Architecture
Entre la France et le Liban, Youssef Tohme promène sa vision singulière de l’architecture qui, selon lui, doit être en prise avec le monde qui l’entoure et laisser place à l’imprévu.
Il est toujours délicat de s’aventurer dans l’enfance pour expliquer ce qu’une personne est devenue. Le risque du raccourci simpliste ou de la justification établie a posteriori n’est jamais très loin. Chez Youssef Tohme, 52 ans, ce retour aux origines est pourtant essentiel pour comprendre la pensée qui l’anime. Grandir au Liban a profondément influencé la manière dont il envisage aujourd’hui son métier d’architecte. Néanmoins, inutile de chercher une quelconque source d’inspiration dans la guerre, encore moins une vision exacerbée de cet état de fait.
« Je ne veux rien faire du chaos ; je ne veux pas m’en servir, explique-t-il. Le Liban m’a appris qu’il fallait m’intéresser à l’endroit où je me trouve. » Après des études d’architecture à l’université de Beyrouth, puis à l’école d’architecture Paris-Villemin, où il obtient son diplôme, en 1997, avec un travail sur la périphérie parisienne, il collabore quelques années chez Jean Nouvel, notamment sur le projet du Louvre Abou Dhabi.
Ses premières années sont faites d’allers- retours entre Paris et Beyrouth. S’affrontent alors deux visions de la ville et différentes manières de la fabriquer, dans le système de pensée toujours alerte de Youssef Tohme. Son agence YTAA naît officiellement en 2008, à Beyrouth. Parmi les bâtiments qui l’ont fait connaître, l’université Saint-Joseph (USJ), livrée en 2012 (réalisée avec 109 Architectes), est un projet d’envergure qu’il remporte très tôt dans sa carrière professionnelle.
Ce campus universitaire de l’innovation, de l’économie et du sport se situe tout près de l’ancienne démarcation qui a divisé Beyrouth durant la guerre. Cette architecture immaculée en béton clair, d’apparence monolithique, n’en est pas moins pleinement ouverte sur la ville par un jeu de percements multiples. À l’USJ, il explore également la verticalité à travers une emprise au sol de 6 000 m², pour 60 000 m² de surfaces tantôt affectées, tantôt indéterminées.
Accepter l’indétermination, l’absence de limite
Cette dimension de l’imprévu traverse tout son travail. Depuis 2013, l’architecte est à l’œuvre à Bordeaux, dans le quartier Brazza, qui doit, à terme, accueillir 4 500 logements. L’occasion de mettre à l’épreuve la dimension urbaine qui l’a toujours intéressé. Sur les bords de Garonne, il propose une vision d’un urbanisme en mouvement, à rebours d’une planification figée, acceptant l’imprévu comme la possibilité d’évolutions futures. Accueillir la vie et les usages, tout comme l’indétermination, voilà ce qui anime Youssef Tohme.
Un projet sur mesure qui lui permet, comme toujours, de faire un pas de côté et de s’affranchir des idées reçues. À Brazza, il met au point le concept de « volume capable ». On ne vend plus des mètres carrés, mais une hauteur sous plafond de 5 mètres et la possibilité d’investir son logement à sa guise, ainsi qu’une flexibilité autorisant les changements de vie. En 2014, il est le commissaire de la biennale d’architecture bordelaise Agora, qu’il choisit de placer sous le thème de l’espace public. À travers l’exemple de six villes dans le monde, son propos dressait une réflexion sur la manière dont l’espace public est pratiqué, détourné, transformé de manière spontanée par les habitants et les enseignements que l’on pouvait en tirer.
À Paris, au bord du périphérique, il s’attelle, depuis 2017, au futur quartier Bruneseau, dans le 13e arrondissement ; un projet baptisé « Nouvel R », conçu avec Hardel Le Bihan, Adjaye Associates et Buzzo Spinelli. Interrogeant la façon d’habiter la hauteur à Paris, pas moins de 85 000 m² vont être bâtis afin de recréer un lien entre Paris et Ivry-sur-Seine.
Que ce soit Brazza ou Bruneseau, ces deux expériences ont en commun de réfléchir à d’autres manières de fabriquer la ville. L’architecture que défend Youssef Tohme est à l’image du monde dans lequel nous vivons, une architecture à l’écoute du présent. « À travers notre travail, je cherche inlassablement à atteindre et faire sentir un état sans référence, un état simultané d’ancrage et de suspension de soi auquel il n’est que possible d’appartenir. Une situation d’indétermination, d’absence de limite, d’imprévisibilité, de nécessaire relâchement pour être traversé et, peut-être alors, vidé de ses angoisses. Ce sentiment de rattachement très fort d’être là, en même temps que le monde, dans son présent, dans son épaisseur, dans sa masse, dans son mouvement. Toute réflexion relève de cette quête de relation et de ce sentiment-là : le point de rencontre immensément précis entre l’individuel et le collectif. Le collectif n’est pas le nombre, le collectif, c’est le milieu. Cette recherche obsessionnelle explique toutes mes tentations. C’est une quête de relation native et peut-être même de nativité. Un préalable fondamental. Un état de rêve, de désangoisse, de liberté ouverte qu’on éprouve face à la mer. »
Défendre la douceur contre le déterminisme
Beyrouth, où règne « cet état de contradiction permanent, à la fois tendu et doux » l’a mené sur l’idée de « la douceur en architecture ». Pour Youssef Tohme, la douceur est une réponse forte face à la violence du monde. « En tant qu’architecte, je crois intimement dans la douceur, explique-t-il. Je pense que les choses ne sont pas toujours des conflits. Je défends une vision romantique du monde. Cela signifie que je suis idéaliste et résistant. Je crois qu’il peut y avoir de la délicatesse partout. La ville de Beyrouth n’est pas réductible à une morphologie agressive. Il y a aussi beaucoup de douceur dans la ville. Un climat, une géographie, des contacts faciles, une intensité et une chaleur. J’essaie d’intérioriser ces conditions intimes dans mes projets. Cette douceur est porteuse d’une ambiance spéciϔique. C’est cela qui nous rattache à Beyrouth, une certaine magie. Une résilience qui permet à toutes les limites de se déplacer. C’est ce qu’il faut garder », tient-il à souligner.
Chacun de ses projets est ainsi une tentative d’adoucir et d’établir le dialogue avec ce qui dysfonctionne. Nombre de ses projets sont appréhendés sous l’angle « creuser » plutôt que « remplir ». « Il y a une réelle puissance de la douceur, comme un refus de l’agressivité et du déterminisme. Être dans un état de douceur permet de mieux écouter le territoire. C’est pour moi une nécessité. » Youssef Tohme fait preuve d’un calme à toute épreuve. On imagine qu’il ne s’énerve jamais. Ce n’est peut-être pas le cas, mais, à l’image de son architecture, sa condition d’être au monde se niche dans l’accueil de l’autre plutôt que dans une attitude péremptoire qui cherche à imposer une pensée.
Au Liban, dans les environs de Beyrouth, il a construit plusieurs maisons qui illustrent parfaitement cette « capacité d’une architecture à vous transformer ». La notion de limite qu’il interroge dans la villa T, à Kornet Chehouane, face à la mer, en créant des sensations d’infini par l’absence de murs. De même, la villa SC, à Akoura, ou la villa VR, à Ajaltoun, sont autant de tentatives de mettre en tension un paysage, d’éprouver une topographie.
Même chose avec le Kalani Beach, un hôtel de 30 chambres à Halat, au Liban, où des coques en béton plantées dans le sable rompent avec l’image traditionnelle du resort. À l’écoute du monde contemporain certes, mais sans céder à la vitesse effrénée qui le caractérise : « Où que je sois, je refuse d’être dans l’obligation de construire vite. » Les conditions de production urbaine en France l’ont effrayé quand il en a mesuré la lourdeur et l’inertie. Il découvre que l’espace de négociation, très important au Liban, est quasi inexistant en France.
Il y oppose la nécessité impérieuse d’une ville qui ne ferme pas l’horizon des possibles, d’espaces en attente, non finis. « Être à l’écoute du territoire, observer son énergie, c’est la moitié du projet ! » L’incertitude dans lequel le monde a brutalement été plongé avec la crise sanitaire du Covid-19 est un état qu’il connaît depuis toujours : « Je suis né dans le pays de l’imprévu, où on n’est jamais sûr de rien. Comment pouvons-nous intégrer cette dimension dans la fabrication du projet ? Il faut accepter cette zone grise, car c’est elle qui ramène l’échange humain au cœur du processus. »
Il considère ainsi que cette pandémie est « une période de transition intéressante, une expérience collective de l’imprévisible qui a la vertu de mettre tout le monde sur un pied d’égalité ». Il cite souvent le film Ceux qui restent (2007), d’Anne Le Ny. Emmanuelle Devos et Vincent Lindon se rencontrent dans les couloirs de l’hôpital où chacun accompagne son conjoint malade, une histoire où les non-dits laissent place à l’imaginaire sans préméditation. Comme l’architecture de Youssef Tohme.
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