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Le tourisme traverse une crise existentielle. Alors que son empreinte carbone questionne, une nouvelle éthique du voyage émerge. Entre responsabilité climatique et soif d’ailleurs, comment concilier l’appel du large avec les impératifs environnementaux ?
Longtemps considéré comme un droit acquis, le voyage subit aujourd’hui un examen moral inédit. « Il y a un avant et un après Jancovici », constate Jean-François Rial, patron engagé de Voyageurs du Monde et auteur du remarqué Le chaos climatique n’est pas une fatalité (éditions L’Archipel).
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Depuis cette fameuse déclaration de novembre 2022 stipulant qu’un « adulte responsable ne devrait pas effectuer plus de quatre vols long-courriers dans toute sa vie », l’industrie touristique s’interroge. Et avec elle, le voyageur. Et son éthique personnelle.
La fin de l’innocence touristique ? Peut-être. Rapide rappel des chiffres, sans culpabilisation. L’aérien représente 3 % des émissions mondiales de CO2 pour un impact sur le réchauffement climatique de 6 %. À cela, ajoutons que voyager est profondément inégalitaire, provoque des dégradations sur les écosystèmes et génère de l’inflation sur les loyers pour certaines destinations. Tous les ingrédients d’une prise de conscience. Et d’une dissonance cognitive prégnante chez les jeunes, grands consommateurs de voyages instagrammables.
Rendre Mykonos aux dieux grecs
Une contradiction qui pousse à repenser le rapport au déplacement. D’autant que le Covid est passé par là et les images d’une nature reprenant ses droits ont fait le tour du monde. Face à ce dilemme, Emmanuel Caillaud, professeur d’éthique au Centre national des arts et métiers, identifie trois grands courants majeurs. Le déontologisme, qui poserait des règles strictes ou des interdits absolus, est absent du débat. Aucune loi ne limite encore nos déplacements.
Le conséquentialisme invite à peser le pour et le contre de chaque départ : à chacun sa balance personnelle. Cela revient à évaluer l’impact sur le vivant de ses choix : compenser par ailleurs, choisir des destinations proches, ou encore se challenger sur la nécessité réelle du déplacement. Enfin, l’éthique des vertus, chère à Aristote, insiste sur l’accomplissement personnel et la réalisation de soi : découvrir des contrées étrangères reste un moyen de développement, si cela s’inscrit dans une démarche réfléchie et respectueuse des enjeux environnementaux.
L’industrie du voyage se trouve désormais au pied du mur et les professionnels du secteur s’adaptent à cette nouvelle donne morale. Et à ce nouveau marché. Ainsi, Airbnb ou Booking valorisent les établissements « durables ». Le label « Clef Verte » référence désormais plus de 7 500 sites dans le monde.
Chez Voyageurs du Monde, établissements et circuits sont soigneusement sélectionnés et vols directs et train sont encouragés. Mais la réalité économique et l’inflation compliquent l’équation. « Pour quelques euros de plus, les clients ne sont pas forcément d’accord », admet Jean-François Rial. Du côté d’Evaneos, agence sur mesure et écoresponsable, Aurélie Sandler, la co-CEO, mise sur des agences locales « avec 85 % du chiffre d’affaires reversé aux destinations ».
La plate-forme a même pris des décisions radicales : arrêt de la commercialisation de Mykonos et Santorin l’été ou suppression des séjours de moins de cinq jours. Une volonté assumée de créer de nouveaux standards et d’encourager partenaires et touristes à s’interroger. En plus de l’enjeu écologique, cette transformation sonde notre culture du déplacement, marquée par l’accumulation des destinations et une logique de performance. « Ne plus dire, j’ai fait le Vietnam, j’ai fait le Brésil, l’année prochaine, je fais l’Inde », plaide Emmanuel Caillaud.
Nouveaux horizons
Cette évolution passe donc par un ralentissement assumé. Se déplacer redevient partie intégrante du voyage, ouvrant la voie à l’essor du vélotourisme, des pèlerinages ou des circuits en train. Le plus grand des luxes serait de prendre son temps. Marion Tillet, experte en tourisme durable à l’Institut Paris Région, rappelle les trois fondamentaux d’un voyage responsable : « respect de l’environnement, retombées économiques locales et préservation des cultures ».
Une approche qualifiée de « tourisme régénératif », en vogue dans les pays scandinaves. C’est le sens aussi des quotas mis en place dans les Calanques, à Lascaux ou à Venise. Reste l’équation inspirée par le philosophe Paul Ricœur : « Une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes. » Un équilibre à trouver entre épanouissement personnel et responsabilité collective.
L’avenir du voyage se dessine ainsi, dans une optique de réduction consciente et volontaire : plus proche, plus longtemps, moins souvent, hors saison et en soutenant le développement local. Une philosophie qui privilégie la profondeur à l’accumulation, l’immersion à la collection. Car tout périple doit demeurer un lien avec le vivant, avec les populations – à condition de préserver ce qui fait l’essence même de cette expérience humaine universelle.
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