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Le point commun entre le Palazzo Experimental de Venise, le Mama Shelter de Prague et le Fontenille Menorca ? Ces fleurons de la nouvelle hôtellerie française jouent dans la cour des grands, hors de l’Hexagone, et seront bientôt rejoints par d’autres, tels qu’Evok ou MOB. Plein feu sur leurs stratégies, difficultés et succès.
« On loue une voiture et on sillonne tous les petits chemins, carte en main. C’est ainsi qu’on a découvert, dans le Chianti, le palazzo que nous rénovons en ce moment. Comme pour notre premier hôtel à l’étranger, un ancien palais en ruine, sur les hauteurs de Minorque, envahi de ronces comme dans La Belle au bois dormant », se souvient Guillaume Foucher, cocréateur avec son compagnon, Frédéric Biousse, des Domaines de Fontenille. Comme dans une histoire d’amour, c’est un coup de cœur qui a conduit le duo hors du sud de la France où se situaient leurs autres adresses. Le choix de Minorque relevait autant du pragmatisme – moins de trois heures d’avion de Paris – que d’un constat : l’île garde la beauté sauvage d’Ibiza d’il y a vingt ans et une hôtellerie de charme quasi inexistante.
Ce n’est donc pas un hasard si, à peu près au même moment, le trio français de l’Experimental Group dénichait, sur la côte, les 30 hectares d’une ancienne finca rapidement convertie en retraite bobo arty. Résultat : en 2019, Minorque devient le nouveau hot spot des Baléares. Ce coup d’avance peut aussi se jouer sur des destinations classiques telles que Venise ou Madrid, comme l’explique Emmanuel Sauvage, cofondateur et directeur général du groupe Evok : « Comme Paris il y a quinze ans, ces villes ont une hôtellerie ringarde. Même le Cipriani est vieillot, et ne parlons pas du Danieli ! Le temps joue aussi pour nous : à l’ère post-Covid, Venise devra faire le pari d’un tourisme moins mass market, accueillir des adresses plus haut de gamme et modernisées. »
D’ici à 2022, un hôtel Nolinski devrait ainsi pouvoir faire tinter ses clés dans l’ancienne chambre de commerce située à deux pas des boutiques de luxe dans le quartier Saint-Marc. En matière de renouveau vénitien, cette adresse Evok rejoindra l’Experimental Group, qui a ouvert, début 2020, des chambres délicates, sculptées dans un ancien palazzo du quartier peu fréquenté du Dorsoduro – le Grand Canal et ses emplacements premium restant peu accessibles à cette nouvelle vague d’établissements où la nuitée vise des prix démocratiques.
Ils ne sont qu’une poignée d’hôteliers français à tenter l’aventure de l’exportation. Leurs points communs ? Entrepreneurs-nés, tous partagent un appétit prononcé pour le voyage et ont souvent préféré le terrain à l’école hôtelière. L’Europe reste le périmètre naturel de ces Européens – on s’y trouve en terrain familier et les chantiers à visiter restent faciles d’accès. Rares sont ceux qui se sont aventurés outre- Manche – les night-clubbers de l’Experimental y ont ouvert l’Henrietta à Covent Garden, dont la surface devrait doubler d’ici à l’an prochain –, car le Brexit et la concurrence pointue sur place rendent les projets risqués.
Un marché américain plus difficile pour l’hôtellerie française
Quant à tenter l’aventure outre-Atlantique, il est difficile de se mesurer à la concurrence de poids lourds comme Marriott, selon Emmanuel Sauvage. Ou encore de résister au rouleau compresseur de la paperasse, dixit Cyril Aouizerate, le créateur des MOB Hotels : « Contrairement aux idées reçues, les États- Unis sont un pays de contraintes. Les process au niveau des permis sont bien plus complexes qu’en France. Il faut se battre sur tous les sujets, payer des fees et recourir sans cesse à des avocats. Et quand on vous donne une chance, vous devez vite faire vos preuves. »
Ce scénario stressant n’empêche pas Cyril Aouizerate de préparer l’ouverture d’un hôtel MOB à Washington, dans un ancien bâtiment industriel de Union Square de dix étages, qui accueillera 146 chambres. « Ce quartier en voie de gentrification, connu de quelques initiés, reste un coin assez vert, méconnu. C’est comme un autre Brooklyn, où j’avais créé, en 2010, un restaurant-centre culturel avec potager », se souvient l’hôtelier. Un pari qui devrait être suivi, courant 2023, d’une autre audace : la transformation d’un ancien baraquement militaire en auberge de 250 chambres sur Governors Island, à quelques encablures du sud de Manhattan.
Dans un marché international dominé par la logique des grands groupes, ces Français tirent leur épingle du jeu en produisant surtout de petites unités – rarement plus de 60 chambres, dans un esprit artisanal de création de collections. Être né au pays de Philippe Starck et de la haute couture confère un avantage, estime Édouard Daehn, président de Marugal France, un groupe hispano-français qui crée des hôtels en marque blanche : « La culture française donne un crédit indéniable, une aura de bon goût. On nous trouve arrogants, mais on vient nous chercher car on sait créer des aspérités intéressantes. » Chez Evok, on renchérit : « La France jouit d’un vrai rayonnement, même si nous avons tendance à nous sous-estimer. »
À chacun sa déco signature
Côté déco, la French touch relève un défi de taille : s’affranchir de l’hégémonie fantaisiste anglo-saxonne pour trouver sa petite musique basée sur une narration esthétique tout en nuances. À chacun sa signature : chez Mama Shelter, c’est la griffe prestigieuse de Philippe Stark qui façonne la marque à ses débuts, tricotant un style éclectique, fait de design graphique, de couleurs contrastées et d’humour – d’autres architectes d’intérieur, Dion & Arles en tête, dupliquent et adaptent désormais ces codes dans les établissements plus récents de Londres ou Paris Porte de Versailles.
À l’Experimental, c’est la styliste Dorothée Meilichzon, designer industrielle de formation, qui orchestre les décors des bars, restaurants et hôtels du groupe. En virtuose des espaces graphiques et des décors verts ou noir et blanc rehaussés d’une touche de rouge, elle s’inspire de l’histoire des lieux pour signer ses décors haut de gamme. « Nous sommes dans le quatre étoiles et demie. Les prestations et le design rappellent le 5‑étoiles, assoupli par un service décontracté et chaleureux, plutôt style jeans et baskets », précise Romée de Goriainoff, l’un des trois cofondateurs.
Dans tous les cas, la maîtrise d’ouvrage est confiée à des entrepreneurs locaux qui connaissent les rouages administratifs, le terrain et ses artisans. Exemple : « À Minorque, il y a des portails sublimes et très simples, faits de rameaux d’olivier. Faire appel à ces savoir-faire traditionnels, en décoration comme en horticulture, est une aventure vraiment fascinante », s’émeut Guillaume Foucher.
Propriétaires ou locataires, les deux écoles de l’hôtellerie française
Comment s’organisent les affaires sur le plan financier ? On retrouve souvent en coulisses un fonds d’investissement, qui fournit partie ou totalité des fonds nécessaires à la rénovation et à l’ouverture : ce sont la foncière Zaka Investments, dirigée par Pierre Bastid, chez Evok, le groupe d’investisseurs privés Florac aux Domaines de Fontenille, ou Michel Reybier chez MOB.
Autre cas de figure : le groupe hôtelier s’associe avec un partenaire local, propriétaire foncier, d’immeubles ou d’hôtels à valoriser (c’est le modèle économique de Mama Shelter). Vaut-il mieux être propriétaire des murs ou les louer ? Les deux écoles existent. Chez Experimental Group, qui achète des bâtiments pour les rénover et les revend après démarrage de l’exploitation quand le besoin de liquidités se fait sentir, on soutient que les revenus tirés de l’activité hôtelière sont plus intéressants que ceux du foncier.
Aux Domaines de Fontenille comme chez Evok, l’acquisition immobilière est au cœur du dispositif, et les biens rénovés sont ensuite gérés en direct comme des demeures privées. Le plus délicat est ailleurs, dans le recrutement des équipes. Chez tous les acteurs, les embauches privilégient le marché local. Recruter et fidéliser des talents dans un secteur notoirement en tension reste l’enjeu majeur… du moins habituellement. « Pendant l’épidémie de Covid-19, tout a changé. Pour une annonce, on reçoit cent candidatures de très haut niveau. Du jamais-vu », constate Romée de Goriainoff. Après l’éprouvante année 2020, espérons que ce « jamais-vu » amorce un renouveau sans précédent.
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