The Good Business
Ce groupe zurichois vend deux millions de tonnes de chocolat par an aux grandes marques de tablettes et de glaces, ainsi qu’aux confiseurs, aux chefs et aux pâtissiers. Ses chercheurs ont mis au point Ruby, un chocolat (naturellement) rose qui arrive dans les rayons.
Amateurs de chocolat, lorsque vous achetez une nouvelle tablette à 75 % de cacao, prenez le temps d’apprécier ses arômes, son goût et la sensation en bouche. Comme pour la découverte d’un grand vin, d’un parfum ou d’un cigare cubain, expérimentez le rituel mis au point par Barry Callebaut, le géant du chocolat zurichois. Il comporte cinq étapes faisant intervenir vos cinq sens. D’abord, la vue : posez la tablette sur une serviette de table blanche, et examinez son apparence. Ensuite, le toucher : pressez le chocolat entre vos doigts, puis frottez-le pour évaluer sa sensibilité et son rythme de fonte.
Suit l’ouïe : approchez le chocolat de votre oreille et, les yeux fermés, cassez-le d’un coup sec. Après cela, l’odorat : frottez le chocolat entre vos doigts avant de les porter à votre nez, et reniflez lentement trois fois, en sentant votre propre odeur entre chaque inspiration, de façon à repartir avec un nez « neutre ». Enfin, le goût : pincez-vous le nez, mordez et laissez fondre, puis libérez le nez et prenez une profonde inspiration. Pressez ensuite le chocolat contre votre palais et explorez la sensation en essayant de distinguer les notes aromatiques.
Rencontre du 4e type
Si vous appliquez ce rituel à la découverte du chocolat rose baptisé Ruby, vous vous apercevrez qu’il est très doux, avec une pointe d’acidité et des notes de fruits rouges. Cette création de Barry Callebaut est le quatrième type de chocolat à voir le jour, après l’invention du chocolat noir, en Angleterre (1821), puis du chocolat au lait (1875) et du chocolat blanc (1931), en Suisse. Selon la firme de Zurich, Ruby doit sa couleur à une sélection de fèves de cacao particulières ainsi qu’à un procédé de torréfaction spécial. Présenté à Shanghai fin 2017, il est commercialisé en quantités limitées par Kit Kat, Baci, Leonidas, Nestlé (dans la série « Les Recettes de l’atelier »), Fazer, en attendant qu’une flopée d’autres marques l’ajoutent à leur gamme.
En effet, Barry Callebaut est un grossiste : l’entreprise livre l’essentiel des deux millions de tonnes de chocolat qu’elle produit chaque année aux fabricants de tablettes et de bouchées, mais aussi de glaces, de biscuits et de confiseries. Ses principaux clients sont les géants Mondelez (marques Cadbury, Côte d’Or, Toblerone, Milka…), Nestlé (Crunch, Milky Bar, After Eight, Smarties, Kit Kat…), Unilever (Magnum, Ben & Jerry’s, Carte d’Or…) et Hershey’s (qui possède Cadbury et Kit Kat aux Etats-Unis).
Développement durable : encore un effort
Pauvreté des cultivateurs, travail des enfants, déforestation, empreinte carbone excessive : les plantations de cacao ont de gros problèmes structurels. Le groupe collecte des données sur les plantations (130 000 ont déjà été cartographiées), puis propose à chaque fermier des solutions : usage de fertilisants, plantation d’arbres protégeant les cacaoyers du soleil, création d’un petit élevage (poules, chèvres) et d’un jardin maraîcher, micro-emprunts remboursés lors de la récolte…
« La clé, c’est le niveau de vie des planteurs, et il passe par une hausse de la productivité, surtout en Afrique », explique Pablo Perversi, directeur de l’innovation et du développement durable. Ainsi, non seulement les plantations de la Côte d’Ivoire, premier producteur mondial de cacao, sont minuscules, mais elles ne délivrent que 400 kg de fèves par hectare, contre 2 000 en Equateur. Problème : le gouvernement ivoirien, qui fixe le cours de vente du cacao dans le pays, estime qu’une hausse de la productivité ferait chuter les prix. « Nous discutons avec les autorités, et espérons les convaincre… Le développement 100 % durable sera une marche longue. Mais pas question de stopper nos efforts », affirme Pablo Perversi.
Leader du chocolat industriel
Barry Callebaut est la création de Klaus Jacobs, né dans une dynastie du café. Ce Suisse d’origine allemande fit l’acquisition des marques Suchard, Milka, Toblerone et Tobler en 1982, puis revendit, en 1990, sa firme Jacobs Suchard, devenue un empire du chocolat et du café, à Philip Morris. Il garde néanmoins le spécialiste belge du chocolat de couverture Callebaut, rachète en 1996 le fabricant français Barry, fusionne ces deux marques, avant d’adjoindre au nouveau groupe la firme Van Houten, en 2000. Il crée ainsi le leader mondial du chocolat industriel. Aujourd’hui coté à la Bourse de Zurich, mais contrôlé à 50,1 % par la fondation Jacobs créée par Klaus avant son décès, Barry Callebaut possède 59 usines dans le monde et réalise un chiffre d’affaires de 6,1 milliards d’euros.
A Wieze, l’un des deux principaux centres européens de R&D, on met au point les chocolats du futur. Les chercheurs s’appuient sur les tendances identifiées par le département marketing : montée des gammes premium « origine unique » ou proposant une expérience multisensorielle, développement du sur-mesure avec des éditions limitées et des ingrédients améliorant l’humeur (tels que les flavonols), respect des ressources avec des produits 100 % naturels et traçables jusqu’à la plantation de cacao.
« Nous avons aussi segmenté le marché par tranches d’âge : des millennials (fraîcheur, bio, bon profil nutritionnel, petites portions…) aux seniors en bonne santé (goût, riche en protéines, fibres, bénéfices digestifs, amélioration des fonctions cognitives…) », explique Bas Smit, le vice-président marketing. Après la sortie du chocolat à taux très réduit en sucre en 2004 – il est remplacé par des fibres de gousses de cacao, moins caloriques et plus faciles à digérer que le saccharose –, Barry Callebaut a lancé le chocolat sans lactose en 2010.
Barry Callebaut à l’international
Depuis, l’entreprise a raffiné son usage du souchet, du quinoa et de l’avoine pour multiplier les créations sans produits laitiers, voire sans gluten, tel le Magnum Vegan. Les chercheurs du groupe ont aussi à leur actif le chocolat contenant des probiotiques, ainsi que le chocolat résistant à la chaleur, qui fond à 38 °C au lieu de 34, ce qui améliore les possibilités de distribution dans les pays chauds émergents. Sans compter, bien entendu, l’innovation majeure qu’est le rose Ruby.
Pour ces clients, l’entreprise a fondé 21 Académies du chocolat, de São Paulo à Tokyo en passant par Singapour et Bombay. Les chefs qui les dirigent (parmi lesquels plusieurs chocolatiers Meilleur ouvrier de France) proposent des formations à 500 artisans et professionnels du monde entier. On y apprend à recouvrir les glaces d’un placage, à réaliser des barrettes avec inclusion de meringue à la framboise ou à préparer des yaourts avec des miettes de brownies. Pour rester à la pointe des technologies, Barry Callebaut a acquis des fabricants spécialistes des miniatures, de la décoration, des textures, des inclusions et de l’impression sur chocolat, tels que l’américain Gertrude Hawk Ingredients et l’italien D’Orsogna Dolciaria.
Enfin, le service « Or noir » propose aux chocolatiers indépendants et aux chefs de créer en laboratoire leur variété exclusive de chocolat, en choisissant parmi 27 notes organoleptiques (floral, épicé, fruité…). L’Espagnol Jordi Roca (3 étoiles Michelin), le grand magasin Harrods, les chocolatiers vedettes Pierre Mirgalet (Gironde) et Shigeo Hirai (Tokyo) font ainsi partie des « auteurs » d’un chocolat unique, qui n’appartient qu’à eux.
La croissance rapide de Barry Callebaut témoigne de ces efforts visant à renouveler l’univers du chocolat : + 6,3 % en volume sur l’année fiscale 2017-2018, contre + 1,8 % sur le marché global. Si ce groupe B2B affiche une faible notoriété, il n’en est pas moins l’acteur le plus performant de l’une des industries emblématiques de la Suisse.