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Après des années de défiance, l’entreprise californienne est entrée en 2020 dans une nouvelle ère : des usines qui tournent, des ventes qui décollent, une cotation à la Bourse qui s’envole… Comme si elle atteignait la maturité des constructeurs automobiles de l’ancien monde en conservant les méthodes disruptives d’une start-up. De quoi rejoindre le club des géants technologiques du XXIe siècle ?
Doit-on faire confiance à Elon Musk ou à la Bourse pour croire en l’avenir de Tesla ? De son imprévisible patron, la start-up vit depuis une quinzaine d’années les coups de génie et les foucades fracassantes. Du casino de Wall Street, la firme californienne connaît les hauts et les bas, et aujourd’hui les très hauts, comme si le cours de l’action avait embarqué dans une fusée Space X, l’autre joujou de l’entrepreneur d’origine sud-africaine : il a fallu dix ans pour atteindre les 500 dollars, six mois de plus pour passer le cap des 1 000 dollars, et huit jours seulement pour dépasser les 1 500 dollars…
L’emballement l’a propulsé au-delà de 2 000 dollars, accélérant radicalement la trajectoire de ce constructeur automobile d’un nouveau type. L’ingénieur français Philippe Chain, passé par Tesla au début des années 2010 – nettement moins fastes –, le résume parfaitement : « Le cours de l’action montre que les investisseurs y croient désormais. Mais c’est une entreprise constamment innovante, qui passe son temps à réaliser des trucs impossibles. Si ce qui a été accompli en 2020 marque effectivement une rupture, ce n’est peut-être rien par rapport à ce qui viendra en 2022 ou en 2025… » C’est la clé : toujours rester une entreprise du futur.
La courte histoire de Tesla en témoigne. Si les deux fondateurs, les ingénieurs américains Martin Eberhard et Marc Tarpenning, sont tombés dans l’oubli, c’est qu’ils ont ouvert très vite, sans doute trop vite, leur start-up à un entrepreneur très spécial. Elon Musk en a pris le contrôle en 2004 pour 6,5 millions de dollars seulement. Il livre dès 2006 le « Master Plan », qui expose sa vision d’un monde décarboné et guide toujours le fonctionnement atypique de Tesla. « Les geeks et les blouses bleues cohabitent au quotidien dans l’atelier sans aucune distinction de niveau ou de fonction », écrit Michaël Valentin dans son essai Le Modèle Tesla, qui en décrypte l’organisation du travail ou le système de management.
Un ordinateur sur roues
Dans un secteur automobile qui n’a pas connu de transformation fondamentale depuis un siècle et l’avènement du fordisme, cette révolution part d’une avancée technologique : une Tesla, c’est avant tout un ordinateur auquel on a ajouté des roues et un volant. Cette rupture radicale a forcément rencontré des déboires : jusqu’en 2018, les défaillances des véhicules ou la difficile montée en cadence de la production ont mis à mal le modèle, cumulant environ 6 milliards de dollars de pertes et poussant l’entreprise au bord de la faillite plusieurs fois, en raison aussi du besoin de capitaux élevé que demande l’activité automobile.
Pour autant, le « Master Plan », actualisé en 2016, n’a jamais dévié de ses objectifs. « Elon a l’habitude de demander si une loi de la physique empêche de faire quelque chose, raconte-t-on en interne. Si la réponse est non, il faut persévérer jusqu’à l’obsession. » Vice-président qualité en 2011 et 2012, initiateur aujourd’hui du projet français Verkor de fabrication de batteries avec d’autres anciens de Tesla, Philippe Chain se souvient d’un autre précepte de Musk : « Il est interdit d’attendre, nous répétait-il souvent. Par exemple, inutile d’attendre d’obtenir le permis de construire pour commencer à bâtir une usine ! »
De même, l’interdiction des autorités californiennes ne l’a pas empêché de relancer la production du site de Fremont, en pleine épidémie de Covid-19. Témérité ou irresponsabilité, c’est surtout le succès de la Model 3 qui ne peut pas attendre. Cette berline familiale symbolise le pivot qu’opère la marque actuellement : passer de la niche à la masse, avec un premier objectif de 500 000 voitures écoulées au total en 2020, qui devrait être atteint malgré la crise sanitaire.
Tesla, 5 ans d’avance sur ses concurrents
La construction d’une gamme est un défi pour Tesla. Le SUV Model Y, déjà commercialisé aux Etats-Unis et l’an prochain en Europe, doit prolonger le succès de la Model 3. L’arrivée du pick-up, probable blockbuster en Amérique, et d’une compacte bon marché, possible Model 2, pourrait faire basculer les volumes dans une autre dimension. Les scénarios optimistes lui voient vendre jusqu’à 6 millions d’unités en 2030.
Sans que la concurrence – des constructeurs traditionnels convertis à l’électrique ou des nouveaux entrants, comme Xpeng ou Polestar – ne la bride, selon les experts. « Tesla a cinq ans d’avance et court plus vite que les autres », assure Philippe Chain. « La disruption de Tesla tient dans la batterie et le software, explique Philippe Houchois, analyste réputé du secteur chez Jefferies. Sur ces deux points, l’avance est grande. Le décalage peut même se creuser avec les acteurs historiques pour lesquels vendre une voiture électrique, avec des investissements très lourds, représente une thermique en moins. Pour Tesla, c’est de la croissance nette. »
Comme les autres investisseurs, Philippe Houchois a une vision particulièrement positive de l’avenir de Tesla. Il a relevé ses prévisions fin août après une année où « les promesses ont été tenues sans douleur pour la première fois ». La firme a dégagé des bénéfices pendant quatre trimestres consécutifs, de juillet 2019 à juin 2020, même si la cession de crédits CO2 à d’autres constructeurs y a largement contribué.
« On participe ainsi à la mutation vers l’électrique, rétorque-t-on en interne. C’est bon pour le marché et c’est bon pour nous. » De plus en plus, les revenus vont provenir de la vente de licences, sur les logiciels notamment, alors que l’intégration de SolarCity, payée 2,6 milliards de dollars, accélère la diversification vers le stockage et le partage d’énergie renouvelable, une activité clé qui doit peser autant que l’automobile dans le futur.
Le titre Tesla fractionné par cinq
Les dépenses, elles, restent élevées, principalement consacrées au développement des usines. Mais les frais de publicité sont quasi nuls – les clients fans assurent la promo –, et un plan de réduction des salaires a été adopté au printemps. Tout cela justifie-t-il un cours de l’action « aberrant » selon certains brokers qui parient toujours sur sa chute ?
Fin août, la direction de l’entreprise a décidé de fractionner le titre, coté à plus de 2 000 dollars, par cinq pour le rendre plus accessible, renforçant sa popularité auprès des investisseurs particuliers. Dans le contexte actuel, Tesla apparaît comme un remède anticrise, qui épouse les aspirations environnementales de l’époque.
Résultat : quand tous les constructeurs plongent, en ligne avec la doctrine d’un secteur à la santé directement corrélée au niveau de croissance des économies, ses ventes et sa part de marché continuent de progresser en 2020. Le moment va-t-il arriver où Tesla la disruptive va incarner la nouvelle normalité : une automobile qui sera essentiellement électrique, remplie de technologie et d’intelligence artificielle, vendue à un prix moyen bien plus élevé qu’aujourd’hui ? Les experts annoncent sa généralisation pour 2035. Tesla y est peut-être déjà.
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