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Denis Bontemps, savoyard d’adoption, s’est érigé en quelques années en figure forte d’un créneau hyperspécialisé : les circuits auto miniatures de luxe. Entouré de sous-traitants tous plus pointus les uns que les autres, il façonne sur mesure des pistes au look vintage traversant de délicats paysages et sur lesquelles s’élancent de chic cylindrées de poche. Visite chez un grand enfant passionné.
Aucun effluve de pétrole n’émane de ces circuits automobiles. Pas de vacarme invraisemblable quand les bolides vous frôlent – un bourdonnement, un crissement tout au plus. Pas de pilote non plus : on dirige lesdits bolides par l’entremise d’une petite manette. D’ailleurs, ces Maserati et autres épatantes cylindrées tiennent dans le creux de la main. Mais les minicircuits de course auto que façonne Denis Bontemps d’une main passionnée n’ont pas vocation à être des jeux d’enfants. Réalisés sur mesure, mobilisant des heures de travail et des trésors de minutie, c’est aux adultes esthètes (et fortunés) qu’ils s’adressent – comptez entre 33 000 et 75 000 euros le circuit –, à ces enfants des années 60, 70 et peut-être même 80, dont les rêves nostalgiques sont peuplés de F1 aux couleurs pop et de tours de contrôle aux accents fifties.
Car n’allez pas parler à Denis Bontemps des circuits d’Abou Dhabi ou de Singapour, ces fleurons des années 2000 télégéniques à souhait. Il n’y a pas mis les pieds, ça non, mais il voit d’ici à quel point leur look est trop nickel, trop parfait, trop moderne, aseptisé, mondialisé, voire « disneylandesque » – un hôtel de luxe enjambe vertigineusement celui d’Abou Dhabi.
Les circuits qui l’inspirent (Le Castellet, Pau, Monza…), eux, ont bien plus de cachet et d’années au compteur. Parfois même ils n’existent plus. Ou alors à l’état de fantômes, comme celui de Paramount Ranch, près de Malibu, où James Dean, dit-on, se livrait à de grisants tours de pistes, Brushing au vent et lunettes noires sur le nez – ivre de vitesse, il se tua plus tard au volant de sa Porsche 550 dans un banal accident de la route. Un circuit si dangereux qu’il n’a tenu que deux saisons, en 1956 et 1957, avant de sombrer dans l’abandon, mais qui trône, fantasmé, recomposé à l’échelle 1/32, dans l’atelier de Denis Bontemps.
Les circuits qui inspirent Denis Bontemps – Le Castellet, Pau, Monza – ont bien plus de cachet que ceux d’Abou Dhabi ou Singapour
La proportion 1/32 ne sort pas de nulle part. C’est une norme de miniaturisation, si bien que notre artisan a nommé son entreprise Trajectoire 1:32. Cette échelle trouverait son origine chez le fabricant de jouets agricoles Britains : ses ingénieurs se seraient aperçus que les tracteurs, les enrubanneuses et autres bennes à ensilage, mais aussi les veaux, vaches, cochons, tenaient idéalement dans une main d’enfant quand on les reproduisait 32 fois plus petits que leur taille réelle. D’ailleurs, avant de se lancer dans les circuits pièces uniques, Denis Bontemps s’est fait la main sur les voitures miniatures.
Nous sommes dans les années 2000, à Bourges, sa ville d’origine, où il officie dans la conception de meubles. « Je n’étais pas vraiment designer, s’excuse-t-il presque. Disons que je faisais de l’aménagement de bureaux, ce qui consiste, dans les faits, à mettre des armoires et des chaises dans les entreprises. »
Ce qui, dit comme cela, n’a rien de bien folichon. Alors, à ses heures perdues, il se reconnecte à ces soirées fiévreuses d’adolescence au cours desquelles il disputait des courses de Renault 12 avec ses cousins sur le circuit électrique familial estampillé Scalextric, la firme indétrônée du domaine. Lui vient alors l’idée de ressortir ses Renault 12 des cartons, puis d’en façonner de nouvelles. Il lorgne ensuite sur les Simca CG, entre autres modestes voitures de course et de rallye qui, moins prestigieuses que les Cadillac, Maserati et consorts, n’avaient pas forcément la cote chez les fous de slot racing – terme usuel des courses en miniature.
Par l’entremise des forums, ces réseaux sociaux d’avant Facebook et Instagram, où les passions les plus ciblées, les niches les plus pointues, agrègent et solidarisent leurs aficionados, Denis Bontemps va se faire un nom dans le segment des minivoitures populaires.
La région alpine, vivier de professionnels
C’est à la faveur d’un déménagement en Haute-Savoie, en 2017, que ce hobby pas banal va prendre de l’ampleur, du relief oserait-on dire, jusqu’à prendre l’ascendant sur la vie professionnelle « classique ». On pourrait croire que Denis Bontemps s’est choisi le plus alpin des départements pour ses routes sinueuses qui filent entre pâturages et forêts sur lesquelles, amateur de motos, il a plaisir à conduire – une Honda d’antan aux tonalités vert bouteille trône dans son garage. Ou bien, plus prosaïquement, pour sa proximité avec la Suisse, où les acheteurs de beaux objets à fort pouvoir d’achat sont bien plus nombreux au kilomètre carré que par chez nous, ce qui pourrait bien gonfler sa clientèle.
Rien de tout cela : l’épouse de Denis Bontemps, Carole, fonctionnaire, avait obligation de mutation vers le Calvados, le fin fond du Cher ou la Haute-Savoie, alors le couple a simplement choisi la plus riante des trois destinations. Pour Denis Bontemps, berrichon depuis des générations, déménager n’est pas un acte anodin. L’inclination pour la mobilité ne va pas de soi. Quand on est du Berry, il le dit lui-même, en général on y reste.
Si c’est sa femme Carole qui « a muté », comme on dit dans la langue administrative, c’est peut-être lui qui a accompli la plus grande des mutations : au diable les tristes armoires de bureau, il découvre que les départements alpins, plus dynamiques, plus riches que la région Centre, concentrent un vivier de professionnels très spécialisés dont les savoir-faire seraient fort utiles aux rêves de circuits sur mesure qu’il caresse.
De rencontres en poignées de mains, par bouche-à-oreille, il va alors se constituer très vite un réseau de collaborateurs et de sous- traitants du cru. Pour les pistes des circuits, il y a David Caille, basé à Etercy : Denis Bontemps conçoit par dessin assisté par ordinateur (DAO) des tracés précis – le moindre virage du circuit, le moindre renflement de chaussée sont là – que les machines de David Caille découpent ensuite dans des planches.
Pour les moulages résine des personnages et objets qui peuplent les circuits, il y a la PME Protop Création, sise à Argonay. A charge ensuite pour Sandra Teyssier, une graphiste installée à Arthaz-Pont-Notre-Dame, experte en pinstriping – cette discipline minutieuse consistant à appliquer de fines décorations sur les carrosseries – de colorer les figurines à l’aide d’un pinceau en poils de queue de renard, ce qu’elle fait à merveille, elle qui a la science et la sensibilité, dixit Denis Bontemps, des jeux d’ombre et de lumière.
« J’aime qu’il y ait dans mes circuits des recoins sombres, où l’on se garderait bien d’aller. Quelque chose de sauvage ici ou là. »
Quant aux éléments architecturaux des circuits, ils lui sont livrés en kit, après force discussions et croquis préalables, par Marc Fröhlich, un ancien de chez Deniveau – la société qui fabriquait les décors monumentaux des défilés Chanel au Grand Palais période Lagerfeld – qui coule désormais une retraite paisible, mais pas inactive, entre Levallois et le Limousin. Denis Bontemps, lui, vit et travaille dans un corps de ferme savoyard du XIXe siècle cerné de verdure, un logis où s’éparpillent quelques beaux objets du temps jadis, comme autant de coups d’oeil jetés dans le rétro de la domotique et des arts décoratifs : ici, une horloge à la gloire du Saint-Raphaël, cet apéritif amer que sirotaient nos aïeux, là un poste de radio Manufrance de 1936 sur lequel on ne serait pas surpris d’entendre crépiter les voix chevrotantes de Radio Paris, là encore une vieille affiche du Parti socialiste polonais, le pays des ancêtres de Carole Bontemps.
Et puis un atelier ordonné, succession de plans de travail, empilements de boîtes à outils, montagnes de casiers à vis, clous et boulons, qui paraissent à l’ignare des travaux manuels que nous sommes tous plus abscons les uns que les autres… alors notre oeil, qui s’accroche à ce qu’il peut, furète davantage entre les embryons de nanohabitacles, les microjantes, les aréopages de minibonshommes pas encore colorés qui attendent leur sort empalés sur de grands cure-dents.
L’atelier d’un artisan ou d’un artiste a ceci de stimulant qu’il oblige l’esprit du visiteur à dresser des passerelles entre des signaux épars – fragments d’objets, attirail technique – et l’oeuvre finale, comme un défi façon puzzle lancé à l’esprit. Moins abstrait toutefois, il y a dans l’atelier de Denis Bontemps un pan de mur, à la manière d’un moodboard, où l’on a punaisé des photos d’archives en noir et blanc ou sépia, prises sur le vif en marge des courses.
La posture du « c’était mieux avant », Denis Bontemps n’a pas envie de l’arborer. On aura compris tout de même que son imaginaire se nourrit d’une période – les années 50 à 70 – où l’on fumait clope sur clope dans les paddocks, où des « nénettes en pattes d’éph » encourageaient leurs champions en dépit de ce que recommanderait la prudence, où l’on changeait les roues à la bonne franquette, une époque, en somme, un peu plus lâche et relax à l’endroit des normes.
Arrière-plans et clins d’oeil
Ces saynètes savoureuses et ces drôle de détails, on les retrouve sur les circuits que Denis Bontemps compose : comme dans un tableau de la Renaissance, les arrière-plans et les clins d’oeil ont presque autant à nous dire que le gros oeuvre. Sur l’un des circuits qui s’étalent dans le salon des Bontemps, on remarque en bordure de piste un monsieur ventru à chapeau mou : c’est Alfred Neubauer, patron iconique de l’équipe Mercedes entre 1926 et 1955, qui surveille la course. Au pied d’un pylône, on note une touffe d’herbes folles qui prend ses aises. Sous un pan de chaussée, une cavité un peu coupe-gorge.
« J’aime qu’il y ait dans mes circuits des recoins sombres, où l’on se garderait bien d’aller. Quelque chose de sauvage ici ou là. » Des incongruités et des décalages, aussi. Ce qu’il aime dans le circuit de Monza, en Lombardie, par exemple, c’est qu’il se déploie dans un grand parc arboré et suranné : « On a l’impression d’être dans une ville d’eau, une sorte de Vichy, avec des gens qui courent ou qui trimballent leur chien. Et puis d’un coup un “vrrrroum” assourdissant. »
Même tendresse pour le circuit des 24 Heures du Mans, plein « d’imperfections, de salissures ». L’an dernier, coup de bol, il trouve par terre un pass VIP grâce auquel il a musardé dans tous les recoins du circuit mythique de la Sarthe tout en discutant le bout de gras avec les riches amateurs de courses, lesquels déboursent jusqu’à 3 000 euros pour un tel sésame. Ces potentiels futurs clients, Denis Bontemps les rencontre ainsi : « au culot et à la bonne gueule ».
Au circuit du Castellet, il débarque dans les paddocks en toute bonhomie avec sa plaquette à spirales en guise de carte de visite. Au dernier salon Rétromobile de Paris, en février 2020, grand-messe des autos (à taille réelle) de collection, il a loué un stand sur lequel, dénotant parmi les exposants, il a montré l’un de ses circuits miniatures – enfin, 3,6 x 1,5 m tout de même. « Les gens qui passaient me voir, tous âges et tous sexes confondus, avaient des yeux d’enfant qui brillaient. Certains même en pleuraient presque d’émotion. » Ah ! le pouvoir des madeleines proustiennes…
Au début, index à fond sur la détente, on fait valdinguer notre voiture en permanence dans le décor, puis la main se décrispe…
Ces visiteurs de Rétromobile aux très onéreuses passions, arrivant et repartant en jet, caracolant pour certains parmi les 500 premières fortunes de France, ne sont pas du même monde que Denis Bontemps, fils de chauffagiste. Entre amateurs de beautés vintage, cependant, le courant passe – et les ventes se concluent. Les désirs, lubies, fantaisies de ses clients, Denis Bontemps les embrasse.
Untel souhaite figurer en personne, dissimulé parmi les petits personnages, sur son circuit façon « Où est Charlie ? » ? Pas de problème : Denis Bontemps s’adresse alors à une PME de Saint-Chamond, dans la Loire, qui réalise des figurines haute définition à partir de vraies personnes : il faut alors se rendre chez ledit client, lui faire subir un bref scanner à partir duquel une imprimante 3D façonnera trait pour trait, mais à l’échelle 1/32, un miniclient – circuits vintage, oui, mais techniques dernier cri.
Tel autre désire voir courir sur son circuit une voiture imaginaire qu’il faudra, en l’absence de prototype, créer de toutes pièces ? Pas de problème non plus : il lui en coûtera tout de même entre 3 000 et 5 000 euros supplémentaires eu égard à la masse de travail que cela requiert. Il y a, enfin, les aménagements spéciaux que nécessite l’arrivée d’un circuit dans une maison, toute grande soit-elle. Il faut fabriquer un meuble, une table pour le surélever – les propriétaires de ces joujoux ont passé l’âge de jouer assis par terre –, alors Denis Bontemps, dans ces cas-là, mobilise les compétences de son ancienne vie.
L’un de ses clients, heureux possesseur d’une collection de Jaguar, a même l’intention d’installer son circuit miniature sur une mezzanine spécialement conçue qui surplomberait son écurie de belles cylindrées. Pour que ces rêves et desiderata prennent forme, Denis Bontemps et ses clients s’entretiennent longtemps, plusieurs fois. Une fois d’accord sur l’esthétique et les dimensions, Denis Bontemps ne va pas faire valider au client un plan 3D à l’ordinateur – trop barbant, trop sans âme. Il s’adresse à un illustrateur, Christophe Merlin, qui produit pour l’occasion, avant chaque fabrication, un dessin au look BD très stylé. A toutes les étapes du processus, ainsi, il y a de l’art, de l’inventivité, du perfectionnisme, qui se logent.
De véritables oeuvres d’art
Mais alors, pièces de musée ou bijoux ludiques, ces circuits ? Face à tant de préciosité, on aurait presque peur d’y jouer. Un peu comme ces grands-parents qui ne sortent jamais l’argenterie ni le service en cristal de leurs vitrines par crainte des bris et des dommages. D’une main tremblante toutefois, on s’est saisi d’une manette, sur invitation de Denis Bontemps, et on s’est lancé dans une course-poursuite avec le maître des lieux.
Il faut du doigté, une dextérité certaine pour réguler la vitesse de ces petites voitures selon que la piste tourne ou file droit. Ce dont on manque au début : pied au plancher, ou plutôt index à fond sur la détente, on fait valdinguer notre auto en permanence dans le décor – un bosquet de conifères confectionné à partir de brindilles naturelles – qui, malgré ses allures « bonzaïesques », n’a pas l’air trop contrarié. Et puis la main se décrispe – on était à deux doigts de la tendinite.
Les saccades s’adoucissent. Moins les pointes de vitesse, c’est alors la fluidité du mouvement, le ronron des roues, qui séduisent le joueur novice que nous sommes. Moins qu’à une compétition, c’est à un road-trip qui se mord la queue qu’on se livre, mais dont les répétitions, justement, se révèlent rapidement hypnotiques. Les couleurs pétaradantes et les lignes modernistes des petites bâtisses alentour ne gâchent rien. Un regret nous étreint alors : celui d’avoir passé notre jeunesse vissé à nos consoles tout en regardant de haut les jeux non vidéo.