Getaway
The Good Guide
Naviguer à l’extrême sud du continent américain ne ressemble à nul autre voyage. À bord du Ventus, l’un des paquebots de la compagnie chilienne historique Australis, on découvre respectueusement l’un des sanctuaires les moins pollués de notre planète. L’occasion rêvée de mesurer la fragilité et la beauté de ce milieu, lui aussi menacé par les changements environnementaux brutaux.
Chacun vient ici toucher des yeux la Terre de Feu, l’un des derniers espaces vierges du monde. On a des frissons d’excitation rien qu’en posant le pied dans ces villes portuaires mythiques que sont Punta Arenas (Chili) ou Ushuaïa (Argentine), d’où partent les grandes expéditions vers l’Antarctique, notamment à bord du Ventus Australis.
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Croisière durable à bord du Ventus Australis
Nous sommes au bout du monde, pliés en deux pour avancer contre un vent qui souffle déjà fort – une brise pourtant, comparé aux rafales qui déferlent ici parfois à 200 kilomètres à l’heure. L’aventure commence dès l’embarquement à bord du paquebot Ventus Australis. Propriété de la famille Lecaros-Menéndez, la compagnie maritime Australis a donc perdu son monopole, mais conservé tout son charme.
On l’apprécie pour cette incursion en Patagonie proposée depuis 1990 sur ses navires à taille humaine et pour ses précautions environnementales. Elle organise en effet les visites à terre par petits groupes sur un itinéraire régulier afin d’éviter un tourisme invasif. Ses guides sensibilisent également les passagers aux bonnes pratiques lors des excursions dans ces écosystèmes locaux protégés, comme en témoignent les sentiers couverts de passerelles que la compagnie finance.
De retour sur le paquebot, les visiteurs passent leurs chaussures au pédiluve afin de ne pas disséminer bactéries ou graines sur d’autres îles. Quant aux déchets, y compris flottants, ils sont ramassés par les navires Australis qui recyclent aussi ceux du bord et veillent à réduire leur consommation de plastique et d’eau – dont celle des toilettes des cabines.
Enfin, on salue tout autant leur collaboration avec des organismes scientifiques afin d’analyser les changements climatiques et leurs effets sur la nature. Les guides qui accompagnent les croisières sont formés à la collecte de données selon des protocoles stricts et rédigent des rapports variés à destination de la communauté scientifique : chimie de la mer, croissance des plantes endémiques, biodiversité côtière, recensement des populations animales…
Sobriété exemplaire
Pimpant dans sa livrée bleu marine et blanc, le Ventus Australis compte, lors de cette rotation, fin octobre 2023, 65 employés et 70 passagers pour une capacité de 100 cabines. Simple et convivial, le paquebot dispose de quatre ponts, de deux vastes et confortables salons, d’un bar et d’un restaurant ouvert à heures fixes, ainsi que d’une boutique de souvenirs.
Pendant que les passagers venus de tous pays effectuent leur check-in dans leur cabine largement vitrée, sobre sans être spartiate, leurs valises les rejoignent, montées à la main par l’équipage, car il n’y a pas d’ascenseur ! Classique, le décor dévoile une moquette bleue à motifs de cordages et de grands fauteuils dans les salons où le panorama s’invite en CinémaScope à travers les baies.
Si vous rêvez de piscines chauffées, de buffets pantagruéliques, d’ascenseurs et de soirées dansantes, passez votre chemin. D’autant qu’on se déconnecte aussi des réseaux sociaux, car il n’y a aucun wi‑fi à bord ! Durant toute la navigation, on ne croise qu’un unique chalutier occupé à remonter des crabes.
Pas un humain n’habite la Terre de Feu, qui fait partie du parc national Alberto de Agostini. En résumé, pour les passagers, ce voyage rare est vécu comme une promesse d’aventure et un rêve. On y goûte la sensation exaltante d’être le spectateur minuscule d’une nature dantesque qui ne fait pas dans la demimesure.
Aucune brume ne brouille le sauvage paysage subantarctique. L’air y est si cristallin que l’horizon paraît découpé au cutter, ponctué d’îles rythmées d’une ribambelle de pics enneigés aux arêtes stylisées. Accoudé au bastingage, on passe le détroit de Magellan sur une mer d’huile jalonnée de blocs de glace scintillants. Le paquebot se faufile habilement dans l’archipel veiné d’un labyrinthe de canaux, de détroits et de fjords d’environ 200 mètres de profondeur, radars braqués sur les icebergs.
Expéditions quotidiennes
Chaque jour, le Ventus propose une expédition avec guides. Quand les Zodiac sont mis à l’eau et que leurs moteurs ronflent, on y grimpe par groupes, emmitouflés jusqu’aux oreilles, prêts à affronter le froid, la glace et la boue.
Un jour où, justement, un sympathique grésil de printemps nous griffe la peau et tandis que nous crapahutons sur les granits glissants en direction du glacier Pia flanqué de sa moraine impressionnante, un bruit d’explosion inquiétant signale la chute brutale de blocs, créant un remous de glace pilée tel que les Zodiac peinent à s’en extirper.
Ce jour-là, le paquebot poursuivra par le canal Beagle, dit aussi l’Avenue des glaciers. Coupe de champagne à la main, les participants se pressent sur le pont supérieur pour ce passage spectaculaire. Filant comme l’éclair sur la mer, les Zodiac abordent également l’îlot Tucker, aussi pur qu’au premier matin du monde.
Au printemps y renaissent des forêts de sapins et d’érables – régal des castors importés autrefois pour leur fourrure –, des bruyères arborescentes, des sentes de mousse mouillées de cascades. Un théâtre qui prend la couleur du feu durant le printemps austral. Ailleurs, une steppe d’herbes rases abrite des compositions végétales miniatures perchées sur des rocs gris parés de lichen.
On y découvre le champignon pan del indio (pain des Indiens, en espagnol), les fruits violets du calafate et rouges du chaura en observant des arbrisseaux nains bien que trentenaires. Quel courage de prospérer là ! On franchit des étangs, des rivières, des marais où pataugent renards, canards bien gras, loutres.
Puis la célèbre île de Los Pingüinos, où vivent des colonies de manchots de Magellan, nous accueille. Pile pour la photo, les familles en élégant habit noir et blanc, tout juste rentrées de baignade, se dandinent en se séchant sur la plage. Sur les falaises, c’est un charivari de cormorans, d’alouettes et de pétrels.
Haut dans les airs plane un condor à l’envergure majestueuse. Sous la mer, des forêts d’algues et des eaux riches en krill et autres planctons attirent des baleines, des dauphins australs et des requins.
Expérience inoubliable
Déclaré réserve de biosphère par l’Unesco en 2005, le cap Horn figure le morceau de bravoure. À 3 heures du matin, notre cabine prend vie. Les matelas projettent leurs dormeurs au sol, les portes claquent, les placards déversent leurs objets, les valises à roulettes dansent la gigue. Le commandant est sur les dents.
L’équipage bloque les ponts. Réveillés en fanfare, agrippés à leurs fauteuils, les passagers réunis dans un salon tentent de siroter leur thé sans se brûler tout en rattrapant ce qui brinquebale. On entend des bris de verre, un fracas de meubles.
Bien qu’il soit prévu d’accoster au phare du cap pour saluer l’héroïque gardien chilien qui y vit en famille à l’année, notre bateau, vaincu par les déferlantes, passe prudemment son chemin ! Australis a promis une expérience inoubliable : nous y sommes. Le paquebot se cabre durant près de huit heures, tentant de rejoindre la sécurité des fjords plus au nord.
Si cet article existe, c’est que nous avons eu ce privilège. Finalement, nous visitons la baie Wulaïa, ancien territoire des autochtones Yámanas, dont le sommet offre une vue prodigieuse sur les terres alentour. Le lendemain, le port le plus austral du monde se profile : l’iconique Ushuaïa et ses maisons colorées, où le Ventus Australis nous débarque sous un soleil rayonnant.
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