The Good Business
La Finlande n’apparaît assurément pas dans tous les radars mode. Et pourtant… L’université Aalto, qui comprend six écoles déployées sur quatre campus – dont l’École supérieure d’art, de design et d’architecture –, forme des talents hors norme de plus en plus remarqués dans les concours internationaux. Cela méritait bien une visite The Good Life.
En chiffres
- 16 étudiants sont admis chaque année pour le premier cycle (pour 50 dossiers de candidature présentés).
- 20 étudiants sont admis chaque année pour le second cycle (dont 50 % d’étrangers), auxquels s’ajoutent les élèves du premier cycle.
- 798 : nombre total d’étudiants au département design.
- 200 professionnels de la mode assistent chaque année au défilé de fin d’année.
- Coût et modalités : le cursus est gratuit et l’admission se fait sur dossier et sur entretien.
Un concentré d’excellence
Baptisée en hommage à l’architecte finlandais Alvar Aalto, l’université Aalto est née le 1er janvier 2010, de la fusion de l’université technologique d’Helsinki, de l’école supérieure de commerce d’Helsinki et de l’Ecole supérieure d’art, de design et d’architecture. Elle possède quatre campus (Otaniemi, à Espoo ; Arabianranta, à Helsinki ; Töölö, à Helsinki, et BScBA, à Mikkeli) et se compose de six écoles autonomes (art, design et architecture, commerce, génie chimique, génie électrique, ingénierie et sciences).
La cheminée ne fume plus depuis longtemps, mais se dresse tel un paratonnerre, comme pour fendre le ciel bleu sans nuages. Les briques rouges, vestiges intacts de l’ancienne usine de faïence et de porcelaine Arabia – fierté nationale et véritable symbole du design finlandais à l’international – tranchent avec l’environnement d’une douceur et d’une étonnante sérénité. Une contradiction en adéquation avec ce nouveau quartier, construit au début des années 2000, à l’extérieur du centre d’Helsinki. Ici se côtoient lofts et nature. La forêt, bien sûr, mais l’eau, plus encore : la capitale de la Finlande est située sur une presqu’île entourée de milliers d’îlots. C’est au cœur de cette nature, omniprésente, dans cette usine réhabilitée, que l’université Aalto accueille étudiants et enseignants de toutes nationalités. On entre ici par une petite porte de verre pour atteindre un hall baigné de lumière. Très belle hauteur sous plafond, architecture mêlant pierre brute, verre et acier. Silence de cathédrale. Aucun son ne filtre. Autour, des boutiques, dont l’outlet Italesse, témoignent de la renommée du design finlandais. Difficile d’imaginer que l’École supérieure d’art, de design et d’architecture compte près de 800 étudiants, répartis dans cinq départements : cinéma et télévision, architecture, médias, design et art. Et si la mode n’est pas la discipline la plus (re)connue de ce petit pays de 5,4 millions d’habitants, il convient, au regard des multiples distinctions attribuées à plusieurs de ses étudiants, de prendre enfin en compte le foisonnement de cette créativité locale.
Des créations pour H&M
Malgré la reconnaissance internationale des talents formés en Finlande, la mode ne s’impose pas comme l’activité la plus représentative du pays. Pourtant, en avril dernier, à Hyères, la 31e édition du Festival international de mode et de photographie a récompensé d’une mention spéciale les créateurs finlandais Hanne Jurmu et Anton Vartiainen, avant de leur remettre le prix Chloé. Le duo s’est illustré par son travail sur les motifs floraux, imprimés ou brodés, évoquant la nature. Déjà, en 2012, le grand prix du jury avait été attribué à Siiri Raasakka, Tiia Siren et Elina Laitinen, suivi, un an plus tard, de Satu Maaranen. Parmi les enseignants d’Aalto ayant contribué à ce nouvel élan créatif, on rencontre Jaana Beidler, responsable du département Fashion and Collection Design, également professeur de design textile et couleur. Après avoir vécu plus de vingt ans aux États-Unis, où elle a travaillé, tour à tour, pour des marques comme Esprit, Nike, Patagonia, cette professionnelle a accepté la proposition de l’université en 2012. « Nos étudiants se spécialisent dans l’outdoor, les vêtements fonctionnels et le textile », précise-t-elle. Deux cursus sont proposés : un premier cycle mode et un second incluant le design. Avec, comme objectif, le défilé de mode clôturant l’année universitaire. « Ce rendez-vous est très important et attire de plus en plus de recruteurs », glisse Jaana Beidler. Le niveau élevé séduit et encourage des entreprises de la filière textile à monter des partenariats avec l’école. « Cet été, nous démarrons un projet important avec la marque américaine North Face », s’enthousiasme l’enseignante. Les étudiants en design textile ont par ailleurs été invités par le groupe suédois H&M à concevoir six motifs pour la collection automne-hiver 2016. Les lauréates – Miisa Lehto, Sandra Virtanen et Terhi Laine – ont ainsi effectué un stage au siège du géant du prêt-à-porter, à Stockholm. Face à un tel niveau d’inventivité, H&M a même décidé de sélectionner plus d’étudiants que prévu ! Un succès inattendu, mais révélateur, une fois de plus, de l’excellence d’Aalto.
Un enseignement ultrapointu
« Les élèves ne sont pas nombreux dans les groupes de classe, les professeurs peuvent donc se concentrer sur eux individuellement », commente Pirjo Hirvonen, professeur de design textile. Au sixième étage du bâtiment, tandis qu’une équipe du département médias filme une interview, Tuomas Laitinen, directeur du département mode et enseignant, semble sur le qui-vive. Le défilé de fin d’année approche et c’est à lui que revient la délicate tâche de sélectionner les looks qui défileront le jour J. Jusqu’à la veille de l’événement, les étudiants ne savent pas si leurs créations de l’année seront retenues. « Ici, nous mêlons toutes les disciplines, nous encourageons les élèves à avoir une identité, à trouver leur chemin. Ils sont ouverts, et c’est bien. Ils ne veulent pas faire du Marimekko [grande marque finlandaise de design dans l’habillement, les textiles et la décoration intérieure, NDLR] », explique le directeur, diplômé de Central Saint Martins, à Londres. L’étage supérieur confirme la philosophie de l’enseignement Aalto. Ni amphis ni salles, pas de bureaux ni de tableaux. Les étudiants sont libres de circuler et de créer. Des séances d’expression artistique ont lieu, entrecoupées, pour certains, d’un apprentissage des techniques du tricot ou de la broderie, de la teinture ou de l’illustration. Les robracks de tissus sont alignés, entreposés dans d’immenses casiers ou posés à terre, à la verticale. Bouts de fils et échantillons de matières jonchent le sol, tandis que les patrons s’amoncellent sur une immense table en bois, dans l’une des pièces utilisées pour stocker les collections du défilé. Une jeune fille enfile une veste orange aux bandes rouges et bleues, vérifie le tombé du tissu et la subtilité des détails. Tout se passe en silence, comme si la concentration de chacun absorbait le moindre son. Dans l’un des ateliers, où sont enseignés les différentes techniques de maille, apparaît Maija Fagerlund. Cette jeune professeur de design textile a elle-même étudié à Aalto. Dans son atelier, les métiers à tisser sont placés les uns à côté des autres. « L’accent est mis sur le design du textile. L’idée consiste à savoir utiliser les matériaux, à apprendre à les toucher et à les faire vivre pour en comprendre la structure », explique-t-elle. Une fois ces techniques acquises, par sessions de quatre semaines, les élèves s’orientent vers le design ou la mode. Ils doivent alors imaginer un vêtement ou une création pour l’intérieur, apprennent à teindre une matière. « Je leur conseille de travailler et de pratiquer. Je commente ce qu’ils font », ajoute Maija Fagerlund. Dans une pièce attenante, entre une armoire d’échantillons et de bobines de fil, Taija termine un motif sur un métier à tisser qu’elle a « créé en quelques heures ».
3 questions à Jaana Beidler
Responsable du département Fashion and Collection Design, et enseignante. Après avoir travaillé plus de vingt ans aux États-Unis, dans de grandes entreprises (Esprit, Patagonia, Nike), cette professionnelle est arrivée à l’université Aalto il y a quatre ans.
The Good Life : Quels sont les atouts du département mode à Aalto ?
Jaana Beidler : Nous avons de bons enseignants. Logiquement, le niveau n’a cessé de s’améliorer. Par exemple, Tuomas Laitinen, l’un de nos professeurs, a réussi à établir des bases solides avec les étudiants. La Finlande est un pays éloigné, nous devons faire plus par nous-mêmes. Notre savoir-faire dans le design textile est assez unique. Aalto, c’est la combinaison du sens de la mode et de la connaissance de la matière.
TGL : La nature occupe une place très importante en Finlande. Influence‑t‑elle le travail des étudiants ?
J. B. : Finlandais pour la plupart, ils ont grandi avec cet environnement et s’inspirent, comme leur génération, de phénomènes mondiaux. Mais il est vrai que nous avons ici une lumière très particulière. Nos couleurs sont pures et fortes, tandis qu’il fait très sombre en hiver. Cette luminosité a forcément un impact sur notre sensibilité.
TGL : Qu’est-ce qui distingue, selon vous, les élèves d’Aalto de ceux des autres écoles de mode ?
J. B. : Leur force réside dans la stratégie, dans leur faculté à avoir une vision complète d’une collection, de son élaboration jusqu’à son succès commercial. Ici, les étudiants sont poussés à être originaux. Je suis bluffée par les talents, surtout après mon expérience professionnelle dans l’industrie textile. Les compétences sont étonnantes.
Un cursus de trois ans
Seuls ou en binômes, les élèves essaient, testent, finalisent. Ils imaginent des textures et des pièces, qui prennent forme au fil des jours. Outre l’apprentissage pointu de ce cursus de trois ans, ils bénéficient d’un matériel aussi riche et élaboré que dans une entreprise. Machines à tricoter, métiers à tisser, fils, imprimantes 3D, teintures… Il leur suffit de faire quelques mètres pour passer d’une technique à une autre. Ce qu’ils font, d’ailleurs, en respectant le travail de leur voisin. « Nous avons de l’espace, une grande liberté, du respect pour chacun. Nous avons des règles basiques de partage et de confiance. Nous nous entraidons beaucoup », raconte Aamu, 32 ans. Après avoir travaillé à Paris, chez Saint Laurent, Balenciaga et Chacok, la jeune Finlandaise est rentrée pour « faire du textile ». Dans l’atelier suivant, Sandra, qui est en master mode et design, s’applique sur un tapis. Elle l’a réalisé pour la première édition de l’exposition, organisée après le défilé de mode de fin d’année. Sa création a nécessité 75 heures de travail, dont 50 heures juste pour l’assemblage à la main. Alors qu’elle en arrive aux finitions, on ressent toute sa satisfaction. Même sentiment de plénitude et d’accomplissement pour sa voisine chinoise, Zheli, originaire de Shanghai. Elle aussi peaufine son projet d’études, une pièce en tricot orange sur laquelle sont disposés des fruits fabriqués en tresse de laine vert et blanc. Derrière les deux étudiantes, deux groupes échangent et se conseillent sur leurs créations et sur les techniques qu’ils utilisent. Dans l’harmonie, bienveillants les uns envers les autres. Cette entente contraste singulièrement avec l’univers de la mode où il faut toujours être performant et imaginer au minimum quatre collections par an. « Tout le monde travaille ici dans une bonne ambiance, entre créativité et communauté. Les étudiants sont très ouverts et ne sont pas en compétition », reconnaît Pirjo Hirvonen. Au bout du couloir, dans la plus grande pièce de l’étage, règne le même calme. Pas de musique, quelques élèves osent un casque audio. Mais la plupart privilégient la concentration en silence. Une fois encore, l’équipement high-tech, de très grande qualité, surprend le visiteur. Ce studio d’impression comprend d’immenses cuves pour la teinture, deux étagères monumentales sur lesquelles trônent des cadres de toutes tailles et une cuisine pour élaborer ses propres couleurs à partir d’une multitude de pigments mis à disposition. Sans oublier les machines à laver, les centrales vapeur pour un repassage de pro et les imprimantes pour fixer les couleurs sur le tissu. Rien n’est laissé au hasard, tout est fait pour offrir aux étudiants le top du top en matière de moyens. Cette quête de perfection s’accompagne d’une pratique à la fois libre et encadrée. Un paradoxe cultivé avec soin par les enseignants, fiers de pouvoir soutenir les élèves dans leurs recherches et leurs créations, même si celles-ci n’aboutissent pas. L’important est de se prêter à l’exercice, sans retenue. Ainsi naissent les talents de demain, selon les codes de l’université Aalto.