The Good Business
Les prix de l’immobilier s’envolent à Shanghai. Ils y ont atteint le niveau des capitales de pays développés. Pourtant, la frénésie d’achat continue, et certains experts s’alarment de la formation d’une bulle dont l’explosion aurait des conséquences désastreuses.
Parmi les films qu’Air France propose sur son vol Paris – Shanghai, il y a The Big Short, Le Casse du siècle, qui raconte comment une poignée de gérants de fonds américains ont pris conscience avant tout le monde de la bulle immobilière qui a déclenché, en 2008, la dévastatrice crise des subprimes. Une bonne introduction à la découverte du marché immobilier de Shanghai. A l’arrivée, tous les symptômes de la dérive spéculative que Brad Pitt, Ryan Gosling et Steve Carell déchiffrent à l’écran semblent réunis pour un remake chinois de ce thriller financier. D’abord, l’incroyable envolée des prix : en septembre dernier, leur hausse sur un an atteignait en moyenne 33 % à Shanghai, et même 44,5 % pour les appartements neufs. A Shenzhen ou à Hangzhou, l’augmentation moyenne sur un an dépassait 50 %… Ensuite, le niveau stratosphérique auquel les transactions se concluent désormais. Selon Colliers International, à Shanghai (qui couvre une surface équivalente à la moitié de l’Ile-de-France), les prix s’établissent à 5 500 euros le mètre carré en moyenne dans le neuf, et à plus de 10 000 euros dans le haut de gamme et le luxe. Dans des quartiers situés à près de 40 kilomètres du centre, comme Jiading, Qingpu ou Fengxian, la plupart des projets sont commercialisés autour de 4 000 euros le mètre carré. Et cela alors que le salaire annuel moyen des habitants tourne autour de 10 000 euros !
Dans le centre-ville, à l’intérieur du premier périphérique (Inner Ring Road), les prix atteignent même, en moyenne, 12 500 euros le mètre carré. Dans le grand luxe, ils dépassent les records actuels enregistrés à Paris, Los Angeles ou Tokyo. Une maison 1930 de 333 m2 sur Hunan Road, dans l’un des quartiers les plus résidentiels de l’ancienne concession française, est ainsi proposée à 10 millions d’euros, soit 30 000 euros le mètre carré. A Xintiandi, à proximité des bars chic, de l’hôtel The Langham et d’enseignes telles que Tesla, Leica ou Tumi, les appartements les plus huppés (toit-terrasse, ascenseur privé…) de la résidence Lakeville Luxe sont proposés à 42 000 euros le mètre carré ! Le promoteur Shui On Land pulvérise ainsi le précédent record de la résidence Tomson Riviera de Pudong (37 000 euros le mètre carré). Enfin, tous les signes de la frénésie qui caractérise ce que les experts appellent les « achats panique » sont au rendez-vous. Loin de calmer les acheteurs, la hausse des prix les stimule. Les programmes immobiliers neufs de 50 ou 100 appartements situés non loin d’une ligne de métro s’écoulent dans la journée, voire dans la matinée. En août dernier, des promoteurs ont été condamnés pour avoir annulé des contrats de vente déjà signés après avoir reçu des propositions plus élevées.
Quant aux banques, leur activité tourne autour de l’immobilier
Au cours des six premiers mois de 2016, les prêts destinés à l’achat d’appartements et de maisons ont progressé de 31 % par rapport au premier semestre 2015. Ils représentent plus de 80 % des crédits accordés en Chine, les « activités économiques réelles » (c’est-à-dire les entreprises) se partageant les moins de 20 % restants. Lesdites entreprises achètent d’ailleurs plutôt des immeubles que des usines et des entrepôts. Signe plus inquiétant encore : les ménages contournent la législation qui s’applique aux ventes immobilières. Depuis mars dernier, la municipalité de Shanghai a durci les conditions pour ceux qui veulent acheter un second appartement : leur apport personnel doit désormais être de 50 %, ou même de 70 % si le bien dépasse 140 m2. Mais la plupart des acheteurs constituent leur apport personnel en empruntant à leurs proches et sur des sites de financement peer to peer, ou en contractant des prêts à la consommation (pour réaliser des travaux de rénovation, voyager à l’étranger…), ou encore en trouvant un crédit auprès d’intermédiaires liés au promoteur (ce qui est en théorie illégal). Depuis début 2016, Shanghai a aussi enregistré une vague de milliers de faux divorces. Dans certains cas, l’appartement commun est laissé au nom d’un époux, et l’autre peut ainsi acheter son « premier appartement » avec un apport personnel de 30 %, au lieu de 50 à 70 % pour un second appartement. Dans d’autres cas, les deux époux cherchent à acquérir trois ou quatre appartements, au lieu de deux maximum s’ils étaient restés mariés.
Une barrière invisible entre habitants
En 2014, le gouvernement a annoncé qu’il visait la suppression du système du hukou, un permis de résidence qui divise la population des villes entre résidents historiques et résidents venus d’ailleurs, en particulier les travailleurs migrants. Mais la municipalité de Shanghai a plutôt tendance à le renforcer, pour éviter d’avoir à investir massivement dans l’éducation et la santé. Aujourd’hui, les 10 millions d’habitants qui n’ont pas le hukou local ne peuvent vivre là qu’à condition d’avoir un travail et un logement. Les écoles primaires exigent un contrat de location lors de l’inscription. Comme nombre de migrants n’ont que des accords informels avec leur propriétaire, 60 000 enfants de migrants ont été exclus des écoles depuis 2014. Lorsque les enfants atteignent l’âge du collège ou du lycée, ils doivent repartir étudier dans leur province d’origine. On estime à 60 millions le nombre de jeunes vivant ainsi sans leurs parents en Chine. Ceux qui n’ont pas le hukou de Shanghai ne peuvent acheter un appartement qu’après avoir payé des taxes pendant cinq ans. Ils n’ont accès ni aux logements sociaux, ni aux prestations de santé subventionnées. Ils ne peuvent pas non plus acheter une voiture avec des plaques de Shanghai. Or l’accès aux voies express du centre‑ville vient d’être interdit aux autres voitures en milieu de journée… Résultat : pour la première fois depuis vingt-huit ans, le nombre de migrants vivant à Shanghai a baissé (de 1,5 %) en 2015.