The Good Business
Pour ce géant mondial du clou, tout a démarré au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Une réussite qui peut prendre valeur d’exemple du volontarisme allemand. Quand les vis et les boulons peuvent rapporter gros, très gros... Incroyable !
« Cela ne vaut pas un clou… » Reinhold Würth doit sourire à chaque fois qu’il entend cette expression, assis sur le pont de son yacht de 85 m de long qu’il s’est offert en signant un chèque de 110 millions de dollars. Lorsqu’il ne vogue pas à bord du Vibrant Curiosity, l’octogénaire vole à bord de l’un de ses cinq avions qui sont stationnés dans un ancien aéroport militaire américain qui porte aujourd’hui le nom de son père, Adolf Würth. La 12e fortune d’Allemagne est aussi un grand amateur d’art et possède une collection de… 17 000 œuvres. Chaque année, il investit entre 10 et 99 millions d’euros dans des pièces signées Picasso, David Hockney, Max Ernst, Henry Moore, Andy Warhol ou Edvard Munch. Ce père de trois enfants garde néanmoins un petit faible pour le sculpteur danois Robert Jacobson. Certaines de ses œuvres ont été placées sur le parvis du siège social de l’entreprise familiale.
Würth… Ce nom ne vous dit probablement rien. Tous les plombiers, les électriciens, les menuisiers et les professionnels du bâtiment connaissent, eux, le logo rouge et blanc de ce véritable empire de la quincaillerie industrielle. Vis, chevilles, boulons, câbles, connecteurs, forets, lames, fraises, fixations, pinces, chalumeaux, rails, rivets mais aussi clous, ce groupe propose, dans plus de 80 pays, un catalogue de 125 000 références. L’an dernier, son chiffre d’affaires a dépassé 11,8 milliards d’euros, alors qu’il flirtait avec la barre symbolique des 10 milliards d’euros cinq ans plus tôt. Ses bénéfices nets ont bondi de 60 % depuis 2012, pour atteindre 462 millions d’euros. Reinhold avait à peine 10 ans lorsque son père a fondé, en juillet 1945, son entreprise de fabrication de vis et d’écrous. Quatre ans plus tard, Adolf lui demande de quitter l’école pour apprendre le métier sur le tas. Comme quoi les études ne sont pas toujours la clé du succès… « Mon père savait que les études me conduiraient vers une voie sans issue, comme c’est d’ailleurs souvent le cas aujourd’hui, expliquait le patriarche au magazine Le Point. Nous sommes en train de fabriquer un prolétariat intellectuel alors que nous manquons d’apprentis. »
Simple employé de commerce dans la PME familiale, il découvre le métier de quincaillier lorsqu’un drame vient bouleverser son plan de carrière. Son père meurt d’une crise cardiaque à la veille de Noël 1954. Agé d’à peine 19 ans, Reinhold reprend les commandes de l’entreprise qui ne comptait alors que deux salariés. « L’un d’entre eux est parti après le décès de mon père, raconte l’octogénaire dans un entretien accordé au quotidien financier Handelsblatt. Pour lui, l’avenir avec moi était trop incertain. Je suis toujours en contact avec le second. Il ne vit pas loin d’ici avec sa femme, qu’il a rencontrée dans l’entreprise. A ce propos, il me doit toujours quelque chose pour cela ! » Cette remarque résume, à elle seule, le caractère de ce personnage aux yeux bleus perçants.
Würth : des méthodes d’un autre temps
Ce patron à l’ancienne – ce qui peut sembler un peu normal pour un homme né en 1935 – est un rien paternaliste. Pour motiver ses commerciaux à vendre davantage de vis et de boulons, il leur a promis, pendant un temps, de leur offrir une Mercedes si leurs objectifs étaient atteints. Une fois par an, le patron décerne à ses salariés les plus méritants des Aiguilles d’honneur en argent, en or ou avec des diamants. Le milliardaire, dont la fortune est estimée à 10,7 milliards d’euros selon le magazine Forbes, n’est toutefois pas tendre avec les syndicats. Son groupe n’a pas de comité d’entreprise ni de convention collective. Furieux de la hausse « misérable » de 3,3 % de son chiffre d’affaires enregistrée lors du premier semestre 2012, Reinhold Würth a même menacé dans une lettre adressée à son personnel de licencier les commerciaux pas assez rentables. Les accusant de travailler seulement de 60 à 70 % de la journée, ce stakhanoviste, qui a longtemps trimé dix à quinze heures par jour 7 jours sur 7, demandait également à ses salariés s’ils étaient bien chez leur premier client dès 7 h 30 chaque matin. Car malgré son immense fortune, l’homme connaît la valeur de l’argent.
L’Allemagne ne serait rien sans ses entreprises familiales
Würth est un exemple parfait de ces entreprises familiales qui sont le véritable poumon de l’économie allemande. Ces compagnies représentent plus de 95 % des entreprises du pays. Ces entités juridiques indépendantes, qui sont presque toutes non cotées en bourse, vont de la petite entreprise au géant mondial. Les dix plus grandes fortunes d’Allemagne, dont le patrimoine dépasse les 161,4 M €, sont toutes à la tête ou actionnaires de compagnies qu’elles ont fondées ou héritées de leurs aïeux. Les Albrecht et les Schwarz ont créé les discounters Aldi et Lidl ; Susanne Klatten et son frère Stefan Quandt contrôlent une bonne partie du capital de BMW ; Georg Schaeffler et le groupe du même nom ainsi que Heinz Hermann Thiele – qui pilote le leader mondial des systèmes de freinage Knorr-Bremse – sont des sous-traitants automobiles. Hasso Plattner est l’un des fondateurs du spécialiste des progiciels SAP et Klaus-Michael Kuehne préside le leader de la logistique, Kuehne + Nagel. Tout comme Reinhold Würth, ces dirigeants sont souvent protestants, discrets et… pingres. La clé du succès ?