Gastronomie
The Good Culture
Portions microscopiques, prix exorbitants lorsque ramenés au kilo… Depuis quelques années, le « concept » des petites assiettes ne cesse de gagner en popularité. Sous couvert de sens du partage et de convivialité, focus sur le plus grand hold-up de la bistronomie contemporaine.
Chronique d’un grand ras-le-bol des petites assiettes à partager au restaurant.
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Des assiettes à partager comme un moment de convivialité
19h30, soirée de fin d’été dans le patio d’un néobistrot nouvellement sorti de terre. A quelques mètres, un quadra en claquettes attablé voit s’avancer vers lui un serveur fraîchement sorti d’école, aux joues rondes comme un fruit mûr et duvet blond sur le menton. Muni d’une carafe d’eau et un verre Duralex lui donnant un certain aplomb, il se lance dans le récit du menu avec la fébrilité d’un CE1 récitant La Fontaine. « Vous connaissez le concept ? Ici, tout est basé sur la convivialité, avec de petites assiettes à partager », détaille l’innocent d’un air glouton. Après quelques secondes de silence, la malheureuse victime non-accompagnée marmonne un timide « Mais enfin, vous ne voyez pas que je suis seul ? ».
Voilà une anecdote qui traduit parfaitement ce que l’on peut désormais appeler la dictature des petites assiettes à partager, atteignant ici des sommets de ridicule. Injure aux gourmets solitaires, célébration des agapes collectives, stratagème de restaurateurs pour vider les bourses sans remplir les panses, le « concept » des bouchées à picorer en meute dans des assiettes au diamètre de sous-tasses repose sur un paradoxe de taille : celui de proposer au prix fort des portions de plus en plus faibles.
Parmi les derniers exemples en date, Adraba, une table « levantine » du 18ème arrondissement, où l’on peut observer sur Instagram les généreuses portions servies à quelques tablées en délire, pour des prix qui, à vue de zoom, ne semblaient pas prohibitifs. Le motto de l’endroit ? Le Festin levantin. Tout un programme.
Une fois sur place, c’est une farandole de soucoupes aux allures d’amuse-bouche qui aura défilé tout au long de la soirée, réduisant à néant le fantasme de la prétendue générosité méditerranéenne – et nos maigres économies de rentrée des classes. Sardine en solo à couper en quatre, idem pour l’œuf – respectivement tarifés 6 et 11 euros, tout de même –, assiettes de concombre et melon à 16 euros, mini-boulettes de kefta d’agneau à 23 euros…
Ce soir-là, difficile de ne pas y aller franchement sur le pain pita – 7 euros la galette, à défaut d’une bonne et gratis baguette. Une adresse comme on en connaît hélas tant d’autres, et où la seule once de bienveillance consiste à ne pas pousser les affamés à compenser sur la partie liquide, avec des cartes des vins aux coefficients avoisinant jusqu’au fois 9, taxes comprises.
Sommes-nous tous des enfants uniques incapables de partager ?
Du côté des restaurateurs, on entend quelques arguments au poids inversement proportionnel à celui de l’écuelle : le succès des petites assiettes serait en premier lieu une forme de décompression post-Covid, sorte d’entrave délicieusement sacrilège au chacun pour soi, et où entremêler ses doigts avec ceux de ses acolytes dans un seul et même fond de sauce s’élèverait presque au rang de geste militant.
Autre avantage pour les éternels indécis et fieffés gloutons, celui de pouvoir commander toute la carte sans avoir à préférer la lotte au détriment du loup. Là encore, une liberté de façade, qui a au moins le mérite de vous désigner comme le seul et unique responsable d’éventuelles associations hasardeuses et autre excès de boisson.
Enfin, le plus pragmatique argument du « coût de massue », avec des établissements pris à la gorge par la hausse du prix des loyers, des frais de personnel et des matières premières. En éternels enfants gâtés – et uniques –, avons-nous pris la mauvaise habitude de ne pas savoir partager nos jouets, menaçant d’un coup de fourchette le malheureux qui aurait l’audace de vous demander un croque dans votre club ?
L’époque où la plus généreuse des coquetteries était de demander deux cuillères en accompagnement du dessert a laissé place à une obligation de surenchère, à des regards en coin et des nuques tendues vers le dernier des trois gnocchis et à des overdoses de pain optimisées à grandes rasades de Châteldon. Avec, comme point final à la soirée, une addition à trois chiffres roulée en parchemin sur une table de quatre convives qui aura commandé 12 entrées, 8 plats et 6 parties sucrées, regrettant amèrement la disparition du boulier. Comme le scandent les nostalgiques du bon vieil entrée/plat/dessert, à quoi bon tout partager, si c’est pour ne plus rien manger ?
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