourdieu doit « s’extraire du microcosme du Bassin et de la sacro-sainte carène pinasse ».
Emmanuel Martin réfléchit à un bateau moins typé, plus sportif, avec carène tout temps. Avec l’aide de l’architecte naval Vincent Duchatelet, le Picnic Sport est créé. Adapté à toutes les mers, ce séduisant day-boat de catégorie B conserve, un côté old school avec ce qu’il faut de radicalité et de modernité. A l’origine, le bateau a été créé pour répondre à la commande spéciale d’un client. « Un grand bateau totalement custom, de 12 mètres de long. Avec ses trois redans, la carène en V est une épée. » Dès le premier essai, deux commandes suivent immédiatement. « La série Picnic décolle. C’est un succès. Durable. On est aujourd’hui à la coque no 28, ce qui est énorme pour un petit chantier comme le nôtre. » Un best-seller appelé à évoluer : version cabine, version hors-bord, version 15 mètres. La série « s’exporte » : Saint-Tropez, Corse, Cadaquès, Minorque, Formentera… Dinard.
Création de Dubourdieu Services
Pour améliorer l’organisation interne de la société, la création, en 2008, de Dubourdieu Services permet de gérer séparément les activités d’hivernage, de réparation (refit) et de maintenance. L’entité est gérée par Béatrice Martin. Un hangar consacré à ces activités est construit. « La création de Dubourdieu Services permet de se rendre compte que les résultats de la construction sont aléatoires. Une activité en dents de scie, qu’il est essentiel de diversifier. Surtout quand débarque la crise des subprimes, qu’on n’a pas vue arriver… » Comme tant de chantiers navals, la chute est dure. L’activité se contracte : les 24 mois de carnet de commandes se réduisent à 12 mois, puis à plus de commandes du tout.
Pour passer le cap, l’entreprise s’attaque à la construction de bateaux professionnels. Dont deux catamarans de transport de passagers pour la communauté urbaine de Bordeaux : coque aluminium, pont composite et motorisation hybride. Un contrat difficile à mettre en œuvre, mais qui a permis de « sauver la boutique et de ne pas licencier la dizaine de salariés de Dubourdieu 1800 et les deux employés de Dubourdieu Services, se souvient Emmanuel Martin. Pendant 24 mois, c’est le passage à vide. On ne fait que du bateau pro et de la réparation. On fait le dos rond, on bouffe notre trésorerie pendant 16 mois… Et aussi, on commence à réfléchir sérieusement à ce qu’on va faire si c’est vraiment la cata. Et puis, ça repart. Mais on a vraiment eu peur. »
Quelques bonnes choses viennent cependant rythmer ces années difficiles. Une certaine consécration, en 2010, lorsqu’un Picnic Sport est mis en vedette dans le film Les Petits Mouchoirs, de Guillaume Canet. Ami d’Emmanuel comme du réalisateur, c’est l’ostréiculteur Joël Dupuch (figure du Bassin comme du film), qui a mis en relation les deux hommes. Puis, en 2011, Dubourdieu est labellisé entreprise du patrimoine vivant (EPV), consacrant l’excellence du travail et les superbes finitions réalisées par les artisans du chantier. En 2014, enfin, la reprise est là. Vive et rapide. Le fabricant de bateaux est sorti de la tempête.
Entre-temps, Dubourdieu Services a développé son activité en s’ouvrant au charter. Pour cela, Béatrice et son équipe affrètent les bateaux des clients, qui sont loués avec skipper. Pour un Picnic Sport (pouvant embarquer jusqu’à 16 passagers), le tarif est de 1 400 euros pour quatre heures de navigation, et de 1 800 euros pour huit heures. « Nous proposons également des repas à bord, aux prestations soignées et services haut de gamme », précise Béatrice.
Aujourd’hui, une dizaine de Dubourdieu de propriétaires (principalement des Picnic Sport) sont disponibles à la location, permettant ainsi d’organiser des événements réunissant jusqu’à 95 personnes. « En nous confiant son bateau à la location, un propriétaire amortit ses frais. En général, il ne s’en sert que de quinze jours à trois semaines par an. Cela nous permet également de le fidéliser. Nous sommes les seuls à proposer ce type de service haut de gamme sur le Bassin », poursuit Béatrice. Dubourdieu à même construit un Picnic Sport White Ocean, destiné exclusivement à la location. Une opération réalisée en cobranding avec la marque Courrèges.
De 150 000 euros à 1 million
Contre vents et marées, Dubourdieu poursuit sa route, celle du seul chantier français qui construit encore des bateaux à moteur en bois. A l’exception de la pinasse, réalisée en polyester et sur moule. L’ensemble du catalogue est réalisé à la demande, pour des unités allant jusqu’à 20 mètres de long. Une production entièrement réalisée en acajou sapelli, massif et contreplaqué. Selon les explications techniques données par le chantier, « la structure des coques est constituée d’un maillage entre les couples et les lisses : 60 cm sur 80 cm, ce qui garantit une grande résistance mécanique de la structure et une facilité de réparation en cas de percement de la coque. Si les assemblages à queues d’aronde sont traditionnels, les collages sont effectués par des colles de nouvelle génération. »
L’ensemble est également vissé. Les parties intérieures sont saturées à la résine époxy. Les surfaces extérieures sont stratifiées, enduites d’époxy, carrossées, réenduites jusqu’à carrossage parfait, puis laquées (qualité peinture yacht, type Allgrip). Et les ponts sont en teck de 15 mm, avec la partie inférieure en CP stratifié dessus dessous. Sous le regard attentif de Benjamin, le chef de chantier, la dizaine d’opérateurs (charpentiers, électriciens, plombiers, motoristes ou peintres) s’affairent autour des trois ou quatre bateaux produits par Dubourdieu chaque année.
Il faut environ neuf mois à cette « meute » (comme la qualifie Emmanuel avec une certaine tendresse) pour construire un Dubourdieu sur mesure. La gamme reste volontairement succincte : avec des pinasses traditionnelles (polyester et bois), les Classic Express et Sport, et les Picnic déclinés en modèles Sport, Open et Cabin, de 12 et 15 mètres de long. Des modèles vendus à partir de 150 000 euros (pour une pinasse polyester) et jusqu’à 1 million d’euros (pour un Picnic de 15 mètres). Depuis la reprise du chantier, 62 bateaux sont sortis de Dubourdieu 1800, dont une majorité de Picnic, avec 26 modèles commercialisés.
Avec un chiffre d’affaires de 3 millions d’euros (dont le tiers généré par Dubourdieu Services), Emmanuel Martin est un entrepreneur satisfait, qui a trouvé « son point d’équilibre ». « Mieux vaut moudre moins, mais bien moudre… Je suis les préceptes de bon sens du père Dubourdieu : lisser les bosses. Avec mes gars, avec ma “meute”, je reste sur mon marché de connaisseurs : des clients passionnants, capitaines d’industrie, entrepreneurs amoureux de leur bateau. Ce sont des exemples pour moi », confie ce gestionnaire enthousiaste et prudent. Qui avoue tout de même avoir bien des projets en tête. Les plans d’un nouveau Picnic de 16 mètres au plan de pont très méditerranéen sont déjà tracés. Un beau cadeau d’anniversaire pour les 20 ans d’une marque… deux fois centenaire.
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