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19M tokyo
Yukinori Hasumi

Tentations // Art

Le 19M s’installe à Tokyo : une ode à l’artisanat et au dialogue culturel

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Cet automne, pour la première fois, le 19M quitte ses murs parisiens pour traverser les continents : du 30 septembre au 20 octobre 2025, il se déploie au 52ᵉ étage de la Mori Tower à Tokyo. Cette transplantation culturelle, qui célèbre l’alliance de l’esthétique japonaise et du savoir-faire français, prend des allures d’événement historique. Rencontre avec Aska Yamashita, directrice artistique de l’Atelier Montex.

La Galerie du 19M Tokyo n’est pas une parenthèse mais un jalon dans une histoire de longue date. Depuis Gabrielle Chanel elle-même, fascinée par l’esthétique japonaise, jusqu’au premier défilé de la maison à Tokyo en 1978, puis à la présentation en 2004 d’une exposition Métiers d’art au flagship de Ginza, le Japon est une terre de dialogue fertile pour la maison de la rue Cambon. L’événement de 2025 s’inscrit dans cette continuité, mais avec une ambition élargie : faire dialoguer des créateurs, des artisans et des publics de toutes générations autour d’un langage commun, celui du geste et de la matière.


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Trois chapitres pour un voyage sensoriel

La Galerie du 19M Tokyo propose un parcours libre, ludique et immersif, articulé en trois grands volets. D’abord, Le Festival, installation monumentale conçue par l’agence ATTA – Atelier Tsuyoshi Tane Architects. Véritable ode à la transformation de la matière, elle met en scène les savoir-faire des Maisons du 19M à travers un cheminement qui va des matières premières aux chefs-d’œuvre, en soulignant la magie du geste artisanal.

Deuxième étape : Beyond Our Horizons, une exposition collective qui réunit près de 30 artistes et artisans japonais et français. Là, les matières se rencontrent – verre, argile, textile, lumière – pour faire émerger des créations où se croisent tradition et expérimentation. Cinq commissaires, dont la plasticienne Momoko Ando, le designer Shinichiro Ogata et Aska Yamashita, orchestrent cette traversée des sensibilités.

Enfin, « Lesage. 100 ans de mode et de décoration » vient rappeler le rôle fondateur de la maison de broderie dans l’histoire des métiers d’art, à travers une rétrospective inédite de pièces spectaculaires.

Dialogue entre architecture, graphisme et artisanat

Au-delà des expositions, le projet se nourrit de collaborations multiples. La scénographie de Tsuyoshi Tane et de son atelier ATTA incarne une « archéologie du futur », qui relie mémoire culturelle et innovation. L’identité visuelle est confiée à Eric Pillault, directeur artistique français installé entre Paris et Kyoto, qui a imaginé une grammaire graphique inspirée des cinq éléments, entre héritage et lumière. La cohérence de l’ensemble traduit une volonté claire : construire un pont poétique entre deux mondes qui se nourrissent mutuellement.

Fidèle à l’esprit du 19M, la Galerie de Tokyo se veut un lieu de partage. Conversations, démonstrations d’artisans et ateliers participatifs rythment la programmation, invitant un public large – enfants, amateurs ou connaisseurs – à expérimenter les gestes et à comprendre le processus créatif. Dans un monde où l’artisanat disparaît peu à peu, l’initiative prend la valeur d’un manifeste, comme le souligne l’architecte Tsuyoshi Tane : « Chaque action qui donne de la visibilité à l’artisanat est essentielle pour préserver et célébrer ce patrimoine dans sa forme la plus humaine. »

Vue du mini atelier.
Vue du mini atelier. Clarisse Ain

Au-delà de l’horizon, la voix d’Aska Yamashita

Parmi les figures engagées dans cette aventure, Aska Yamashita occupe une place singulière. Directrice artistique de l’Atelier Montex depuis 2017, elle incarne à elle seule la double identité de ce projet : Japonaise par ses racines, Française par sa carrière, elle explore une broderie en perpétuelle évolution, nourrie par la tradition mais ouverte aux technologies et aux collaborations les plus inattendues. Son témoignage illustre cette alchimie entre héritage et innovation qui est au cœur de la mission du 19M.
C’est avec elle que nous poursuivons ce voyage, pour comprendre de l’intérieur ce que signifie, aujourd’hui, faire dialoguer Paris et Tokyo à travers les métiers d’art.

The Good Life : Vous avez intégré Atelier Montex à seulement 19 ans. Qu’est-ce qui vous a attirée, si jeune, vers l’univers de la broderie et du dessin ?

Aska Yamashita : J’ai eu la chance dès l’enfance de baigner dans un univers artistique et pictural, avec ma mère qui était illustratrice jeunesse, et mon beau-père graphiste et professeur aux Arts Décoratifs. Je pense que dans l’éducation que j’ai reçue, j’ai été très tôt sensibilisée à la beauté des choses bien faites, de façon très générale, de la cuisine jusqu’au vêtement. Assez tôt, j‘ai été attirée par l’univers de la Mode, et grâce à ma tante qui travaillait pour l’Atelier Montex, j’ai pu découvrir la broderie.

Depuis 2017, vous dirigez la direction artistique d’Atelier Montex. Comment décririez-vous l’évolution de votre vision de la broderie, entre tradition et innovation ?

A. Y.  : A mes yeux, cette évolution se fait assez naturellement au fil des projets. C’est un mélange d’écritures, à travers nos techniques traditionnelles de broderie mêlées à de nouveaux outils et technologies, tels que le laser, le plotter, l’impression 3D… Nous aimons emprunter une multiplicité de langages à l’industrie textile qui enrichissent nos techniques de broderie, comme la peinture ou la sérigraphie par exemple. Nous faisons aussi appel à d’autres artisans pour des développements de techniques plus particulières.

Vous insistez souvent sur l’importance de « préserver l’âme » de la broderie. Comment parvenez-vous à conjuguer cette exigence avec l’intégration des nouvelles technologies comme le laser ou la 3D ?

A. Y.  : Ces nouvelles technologies permettent d’accompagner et d’enrichir notre langage, avec des matières et des outils nouveaux, mais il n’est pas question qu’elles remplacent le travail de la main, qui reste au centre de chaque projet. Nos techniques de broderie sont intemporelles et se transmettent à travers les différentes générations d’artisans dans l’atelier.

Vous avez collaboré avec des univers très variés, de la haute gastronomie aux arts du spectacle. Que vous apporte ce dialogue entre disciplines ?

A. Y.  : Cela fait maintenant une dizaine d’années que nous sommes en effet sollicités pour des projets qui sortent de l’univers de la Mode : la haute gastronomie, le spectacle, le vêtement ecclésiastique, en passant par diverses collaborations avec des artistes et décorateurs. Personnellement, j’adore ce type de projets qui apporte de nouvelles ouvertures : c’est un autre œil porté sur nos métiers, un regard différent de celui de la Mode, qui nous aide à repousser les limites de nos possibilités créatives.

Beyond Our Horizons se présente comme un « village de créativité » mêlant savoir-faire français et japonais. Comment avez-vous pensé ce dialogue interculturel ?

A. Y.  : Cette pensée d’un dialogue interculturel suit un fil rouge qui se tisse depuis quelques années à travers les différentes expositions hors les murs menées par La Galerie du 19M, avec Dakar et Marseille notamment. La Galerie a le souhait de mettre en lumière le travail artisanal pratiqué par les maisons du 19M, dans un dialogue avec l’artisanat mais aussi la scène artistique locale. Pour l’Atelier Montex, cela s’est concrétisé dans Beyond Our Horizons à travers les collaborations avec l’artiste Tomihiro Kono et le céramiste Eiraku Zengoro. Il est assez rare pour nous d’avoir ce type d’échange avec des artisans et artistes d’un autre pays, c’est une expérience très enrichissante.

Vue du passage Beyond Our Horizons.
Vue du passage Beyond Our Horizons. Clarisse Ain

Vous évoquez le fait que ce projet vous a permis de « renouer avec vos racines japonaises ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

A. Y.  : En effet, je suis à moitié française par ma mère et japonaise par mon père. Jusqu’à présent, tous mes voyages au Japon se sont déroulés dans le cadre professionnel, et à chaque fois j’ai eu le sentiment de découvrir un peu plus une partie de mes racines. C’est une expérience introspective qui me permet de prendre conscience des influences de la culture japonaise que je porte en moi, et qui m’ont construite inconsciemment. Dans ce projet particulièrement, la nécessité de monter un projet interculturel m’a permis de mieux comprendre nos différences culturelles, et de réaliser à quel point ma personnalité est à la lisière de ces deux cultures.

Malgré la barrière de la langue, vous expliquez avoir trouvé un terrain fertile de collaboration avec les autres commissaires japonais. Quelles ont été, selon vous, les clés de cette compréhension mutuelle ?

A. Y.  : Nous étions réunis dans le Comité à travers une sensibilité commune pour l’artisanat. Nous avions toutefois des approches assez différentes, ce qui rendait l’échange très intéressant. Par exemple, le rapport au temps, ou encore la notion de tradition et de modernité dans l’artisanat sont des sujets sur lesquels les visions française et japonaise diffèrent. Je pense que c’est en apprenant à nous connaître que nous avons réussi à établir ce dialogue, dans une adaptation et un respect mutuels.

L’exposition met en avant des gestes ancestraux autant que des expérimentations contemporaines. Quelle œuvre ou collaboration illustre le mieux, selon vous, cette tension créative ?

A. Y.  : Pour l’Atelier Montex, je pense que la collaboration réalisée avec le céramiste Eiraku Zengoro est particulièrement représentative de cette tension créative. Déjà dans notre processus de travail, nous étions à la croisée de ces deux pôles : des créations qui célèbrent nos deux savoir-faire, mais permises par des moyens technologiques très contemporains. Ainsi, pour éviter au maximum le voyage des céramiques de Zengoro, nous avons travaillé à distance grâce au scan 3D des pièces.
Ensuite, dans la création elle-même, nous avons souhaité une rencontre entre le geste ancestral perpétué par Zengoro et notre approche de la broderie en volume. Cela nécessitait de prévoir des perçages directement dans la céramique, ce qui soulevait beaucoup de questionnements pour Zengoro, notamment dans la notion d’utilité du bol qui lui tenait à cœur. Finalement, il a accepté de réaliser ces perçages pour donner vie à cette pièce, témoignant de cet échange passionnant.

Vous parlez d’un métier « en perpétuelle évolution ». Comment imaginez-vous l’avenir de la broderie dans les vingt prochaines années ?

A. Y.  : J’espère que nos métiers continueront à être aussi riche qu’ils le sont actuellement ! Je n’ai pas de doute sur l’avenir de la broderie et de l’artisanat de manière générale : je me réjouis de voir que les métiers de la main bénéficient aujourd’hui d’une vraie attractivité, notamment auprès des jeunes générations. Je constate également que le textile est très présent dans l’art contemporain, que ce médium fait partie de la palette de nombreux artistes. Je suis très positive et enthousiaste sur l’avenir de la broderie.

Enfin, quel message aimeriez-vous que les visiteurs de Tokyo retiennent en sortant de Beyond Our Horizons ?

A. Y.  : J’espère avant tout que les visiteurs aient plaisir à découvrir l’exposition, qu’ils en gardent un souvenir gai. Je souhaiterais que la découverte de ces savoir-faire puisse susciter l’envie auprès de chacun de s’approprier à son tour un geste artisanal. Nous avons la chance que de nombreuses formes d’artisanat se pratiquent encore dans le monde entier, et j’aimerais que cette visite fasse émerger dans d’autres lieux des dialogues interculturels.


Beyond our Horizons. Du 30 septembre au 20 octobre 2025. 52F, Roppongi Hills Mori Tower, Tokyo. Entrée gratuite.


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