The Good Business
Profitant d’une situation géographique exceptionnelle et d’une pratique bien ancrée, le nautisme tricolore d’après-crise retrouve peu à peu le chemin de la croissance. Un développement porté par des marques championnes du monde et par une capacité à exporter vertigineuse.
Sirènes de joie et escouade de remorqueurs aux canons à eau pointés vers un ciel sans nuages pour le chantier naval STX France. Ruban rouge et ciseaux d’argent à Saint‑Nazaire en ce 4 mai, jour de mise à l’eau de l’Harmony of the Seas, le plus gros paquebot du monde. Une belle revanche pour les anciens Chantiers de l’Atlantique qui, après des années de disette, croulent désormais sous les commandes. Depuis le début 2016, le constructeur franco-coréen a engrangé neuf nouveaux contrats pour ces mastodontes des mers. A la une des journaux, ce beau coup de projecteur a le mérite de mettre à l’honneur l’industrie navale française. Certes, mais il ne faudrait pas que le colosse cache le reste de la marina. Diverse et prolifique, celle-ci est constituée d’une flotte estimée à 800 000 unités de plaisance, l’une des plus actives d’Europe. Et les chantiers qui construisent ces voiliers, catamarans, yachts ou bateaux hors-bord se révèlent être des champions de catégorie mondiale.
Une géographie bienveillante
La France, qui a conçu les Pen Duick et inventé le Vendée Globe, profite d’un terrain de jeux de 5 000 kilomètres de côtes à la fréquentation assidue. De Dunkerque à Bonifacio, en passant par La Trinité et Antibes, le littoral est superbe. Et parfaitement maillé par un réseau exceptionnel de ports, de petits et de grands chantiers, de concessionnaires et autres shipchandlers. Aux bienfaits d’une géographie bienveillante s’associent les réalités d’une histoire maritime tenace : audace des marins du roi et de la République, courage des pêcheurs terre-neuvas, puis engouement pour la villégiature balnéaire et pour le yachting, son corollaire. A la fin des années 60, la pratique de la plaisance est surmultipliée par l’adoption des méthodes de fabrication en polyester. Production de masse et baby‑boom vont faire émerger des noms qui deviendront célèbres : Jeanneau, Zodiac, Bénéteau, Arcoa, Dufour ou Guy Couach. Ayant fait fructifier cet héritage, la filière nautique représente aujourd’hui 5 000 entreprises, près de 40 000 salariés et un chiffre d’affaires global de plus de 4 milliards d’euros (construction de bateaux, maintenance, équipements, services, ports de plaisance…). Lors de la saison 2014-2015, le seul secteur de la construction (près de 45 000 bateaux) a généré 740 millions d’euros de chiffre d’affaires. On reste encore très loin du 1,3 milliard d’euros atteint lors du pic de 2007-2008. Aucune comparaison, bien sûr, avec l’univers de la construction automobile.
Dans le nautisme, la frontière reste souvent approximative entre le monde artisanal et le monde industriel. A l’apogée d’une longue période de vents portants, quand soufflait une croissance continue à deux chiffres, l’ouragan Lehman Brothers est passé par là, engendrant des dégâts considérables. De 2008 à 2015 vont s’enchaîner les avis de coups de vent et les périodes de calme plat, entraînant une chute de plus de 50 % du marché. Une véritable claque pour la profession, malgré tout modérée au regard de celles qui ont meurtri d’autres pays : on parle de – 70 % pour le marché américain et de – 80 à – 90 % pour l’Espagne et l’Italie. Mais, participant pleinement à la forte reprise mondiale, le retour à la croissance y est désormais plus rapide et plus vigoureux qu’en France. Le naufrage de la scintillante marque de yachts cannois Rodriguez et le sauvetage in extremis de l’emblématique cocarde tricolore qu’est Zodiac sont les meilleurs exemples de ce long coup de tabac. Après la pluie, le beau temps ? Peut-être. Voici venir, en 2016, les signes tangibles d’une (timide) reprise. « Nous constatons, cette année, une rupture de tendance », confirme Yves Lyon-Caen, président de la Fédération des industries nautiques (FIN). Non seulement les chiffres cessent de chuter, mais le baromètre s’oriente vers une légère croissance. Si le marché intérieur est convalescent, les taux d’exportation n’ont jamais été aussi élevés, culminant à plus de 72 %. Ces chiffres records et durables sont un élément structurel de l’industrie nautique française. Les chantiers ont compris, depuis bien longtemps, que la croissance est outre-mer. Les marques qui prospèrent sont celles qui ont ouvert des bureaux à Oslo et à Ibiza, puis à Hong Kong, Dubaï et Miami. Cet esprit de conquête a permis l’émergence de véritables pépites dans l’univers ultraconcurrentiel du yachting. Parmi elles, le groupe Bénéteau se taille la part du lion. Avec une galaxie de dix marques et un catalogue de 200 modèles, le groupe – qui a fêté ses 130 ans en 2014 – s’impose comme un véritable champion national.
La saga Bénéteau
Une success-story due, en grande partie, à Annette Roux, héritière du chantier vendéen et patronne à poigne. A la barre de l’entreprise familiale depuis cinquante ans, « Madame Roux », comme on l’appelle avec respect, a fait des choix déterminants : méthodes industrielles innovantes, collaborateurs efficaces, lancements réguliers de nouveaux produits et de nouvelles gammes, appel à des designers de renom comme Starck ou Pininfarina, développement du réseau et ouverture d’usines a l’étranger.
Bénéteau est consacré numéro un mondial de la voile en 1982, entre en Bourse en 1984, inaugure sa première usine internationale à Marion, en Caroline du Sud, aux États-Unis, l’année suivante et, en 1992, achète le chantier bordelais CNB, prestigieux constructeur de voiliers. Cette première croissance externe sera suivie du rachat, en 1995, de Jeanneau, son grand concurrent vendéen. En 2004, Chantier Bénéteau devient Groupe Bénéteau, avec directoire et conseil de surveillance. Béri 21, la holding familiale, verrouille à 54 % le capital du groupe. Des investissements lourds accompagnent les axes stratégiques actuels : déploiement sur le secteur du bateau à moteur (soit 85 % du marché mondial), extension de l’offre vers des unités de grande taille et renforcement du réseau dans les zones de croissance. En 2009, le français aborde l’univers des yachts en créant la marque Monte Carlo Yachts. L’usine flambant neuve, située en Italie, va lancer six luxueux modèles de 20 à 32 mètres. Avec 6 000 employés répartis sur treize sites de production à travers le monde, le groupe Bénéteau aligne, en 2014-2015, un chiffre d’affaires de 970 millions d’euros (division habitat comprise). En progression de près de 20 % par rapport à l’exercice précédent, il se rapproche ainsi du pic de 1,05 milliard atteint en 2007-2008. De quoi sérieusement titiller le numéro un mondial, l’américain Brunswick et ses marques, comme Boston Whaler, Quicksilver ou Mercury. En 2014, pour assurer son développement outre‑Atlantique, Bénéteau s’est offert l’américain Rec Boat (avec des marques comme Wellcraft, Four Winns…), solidement implanté aux États-Unis. L’objectif ? Profiter de l’outil de production et du réseau commercial local pour booster les ventes des coques de moins de 12 mètres (40 % du marché américain).
Aux côtés d’un Bénéteau, dont l’offre produits couvre la quasi‑totalité de la plaisance (hormis les pneumatiques), ont émergé d’autres belles réussites. Pour trouver leur place au soleil, elles se sont démarquées dans des créneaux porteurs, dits de niche. Parmi elles, Grand Large Yachting, démarré from scratch en 2003, s’épanouit, entre autres, dans le grand bateau de voyage en aluminium. Au Groenland comme en Patagonie, destinations devenues résolument tendance, il est fréquent de croiser un voilier signé Allures ou Garcia, fabriqué en Normandie. Le rochelais Fountaine-Pajot fait lui aussi partie de ces histoires à succès qui jalonnent l’industrie nautique française. Fondé en 1976 par Jean-François Fountaine, jeune médaillé olympique, le chantier se spécialise dans la production de catamarans à voile, puis à moteur. Un marché en pleine expansion et qui explose littéralement à l’export, notamment grâce aux grandes flottes de location. Fountaine-Pajot a la bonne idée de créer une division spécifique aux motoryachts promis à un bel avenir. En quarante ans, 33 modèles vont être créés et 2 000 catamarans voile et moteur, livrés dans le monde entier. En 2016, alors que Jean-François Fountaine passe peu à peu la main pour se consacrer à ses fonctions de maire de La Rochelle, la marque enregistre un chiffre d’affaires de 62 millions d’euros, avec une progression à deux chiffres pour la sixième année consécutive ; ses ventes hors Europe représentent 78 % de l’activité. Outremer, Catana, Privilege, Nautitech… D’autres grandes signatures participent à l’incontestable leadership français dans le secteur du catamaran de croisière, l’un des rares à ne pas avoir été trop touché par la crise. A la première place mondiale se trouve Lagoon (groupe Bénéteau), qui s’est offert quelques retentissants succès commerciaux, comme le Lagoon 380, vendu à 700 exemplaires. Il fut aussi l’un des premiers à s’installer en Chine. « Comme le mot n’existe pas dans leur langue, les Chinois disaient “lagoon” pour “catamaran” », s’amuse Yann Masselot, patron du chantier bordelais. Du reste, en France comme ailleurs, n’appelle-t-on pas Zodiac un semi-rigide, et Cap Camarat, un bateau hors-bord ? Des distinctions flatteuses qui reflètent parfaitement que, dans le langage courant comme dans les faits, le nautisme français compte parmi l’un des grands du yachting international.
3 questions à Yves Lyon-Caen
Président de la Fédération des industries nautiques (FIN) et du conseil de surveillance du groupe Bénéteau.
The Good Life : Quelle est votre analyse sur l’activité actuelle des chantiers français ?
Yves Lyon-Caen : L’orientation est plutôt meilleure que l’an passé. Certains chantiers fonctionnent très bien. Cela dépend de leur spécialité, de leurs produits, de leur présence internationale et de leur capacité à investir et à innover. Les secteurs les plus favorables concernent les bateaux à petit et à moyen moteur ainsi que les catamarans, tandis que le secteur du voilier monocoque est en souffrance.
TGL : Comment expliquez-vous la pérennité du succès des bateaux made in France à l’international ?
Y. L.-C. : Selon moi, il y a trois facteurs déterminants. Malgré la crise, la France a su conserver une belle densité dans les métiers du nautisme. Une richesse d’entreprises, qui a disparu dans d’autres pays. Ensuite, les constructeurs français ont été parmi les premiers à reprendre un rythme de développement produits assez élevé. Et puis ces chantiers ont su faire preuve de continuité et de ténacité dans leur développement stratégique. Quand on regarde ailleurs, bien des marques ont changé de main, bouleversant ainsi leurs orientations.
TGL : Peut-on parler de reprise mondiale de l’activité yachting, et quelles sont les tendances selon les grandes zones géographiques ?
Y. L.-C. : La saison a été marquée par un fort dynamisme en Europe. Je pense – sous réserve d’aléas majeurs – qu’il devrait se poursuivre. Le marché américain a été plus difficile en 2015. Ce marché de classe moyenne a été très sensible à un environnement économique moins favorable. Le reste du monde est assez décevant : crise des matières premières au Canada et en Australie, restrictions du régime chinois en Asie, crise brésilienne en Amérique du Sud… Mais les États-Unis
et l’Europe demeurent, de loin, les zones les plus actives du yachting. Oui, nous assistons bel et bien à une reprise.