Freddy Mamani est sur ses gardes. Il se méfie des journalistes. Ces dernières années, il regrette la parution d’un certain nombre d’articles superficiels, célébrant une vision esthétisante de son travail haut en couleur, sans se soucier ni de son inspiration – la culture aymara – ni des conditions socio-économiques dans son pays, la Bolivie, le plus pauvre d’Amérique du Sud. Ainsi, son œuvre passerait pour une curiosité folklorique et photogénique, ce qu’il déplore. The Good Life signe son portrait.
Né dans le village rural de Catavi, il est l’aîné d’une fratrie de six enfants. « J’ai grandi de façon très heureuse, mais avec les limites imposées par la vie des hauts plateaux. » La famille décide alors de migrer vers des contrées plus urbaines, à El Alto, l’une des villes les plus hautes du monde.
Il juge ses études « européanisées », trop éloignées de sa culture
Ici, Freddy Mamani fréquente l’école, mais parfait aussi son apprentissage du monde de la construction car, à 13 ans, il commence à travailler avec son père comme aide-maçon : « Un travail très dur qui est généralement effectué par des enfants », se souvient-il. « À partir de cet âge-là, j’ai progressivement gravi les échelons jusqu’à pouvoir étudier à l’université et commencer à concevoir et à construire. »
Des études qu’il juge « européanisées », trop éloignées de sa culture. C’est donc sur le terrain qu’il apprend son métier et comment édifier un bâtiment. Autodidacte, Freddy Mamani n’a pas le diplôme d’architecte, mais son œuvre contribue à métamorphoser El Alto, autrefois banlieue-dortoir de la capitale bolivienne La Paz. Il est guidé par l’impérieux désir de faire voler en éclats l’image de cette ville morne et grisâtre, en proie à une forte croissance.
« J’ai toujours eu une vocation pour devenir architecte et pour construire. J’ai également décidé d’exercer ce métier parce qu’El Alto n’avait pas d’identité architecturale. Cette ville grandit très vite, et je souhaitais renouer avec l’identité de notre peuple à travers l’architecture. Je trouvais qu’El Alto était délaissée, alors j’ai voulu lui redonner des couleurs », précise l’artiste, qui conçoit sa première réalisation en 2002. La question culturelle est fortement ancrée chez Freddy Mamani.
En 2006, Evo Morales, lui-même issu du peuple aymara, est élu à la tête du pays avec un programme très social, et c’est la première fois dans l’histoire de la Bolivie qu’un indigène devient président. Icône de la gauche sud-américaine, Morales incarne le renouveau amérindien, assurant la fierté de toute une population et la reconnaissance d’une d’identité et d’une culture qui disparaissaient progressivement. Ce contexte favorable facilite la pleine expression artistique de Freddy Mamani.
Tons vifs et motifs géométriques
L’usage intense qu’il fait des couleurs vives et des motifs géométriques, inspiré par les textiles de ses ancêtres, n’est pas une fantaisie, mais un hommage appuyé à sa culture aymara. Freddy Mamani, dont El Alto devient le terrain d’expression favori, propose une architecture aymara urbaine, immédiatement reconnaissable, et qu’il qualifie de néo-andine. Depuis ses débuts, il a livré plus d’une centaine de ses bâtiments si insolites et a d’ailleurs inventé un nouveau type architectural : le cholet.
Ses édifices tranchent avec le bâti, froid et monochrome d’El Alto
Chacun des projets de Freddy Mamani s’opère en deux étapes distinctes. D’abord, la structure porteuse de l’édifice, en béton et brique, puis l’ornementation et la décoration, qu’il effectue in situ, comme un peintre s’attaquerait à une toile blanche. Ses édifices rebelles tranchent avec le bâti, froid et monochrome d’El Alto. Ils happent le regard et interpellent. D’ailleurs, à la fin de 2018, la fondation Cartier consacre le travail de Freddy Mamani et lui accorde une place majeure dans son exposition Géométries Sud, du Mexique à la Terre de Feu : s’y dresse une réplique de ses incroyables salles de bal.
« Il est difficile d’imaginer ma vie sans architecture et sans construction », confie celui qui vient tout juste de fêter ses 50 ans. Inspiré par ses ancêtres, l’artiste est l’architecte de la réconciliation, celui qui sait valoriser « une population majoritaire oubliée et marginalisée » et un pays qui, comme beaucoup d’autres, affronte tant bien que mal la mondialisation.