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The Good City // Architecture

Argentine : Sexto Panteón, le cimetière brutaliste sort de l’ombre

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Unique au monde, le Sexto Panteón, nécropole souterraine de 150 000 sépultures, n’a jusqu’alors pas fait couler beaucoup d’encre. Aujourd’hui, l’architecte et autrice Léa Namer lui rend justice dans « Chacarita Moderna » édité par Buildings Books, un bel ouvrage qui se veut avant tout être une réflexion sensible et engagée sur l’héritage d’une utopie moderne et une relecture féministe de l’histoire. Rencontre.

En France mais aussi en Argentine, où il est implanté, plus exactement au cœur de Buenos Aires, le Sexto Panteón, monumental cimetière de style brutaliste, apparaît désormais, grâce à la plume de Léa Namer et aux photographies de Federico Cairoli, comme la première et la plus vaste expérimentation d’architecture moderne appliquée au domaine funéraire. Ce bel ouvrage fait suite à neuf années de recherche, un travail quasi pharaonique à l’image de ce monument hors norme.


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Rencontre avec Léa Namer, autrice de « Chacarita Moderna », un ouvrage sur le Sexto Panteón

The Good Life : Comment avez-vous découvert le Sexto Panteón ?

Léa Namer : Je suis architecte, diplômée de l’école de Paris, La Villette. Pour mon master 1, j’ai eu la possibilité de faire un échange universitaire. J’ai jeté mon dévolu sur Buenos Aires : mes origines. Ma mère est porteña. À l’adolescence, j’y suis retournée avec mon père qui a longtemps vécu en Uruguay.  Je m’y sentais bien. Je cherchais de bonnes raisons d’y retourner, le Sexto Panteón, en a été la meilleure. Resté sur place après notre Erasmus, un ami français m’a proposé de partir à la découverte de ce cimetière à vélo. La traversée de la ville s’est révélée particulièrement angoissante, mais une fois sur place, ce fut un bonheur. Le cimetière de la Chacarita est immense, plus de 95 hectares. Le Sexto Panteón se situe en son cœur. À son entrée, nous avons posé nos vélos pour pénétrer dans ses entrailles, telle une Catabase. Je me suis prise pour Orphée allant découvrir les enfers. Il n’y avait pas un chat, mais j’ai senti comme une présence.

Sexto Panteón.
Sexto Panteón. Federico Cairoli

S’agissait-il de celle de l’architecte ?

N. M. : Oui ! Se déployant sur deux niveaux souterrains, le Sexto Panteón est pour beaucoup de gens oppressant, d’autant que le niveau inférieur n’est quasiment pas fréquenté. Nous nous sommes séparés, et je me suis aventurée seule dans ce dédale en me sentant étrangement proche de la personne qui l’avait réalisé. Elle ne pouvait que connaître le mythe d’Orphée et avoir lu la Divine Comédie de Dante. Nos sensibilités étaient proches. Je savais que cette découverte allait changer ma vie.

De quelle façon ? Et pourquoi vous êtes-vous focalisée sur ce cimetière ?

N. M. : Avant de rentrer à Paris, je suis allée me documenter sur ce cimetière à la Bibliothèque centrale des architectes à Buenos Aires, mais une seule revue de 1961 en parlait. Vu la dimension du projet, c’était très surprenant. Plus surprenant encore, l’article mentionnait que l’architecte était une femme, Ítala Fulvia Villa (1913-1991), qui a depuis totalement sombré dans l’oubli. Je tenais là un double sujet, le cimetière et la place des femmes dans l’architecture, d’autant qu’à l’époque, je ne trouvais quasiment rien sur eux sur Internet.

J’ai quitté mon agence et je me suis lancée en 2019. Tout d’abord, j’y suis retournée pour prendre des photos, enregistrer des sons et des vidéos, sans trop savoir ce que j’allais en faire. Tout était autofinancé ! J’ai monté trois expositions, puis la COVID a endommagé la dynamique du projet, mais plus tard l’idée du livre a surgi. Aucun catalogue n’existait et les gens spécialisés, même en Argentine, ne connaissaient pas ou peu ce lieu.

Sexto Panteón.
Sexto Panteón. Federico Cairoli

Qu’est-ce qui fait la particularité du Sexto Panteón ?

N. M. : Il y a d’autres cimetières brutalistes en Italie ou en banlieue parisienne notamment, mais souterrains non. Ítala Fulvia Villa travaillait pour la ville. La population ne cessant de croître, il fallait trouver des solutions pour enterrer les morts. Elle a su organiser l’espace d’une manière innovante, telle une vision moderne des catacombes. Elle répond à un désir de réinventer un langage funéraire propre à l’homme moderne. La construction a commencé en 1949 et s’est  terminée en 1966.

Quand on arrive au Sexto Panteón, le ciel apparaît dans toute sa splendeur, comme rarement on peut le voir dans une ville. Ensuite, cette étendue d’herbe détonne. Ici et là, on distingue quelques toitures qui semblent flotter. Des murées nous guident vers elles. En s’avançant, on comprend que les quelques arbres prennent racine plus bas que terre, à un niveau inférieur, puis que ses toitures sont des portes d’entrée. Elles abritent des volées d’escaliers qui mènent aux souterrains, où sont stockés 150 000 corps.

Sexto Panteón.
Sexto Panteón. Federico Cairoli

Pouvez-vous nous parler du double escalier qui apparaît sur la couverture du livre ?

N. M. : Il est surdimensionné pour mieux mettre en scène cette descente dans le royaume des morts. Il donne aussi le ton, offrant une vision labyrinthique de ce qui va suivre. Rappelant celui de la maison d’Escher, ce double escalier donne aussi l’impression que plusieurs destinations sont possibles alors qu’ils se rejoignent. Pour le réaliser, on peut penser, si on regarde ses ornements, tels de la dentelle, qu’elle s’est inspirée de la deuxième phase de Le Corbusier.

Les moucharabiehs filtrant la lumière, plus on descend, moins on distingue les espaces. Au niveau -2, on tombe sur des patios plantés, parfois fleuris. C’est extrêmement poétique. Des fontaines d’eau avaient même été prévues, mais elles n’ont jamais vu le jour. Des systèmes de ventilation, et pleins d’autres ingénieux, avaient été prévus pour évacuer les odeurs, mais ils ne fonctionnent plus. Pour moi, elles font presque office de madeleine de Proust [rires].

Les moucharabiehs filtrent la lumière.
Les moucharabiehs filtrent la lumière. Federico Cairoli

A-t-il été facile de retrouver la trace d’Ítala Fulvia Villa, et quel a été son rôle dans le brutalisme argentin ?

N. M. : Durant ses études, elle reste très classique, mais une fois diplômée, elle plonge dans les fondements du mouvement moderne. À cette époque, Le Corbusier donne une série de conférences à Buenos Aires, il est même pressenti pour redessiner la ville. En 1937, elle part en Europe avec l’envie d’en ramener la modernité. Elle côtoie Jorge Ferrari Hardoy et Antonio Bonet. Ensemble, ils créent le Grupo Austral, très influant, mais finalement, elle décide de travailler pour l’État, dans le public et pour le peuple, une des raisons de son manque de reconnaissance, car dans ce domaine les architectes sont rarement mentionnés.

Surtout, il était compliqué pour une femme de monter son cabinet et de remplir son carnet de commandes, la place était essentiellement réservée aux hommes. Avant le cimetière, elle a réalisé une villa d’une modernité surprenante. Après, elle s’est concentrée sur des travaux d’urbanisme, mais durant la dictature, sa trace devient floue. Elle n’a pas eu d’enfants ni de frères et sœurs, mais j’ai retrouvé un ami qui m’a fourni quelques photos. On sait qu’elle a embauché un temps Clorindo Manuel José Testa aujourd’hui considéré comme le représentant du brutalisme argentin. J’ai donc souhaité rendre justice à cette femme.

Sexto Panteón vu du ciel.
Sexto Panteón vu du ciel. Federico Cairoli
« Chacarita Moderna » de Léa Namer, édité par Buildings Books
« Chacarita Moderna » de Léa Namer, édité par Buildings Books Federico Cairoli
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