The Good City
Urbanisme
Rues, axes majeurs, toits, façades : dans les agglomérations, en France et dans le monde, l’enjeu de la végétalisation est devenu colossal. Que se passe-t-il exactement, et quels sont les défis à relever ? Plongée dans le vert béton, en apnée.
Ce devait être un simple décryptage. Cela s’avère une épopée. S’atteler au sujet de la végétalisation des villes, c’est faire face à des défis gigantesques. C’est tenter de percevoir les transversales de nos vies quotidiennes modernes et de ressentir l’ampleur des mouvements en cours : tout le monde s’accorde sur ce point-là.
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Bâtir des cités de vert
Les initiatives et les données fusent, le vert est dans la ville, partout. Plus précisément : la ville, de ses tréfonds, hurle pour grappiller du vert. Elle est acculée, au pied du mur de la déflagration climatique qui s’abat et écrabouille son train-train bitumé, carboné, surchauffé, minéralisé. Pour en prendre la mesure et ressentir cette accélération, zoom sur Paris : la capitale s’est réchauffée de + 2,3 degrés depuis l’ère préindustrielle.
Ce chiffre et les données qui suivent proviennent de l’étude « Paris face aux changements climatiques », publiée en septembre 2021 : on y lit que les périodes caniculaires vont être de plus en plus fréquentes, les crues plus intenses (+ 20 % de crues décennales, dont le débit augmentera de 40 %), l’eau de la Seine sera plus chaude de 2 à 3 degrés d’ici à 2100, avec des répercussions sur sa qualité biologique et chimique, et l’effet îlot de chaleur aura des conséquences terribles.
« Le réchauffement climatique menace la viabilité des villes trop minérales, qui deviennent de véritables fours en période de forte chaleur », explique dans ce document Christophe Najdovski, adjoint à la mairie de Paris chargé de la végétalisation de l’espace public, de la biodiversité et de la condition animale. Et de poursuivre : « Nous disposons heureusement de climatiseurs naturels, les arbres, à l’ombre desquels la température baisse de 4 degrés. Pour rafraîchir Paris, nous prévoyons d’en planter 170 000. »
En mars 2023, tout s’emballe. La revue scientifique The Lancet publie une analyse qui étudie la mortalité en fonction de la température dans 854 agglomérations européennes : Paris monte sur la triste première marche du podium de la catégorie « capitales ».
En cause ? Le phénomène îlot de chaleur qui atteint jusqu’à la proche banlieue, tant ses bâtiments hauts et nombreux, les matériaux utilisés pour les construire, le trafic automobile, les systèmes de climatisation (qui font monter la température extérieure), la densité (20 360habitants par kilomètres carrés en 2020, et des prévisions plutôt à la baisse prévues par l’Insee) l’amplifient.
Une impérieuse nécessité
Les semaines passent, et ça continue. Juin 2023 : une nouvelle étude paraît, intitulée « Paris s’adapte 2023 ». En préambule, le contexte : « L’été 2022 a été classé comme l’un des plus chauds jamais enregistrés. […] La Ville de Paris a l’impérieuse nécessité d’adapter son territoire […]. [Cela] implique de mobiliser l’ensemble des acteurs, dans l’ensemble des domaines en passant par l’isolation thermique des bâtiments et des logements, la désimperméabilisation et le débitumage des sols, le retour à la pleine terre, et la végétalisation partout où cela est possible. »
Une déflagration. Surtout, pour qui veut bien le concevoir, le décryptage lucide d’une réalité : pour refroidir et garder vivables les villes, les « peindre en vert » ne suffira pas. Non. S’il faut voir la végétalisation en grand, il faut aussi considérer les racines, et penser au sol, et penser à l’air, et penser au lien social : penser comme un arbre, finalement. Revenir à la sève pour renouer avec le vivable, le vivant.
Ce qu’il se passe à Paris, on le constate à peu près partout en France, à plus ou moins grande échelle : l’idée est de ramener le végétal en zone urbaine pour tenter de réparer ce que l’on a bafoué. Joël Gimbert est architecte et ingénieur, associé fondateur de l’agence ASA Gimbert, à Guérande (Loire-Atlantique).
Dès la fin de l’été dernier, son analyse contextuelle globale est claire : « Au fur et à mesure des activités de l’homme, on a réduit le vivant. On a créé des lieux désertiques en plein été, avec un taux d’hygrométrie très faible. C’est dense en imperméabilisation, et ça a des répercussions énormes. Quant à l’hiver, comme en parallèle on réduit les surfaces de percolation de l’eau en envoyant tout dans des tuyaux, on ne recharge plus les nappes phréatiques : on coupe la migration de l’eau entre la surface et le sous-sol. Ces deux phénomènes sont selon moi majeurs dans l’analyse de l’impact de l’urbanisation sur le vivant. »
Alors, à quand remonte le réveil ? « En France, il date d’une douzaine d’années. À partir de là, le législateur a commencé à considérer la question, et donc à nous imposer des normes. Là où il y a quinze ans, on consommait 400 kWh du mètre carré, on est aujourd’hui en dessous de 50 kWh : l’univers du bâtiment, silencieusement, a fait un saut quantique de compétences. »
Comprendre : la résilience en ville passe par la végétalisation bien sûr, mais pas seulement. L’effort doit être global, systémique, transversal : « Pour parvenir à réduire les consommations d’énergie, il a fallu un effort collectif de tous les acteurs du bâtiment. Et c’est le cas également en matière de recyclage des matériaux ! Maintenant, on s’inscrit dans le temps. On se demande comment on va déconstruire les bâtiments dans quarante, cinquante ans… Qu’est-ce qu’on va faire de toute cette matière ? Ce questionnement est nouveau, c’est sincère et c’est surtout extrêmement intéressant. »
Les solutions recherchées si fortement par les villes grâce à la végétalisation ne doivent donc pas être décorrélées du travail de fond, moins visible, sinon ce ne serait que du greenwashing, de la poudre verte aux yeux. L’importance d’une réflexion de bon sens intégrant le fait que tout est lié est primordiale. Indice du changement en cours : les agglomérations s’arrachent désormais les paysagistes, notamment pour leur vision globale des territoires.
Christophe Cozette, aux manettes de Phytolab, agence de paysage et d’environnement située à Nantes, créée il y a trente ans et qui emploie aujourd’hui 28 personnes, confirme : « Nous regardons les choses dans leur dimension géographique, géologique, paysagère. On considère le ciel, les perspectives, ce qui “fait” un territoire. Notre but est d’encourager au maximum le vivant, car force est de constater qu’on passe du temps à réparer les erreurs des trente glorieuses, de l’hyperfonctionnalisme. Quand on a de véritables autoroutes qui passent en bord de rivière, des axes très structurants, on fait tout pour retrouver la nature et ôter les voitures. »
Il poursuit : « Je pense, par exemple, au centre d’Angers, où nous travaillons depuis de nombreuses années : on y a carrément couvert la voie express sur la rive gauche de la Maine, côté centre-ville, pour créer de l’espace public, des parcs. Avant, on avait la casquette du jardinier. On n’était vraiment pas en première ligne. Maintenant, les collectivités voient d’un très bon œil le fait que des agences de paysage pilotent les opérations en partenariat avec les architectes, les ingénieurs, les urbanistes, et même des écologues, des sociologues, des concepteurs lumière. C’est positif. Il n’y a pas assez de paysagistes en France ! »
Vergers urbains et placettes-oasis
Dans l’Hexagone, les exemples de villes qui ont le déclic végétal sont nombreux : de Grande-Synthe, la pionnière, dans le Nord, à Mouans-Sartoux dans les Alpes-Maritimes, de Lyon à Rennes, de Montpellier à Strasbourg, du littoral au Grand Est… les plans abondent. Au menu : vergers urbains partagés, espaces « comestibles », permis de végétaliser, toits-jardins, forêts urbaines, friches en libre évolution…Les associations se multiplient et les idées fusent.
La pierre angulaire du système résilient ? Les arbres. Dans les villes, 71 % des espèces seront en danger d’ici à 2050 (frênes, ormes, châtaigniers, platanes, peupliers…, selon une étude parue dans Nature Climate Change en septembre 2022), par excès de chaleur et/ou manque d’eau.
Les agglomérations tentent de réagir : Lyon vise les 300 000 arbres plantés sur le mandat 2020-2026, Bordeaux Métropole a lancé une opération spéciale en 2020 et a le million d’arbres en ligne de mire à l’horizon 2030, tandis que Grenoble a son plan Canopée. Normal : les arbres et arbustes en ville amenuisent l’effet d’îlot de chaleur, apportent un bienêtre psychologique et physique, temporisent le niveau sonore, soutiennent la biodiversité, purifient l’air, aident à la gestion des eaux de pluie, régulent l’humidité, protègent les sols, etc.
Et si une agglomération manque d’inspiration ? Les dispositifs, eux, ne manquent pas. Exemples : l’outil commun Avec (Adaptation du végétal au climat de demain), mené par le Cerema ; l’Ademe et Plante & Cité, une aide open source à la sélection des végétaux en ville ; ou le projet Sésame (Services écosystémiques rendus par les arbres, modulés selon l’essence), conçu avec la Ville et la métropole de Metz, un outil d’aide et de ressources autour de l’arbre et l’arbuste en milieu urbain.
Retour à Paris, juste avant l’été 2024, le mercredi 5 juin exactement, la revue Earth System Science Data a publié un rapport réalisé par une soixantaine de chercheurs qui, s’appuyant sur les données du GIEC, sonnent l’alerte : « La fenêtre pour limiter à +1,5°C est déjà presque fermée. » En outre, pour la « seule année 2023, le réchauffement attribuable à l’activité humaine a atteint 1,31°C ».
On retourne au rapport rendu à la fin du mois d’avril 2023 par la mission d’information et d’évaluation, « Paris 50 °C : préparer la ville aux méga-canicules ». Ce dernier préconise 85 actions transversales : placettesoasis, formations des habitants au jardinage, révision des normes de rénovation et de construction, toits-terrasses collectifs, toitures blanches, corridors d’air frais, végétalisation grimpante des façades, etc.
Ce dernier point, justement, soulève des questions : en effet, végétaliser les façades (et que ce soit réussi, que ça vive, que ça foisonne, que ce soit entretenu), c’est compliqué. Très. La mairie du 17e arrondissement de Paris en a fait les frais : alors que le projet avait été lancé en2021, sa façade végétalisée a désespéré les habitants, restant « grisement » métallique, jardinières en berne.
Le juste équilibre
À l’opposé, dans la ville de Chengdu, en Chine, les immeubles du quartier du jardin forestier de Qiyi City ont été littéralement mangés par la verdure, envahis par la végétation luxuriante plantée aux balcons, devenue hors de contrôle à cause d’un manque d’entretien notamment.
L’occasion d’interroger à nouveau l’architecte Joël Gimbert : « Les toitures, on sait faire. Ça se complique en façade. Il faut que la plante puisse être nourrie quelque part : soit au sol ; soit, si c’est un immeuble, via des jardinières à chaque étage. Après, il faut tenir la végétation, donc créer une maille. Par exemple, pour un immeuble à La Baule, on s’est attelés à une végétalisation des deux derniers niveaux : bacs métalliques avec arrosage goutte-à-goutte et câbles Inox tous les 40 centimètres, horizontaux et verticaux, pour que le végétal puisse pousser. La maille ainsi réalisée doit être légèrement décollée de l’enduit pour que la plante ait de la place. Tout ça, on maîtrise : en revanche, le coût est important et l’ensemble nécessite un entretien. Aussi, cela suppose qu’on discipline la végétation, pour éviter, par exemple, qu’elle atteigne les coffres des volets roulants, glisse sous les volets d’étanchéité… »
Les contraintes sont nombreuses. L’avenir ? « On peut tout imaginer. Je penche pour un retour aux solutions de bon sens paysan. Aujourd’hui, récession oblige, on arrive à un prix de construction qui est tellement prohibitif qu’on va être obligés d’être créatifs pour trouver des solutions de bon sens. » Retenons donc une seule chose : l’urgence, c’est se reconnecter à l’esprit paysan. C’est cette prise de conscience qui nous hurle que, déconnectées de la terre, des feuilles et des racines, nos trajectoires d’humains vacillent sérieusement.
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