Culture
Qui aurait pu miser sur le succès d’une foire d’art contemporain à Dubaï il y a seulement dix ans ? Et sur une programmation de haute volée de surcroît ! La cité-Etat sait décidément prendre les plus sceptiques à rebrousse-poil.
Dubaï est le lieu des superlatifs. Ce pays de 3 885 km2, trois fois plus petit que l’Ile-de-France, revendique la plus haute tour de la planète, le port artificiel le plus vaste jamais construit, le troisième aéroport le plus fréquenté du monde, des shopping malls babyloniens… Seuls les champs de l’art et de la culture semblaient jusque-là avoir échappé à la mégalomanie de Dubaï. Mais l’art constituant un marché à progression quasi constante, Dubaï ne pouvait ignorer davantage ce gisement. Si bien qu’il a fallu reconfigurer la carte des places fortes de l’art, l’émirat s’étant depuis peu positionné avec fracas. Il fallait voir, le 15 mars dernier, le nombre de VIP arpentant les allées d’Art Dubai pour mesurer à quel point cette foire est devenue la plus importante du Moyen-Orient et, ce faisant, l’un des rendez-vous phares de la planète. D’un stand à l’autre, Glenn David Lowry du MoMA de New York, Christine Macel du Centre Pompidou, Linda Komaroff du LACMA de Los Angeles ou Hans Ulrich Obrist de la Serpentine Gallery, s’étaient tous déplacés pour humer ce que les galeries de la région avaient à offrir. « Art Dubai est la foire de référence pour les galeries et les collectionneurs du Liban, d’Iran, du Pakistan, du monde arabe, de l’Inde et de l’Asie centrale, explique Antonia Carver, la directrice de la foire. Certes, il y a eu la crise de 2008. Elle a eu un impact sur Art Dubai en 2009, mais dès 2010, le marché a rebondi et, depuis, il s’est stabilisé. Du coup, nous ne sommes pas dépendants d’une bulle, les bases sont sérieuses et les ventes de cette année ont été de haut niveau, à commencer par la Meem Gallery de Dubaï, qui a vendu une toile de l’Irakien Faiq Hassan pour 250 000 dollars. Quant à la fréquentation de la foire, elle est passée de 8 000 visiteurs en 2007 à plus de 27 000 cette année. »
La grande vente d’art moderne et contemporain du Moyen-Orient, organisée le lendemain soir par Christie’s Dubai, confirmait la prospérité du secteur dans une région pourtant touchée par la chute des prix du pétrole. « Nous nous demandions si cela aurait un impact, mais cela n’a pas été le cas. Nous avons fait, sur deux ventes, près de 12 millions de dollars de recettes et établi des records à foison, le plus impressionnant étant celui de l’artiste égyptien Omar El-Nagdi, dont l’immense toile Sarajevo a été achetée 1 145 000 dollars par un collectionneur libanais, déclare Bibi Naz Zavieh, de Christie’s. Le fait que l’art de la région fasse depuis quelque temps l’objet de tous les égards de la part des grands musées occidentaux contribue à doper les collectionneurs ». Londres a pris de l’avance, dès 2009, avec la rétrospective Unveiled : New Art from the Middle East de la galerie Saatchi, suivie de Light from the Middle East : New Photography, en 2013, au Victoria & Albert Museum. Cette année, la Whitechapel Gallery consacre tout 2016 à la présentation, en quatre volets, de la fabuleuse collection Barjeel du sultan Sooud Al-Qassemi. Les Etats-Unis font le forcing de leur côté avec le LACMA de Los Angeles, qui a proposé, en 2015, l’exposition Islamic Art Now : Contemporary Art of the Middle East et le Guggenheim de New York, qui prend le relais, en 2016 avec une expo XXL intitulée But a Storm Is Blowing from Paradise :
Contemporary Art of the Middle East and North Africa.
Il y a dix ans, pourtant, lorsque Art Dubai s’est créée et que Christie’s a ouvert un bureau au cœur du Dubai International Financial Centre (DIFC), peu de gens voyaient en Dubaï une plaque tournante potentielle. « En 2006, les
grands collectionneurs de la planète ignoraient l’art du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud-
Est, et il n’y avait que trois ou quatre galeries dignes de ce nom installées à Dubaï », raconte Kourosh Nouri, de la galerie Carbon 12. A l’époque, c’était l’émirat voisin de Sharjah, sous l’impulsion de Hoor bint Sultan al-Qasimi, artiste et fille du cheikh régnant, qui avait pris les devants en montant, dès 2003, la première biennale de la région et en inaugurant, dès 2009, la Sharjah Art Foundation, un énorme complexe d’espaces d’exposition doublé d’un laboratoire de connaissances et de réflexions sur l’art de la région. Tandis que Sharjah se positionnait comme un centre de recherche et d’avant-garde, Abou Dhabi s’affirmait comme un pôle muséal et ne lésinait pas sur les moyens. A ce jour, pas moins de cinq institutions sont en cours de construction : un Guggenheim conçu par Frank Gehry, une antenne du Louvre signée Jean Nouvel, un centre des arts vivants élaboré par Zaha Hadid, un musée maritime imaginé par Tadao Ando, sans oublier le Zayed National Museum construit par Norman Forster. Dubaï a dû se définir à son tour et a choisi une voie complémentaire fondée sur le développement d’entités purement commerciales : des foires, qui ont toutes lieu simultanément au printemps (Art Dubai, Sikka Art fair et Design Days Dubai), un quartier dédié aux talents émergents dans le domaine du design et de la mode (Dubai Design District) et un autre dévolu aux galeries d’art contemporain.
Installé dans une ancienne zone industrielle, l’art district d’Alserkal se veut le Shoreditch ou le Meatpacking de Dubaï. Sous l’impulsion d’un unique entrepreneur, Abdelmonem ben Eisa Alserkal, d’anciens entrepôts transformés en gigantesques white cubes ont été investis par les meilleures galeries de la ville – Ayyam, Carbon 12, The Third Line, Green Art, Lawrie Shabibi, Grey Noise, El Marsa, Isabelle Van Den Eynde… On y trouve même, depuis peu, des enseignes internationales comme celles de la New-Yorkaise Leila Heller, qui a ouvert son espace en novembre dernier, ou du Londonien Stéphane Custot, qui a inauguré le sien en mars (lire encadré). « Auparavant, les galeries fonctionnaient beaucoup par région. Certaines étaient spécialisées dans l’art indien, d’autres dans l’art iranien, explique Kourosh Nouri, l’un des premiers à avoir investi les lieux. Dubaï est une ville qui agrège plus de 85 % d’expatriés, et ces différents segments correspondaient aux différentes communautés en présence. A mesure que la scène s’affermit et que les acheteurs deviennent plus mûrs, plus curieux, les galeries se diversifient. » Certaines communautés achètent plus que d’autres. Les Iraniens sont les collectionneurs les plus actifs, et le dégel des relations entre l’Iran et le reste du monde promet de belles heures pour le marché local. Les Indiens montent en puissance. Les Emiriens de souche sont à la traîne. « Plus pour longtemps, assure cependant Kourosh Nouri. La vie à Dubaï est tournée vers les affaires et les shopping malls, mais combien a-t-on de poignets pour porter une montre ou de parkings pour garer une voiture ? Les gens arrivent à saturation de consommation et ils peuvent moins circuler, car il y a de plus en plus d’embouteillages. Ils restent davantage chez eux et ils ont envie d’avoir de belles œuvres aux murs. »
De fait, Dubaï s’ouvre à la culture. En centre-ville, le chantier de l’opéra de Zaha Hadid et celui du musée du futur de Shaun Killa font l’actualité. Dans le district d’Alserkal, outre les galeries, deux collections privées se sont installées – le Salsali Private Museum de l’entrepreneur et collectionneur iranien Ramin Salsali et la fondation du collectionneur Jean-Paul Najar, spécialisée dans l’art européen et américain postminimaliste. Sous peu, un vaste espace multidisciplinaire verra le jour à Alserkal, qui pourra accueillir des expositions muséales, mais aussi des défilés de mode ou des salons du design. L’agence OMA de Rem Koolhas est en charge du chantier.
A deux heures de vol de l’Irak ou de la Syrie, où règne le chaos, cette paisible effervescence ne lasse pas d’étonner. « La beauté d’Alserkal ou d’Art Dubai, explique Abdelmonem ben Eisa Alserkal, c’est que d’une galerie à l’autre, des artistes syriens, irakiens, iraniens, marocains, koweïtiens, égyptiens ou libanais cohabitent. C’est la vertu de ces lieux que d’embrasser simultanément l’art de tous ces pays. » Dans une région profondément déstabilisée, l’art permet, de toute évidence, de s’inscrire dans la durée et de nourrir de nouvelles formes d’échange. On l’aura compris, à Dubaï, l’importance du dialogue entre les œuvres va bien au-delà du seul enjeu de l’art.
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