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Lenovo, mutation en milieu hostile
Avec ses quatre étages et ses 200 000 m2, l’usine de Wuhan est à la hauteur des nouvelles ambitions de Lenovo.
Alexandre Bougès

The Good Business

Lenovo Mutation en milieu hostile

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Le géant chinois est face à un véritable défi : réussir son tournant vers la téléphonie et grappiller des parts au coréen Samsung et à l’américain Apple. Sa survie en dépend.

Quatre étages, 7 500 ouvriers, 200 000 m2 de surface (soit presque trente fois la taille d’un terrain de football) : le chinois Lenovo a vu très grand pour sa nouvelle usine de Wuhan, capitale de la province chinoise du Hubei. C’est dans cette grosse ville de 10 millions d’habitants, à cinq heures de TGV au sud de Pékin, que le numéro un mondial des ordinateurs entend opérer sa mue. Ici, tout est à la mesure de son ambition : rattraper au plus vite Apple et Samsung pour devenir le champion incontesté sur le marché mondial des smartphones. Inauguré il y a tout juste deux ans, ce site de production est un imposant bloc blanc strié de bandes noires horizontales. Il apparaît subitement, au détour de l’une de ces larges avenues quadrillant la zone high-tech d’Optics Valley, dans le sud-est de Wuhan. Devant l’entrée, des palmiers apportent une petite touche exotique, qui contraste avec le drapeau rouge de la République populaire de Chine flottant tout en haut, dans le ciel bleu. A côté, un poste de contrôle ultrasécurisé, digne de celui d’une ambassade, scanne scrupuleusement les visiteurs.
A l’intérieur du vaste hall, un énorme panneau Motorola a été disposé, comme un trophée. En décembre 2014, Lenovo avait déboursé 2,9 milliards de dollars pour mettre la main sur la marque pionnière de télécommunications créée à Chicago en 1928 et propriété de Google depuis 2011. Le moteur de recherche californien espérait ainsi faire migrer davantage d’utilisateurs vers son propre système, Android. Ce fut un échec, et le tout fut finalement bradé, trois ans plus tard, à Yang Yuanqing, le président de Lenovo. Depuis, « YY », 51 ans, se sert habilement du fameux jingle « Hello Moto » pour combler son déficit de notoriété en Europe et aux Etats-Unis… « Le mobile, c’est le futur. Ce n’est pas seulement vrai pour Lenovo, mais pour toute notre industrie », répond sans hésiter Jack Zhu, directeur général de l’usine de Wuhan, lorsqu’on lui demande les raisons de ce virage à 360 degrés sur les téléphones intelligents. C’est ce Shanghaien de 41 ans, aux fines lunettes sages et au teint hâlé, qui a été choisi pour superviser cette usine à 300 millions de dollars, sortie de terre en un rien de temps. La peinture commence déjà à s’écailler dans les cages d’escalier, mais peu importe : 50 millions de smartphones et de tablettes (250 par heure !) ont été assemblés ici l’année dernière. Et il y a encore de la marge. La quatrième aile du bâtiment, actuellement vide, peut être mobilisée en cas de coup de chaud pour porter l’usine à sa pleine capacité, soit 100 millions d’unités par an.
Le site de Wuhan est symptomatique de la transition en cours chez Lenovo, colosse de 60 000 employés avec des ventes (46 milliards de dollars en 2014-2015, selon le dernier rapport annuel) supérieures à celles… de Coca-Cola ou de Fedex ! Avant de miser sur les smartphones, la société était concentrée sur le PC, son cœur de métier historique. Aujourd’hui, ce segment en déclin continue de représenter 72 % de son chiffre d’affaires, contre 20 % pour le mobile. Pourtant, en volume, Lenovo produit déjà davantage de téléphones (76 millions, dont 50 % sous la marque Motorola) que d’ordinateurs (60 millions).

Blocage psychologique
Lorsqu’il naît à Pékin, en 1984, Lenovo s’appelle Legend Holdings et ne compte que 11 employés. L’entreprise officie d’abord comme distributeur en Chine pour IBM, Apple, Toshiba et Canon. Parallèlement, il développe ses propres ordinateurs. Cette stratégie culmine en 1990, lorsque la jeune pousse met au point le Legend, son tout premier PC. Neuf ans plus tard, l’entreprise est numéro un dans la zone Asie-Pacifique, mais l’internationalisation arrivera vraiment en 2003, avec le changement de nom. Puis avec le rachat, l’année suivante, de la division PC d’IBM. Cette opération à 1,7 milliard de dollars permet alors à Lenovo de devenir le troisième plus gros constructeur du monde. Très vite, Lenovo est cependant obligé, comme les autres constructeurs, d’imaginer l’après-PC. Et c’est sur les appareils mobiles (téléphones, tablettes…) qu’il jette son dévolu, malgré deux obstacles de taille. En Chine, il y a déjà pléthore de fabricants ; à l’étranger, l’entreprise est moins connue que ses concurrents. « Prenez Acer, Asus, HP ou Dell : aucun d’eux n’a réussi à devenir une marque de téléphonie mobile. Tout le monde a essayé, et tout le monde s’est cassé le nez, rappelle Nicolas Baratte, analyste chez CLSA, société de courtage basée à Hong Kong. Cela fait vingt ans qu’ils dépensent des millions en marketing pour dire aux consommateurs : “Je suis leader sur le PC, à présent je fais des smartphones.” Il y a un blocage psychologique chez l’utilisateur. La migration ne fonctionne absolument pas. »
Néanmoins, Lenovo estime avoir une longueur d’avance. Selon le cabinet d’études IDC, il est aujourd’hui en troisième place du podium mondial, avec 6 % des parts de marché, derrière Samsung (25 %) et Apple (18 %). « Ce n’est pas un secret : le marché est assez concurrentiel. Mais les opérateurs et les distributeurs voient bien que du point de vue taille, santé financière, innovation et R&D, Lenovo coche un peu toutes les cases », affirme Augustin Becquet, 37 ans, directeur de l’activité télécoms pour la zone Europe-Afrique-Moyen-Orient chez Lenovo. Installé à Milan, ce jeune diplômé de l’Institut européen d’administration des affaires (Insead) est en train de réintroduire doucement les « Moto » dans un arc de pays allant de l’Italie à Israël. « En Europe, Google avait fermé presque toutes les filiales de Motorola. Ils n’avaient conservé que la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne. On est aujourd’hui dans une politique de réouverture (…). L’usine de Wuhan, on va pouvoir la faire tourner à plein régime, avec des économies globales à la clé. C’est notre force, car il y a une course à la taille, bien sûr. »

En chiffres (au 31 mars 2015)

  • Chiffre d’affaires : 46 Mds $.
  • Effectifs : 60 000 salariés dans le monde.
  • Part du CA réalisé en Chine : 32 % (suivi par 28 % pour la région Europe–Moyen-Orient–Afrique ; 26 % pour les Amériques et 14 % pour l’Asie-Pacifique).
  • Part de marché sur le PC d’entreprise : 21 %, n° 1 mondial (18,5 % pour le PC grand public).
  • Part de marché mondiale sur les smartphones : 6 %, n° 3 mondial.
  • Production de tablettes : 11,6 M, 5 % des parts de marché mondiales.

Machine de guerre
Le temps presse, effectivement. En Chine, 48 % de la population est déjà équipée d’un téléphone portable, selon GSM Association (GSMA), le principal lobby de l’industrie. Et 62 % des connexions mobiles dans le pays se font via un smartphone, un chiffre bien plus élevé qu’en Europe (55 %) et qu’au Japon (41 %). Résultat : « La croissance sur le marché du smartphone en Chine va bientôt ­atteindre un plateau, prédit Gu Zhang, analyste chez GSMA et auteur d’un récent rapport sur le sujet. La plupart des ventes sont à présent tirées par des utilisateurs qui remplacent leurs vieux modèles. » Même son de cloche au cabinet CLSA, à Hong Kong. « ­Lenovo, Xiaomi et Huawei comprennent tous la même chose : après 2016-2017, il n’y aura plus de croissance sur le smartphone en Chine. Lorsque cela se produira, tout se consolidera autour des cinq grandes marques qui auront accumulé assez de volume. L’idée, c’est qu’il faut absolument faire partie des survivants », explique Nicolas Baratte.
Avec Wuhan, Lenovo a certes gagné en taille, mais la transition reste difficile, avec des pertes de 370 millions de dollars enregistrées dans la division mobile lors du dernier exercice annuel. Mi-août, le groupe a annoncé le licenciement de 3 200 personnes, soit 5 % de ses effectifs totaux. « La téléphonie mobile, c’est une autre histoire. Un PC a une durée de vie de six à neuf ans. Un portable, on peut en changer tous les trois ou six mois. Cela veut dire que nous devons prendre des décisions très rapides. Il faut mettre tout le monde d’accord : le marketing, la R&D et les ventes », témoigne Jack Zhu. Le problème central, toutefois, est que Lenovo est entré dans la téléphonie mobile avec des terminaux bon marché, alors que la classe moyenne urbaine chinoise, elle, adopte maintenant des téléphones 4G de plus en plus sophistiqués. Selon CLSA, les téléphones Lenovo sont actuellement les moins chers du monde (77 dollars en moyenne l’unité contre 625 dollars chez Apple). « Leur positionnement d’entrée de gamme, qui était une bonne idée il y a deux ans, est entre-temps devenu une mauvaise idée, car la part de ce marché décroît en Chine », estime Nicolas Baratte.
Certes, les téléphones Motorola (vendus 200 dollars en moyenne l’unité) vont permettre à Lenovo de monter en gamme. Restent deux écueils : aujourd’hui, l’empire de Yang Yuanqing n’a ni l’ingénierie d’un Huawei, le leader chinois des équipements télécoms, ni le charme d’Apple. Mais ce roi de la distribution compense ses défauts par une discipline toute militaire. « C’est une machine de guerre. Une entreprise extrêmement efficace, très bien gérée. Quand il y a un plan, il est parfaitement exécuté. » Ce plan, justement, vise à doubler les revenus issus de la téléphonie mobile d’ici à 2017. Il faudra donc revenir à Wuhan dans quelques années.

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