Julien Moro
The Good Bubbles

Tintin, héros le plus universel de la bande dessinée

Lu un peu partout sur la planète, étudié et disséqué dans 400 ouvrages, fêté à la fin de ce mois dans une prestigieuse exposition au Grand Palais, à Paris, Tintin est un personnage au succès mondial. Comment s’explique ce phénomène éditorial et culturel, alors que le dernier album de ses aventures (Tintin et les Picaros) remonte à 1976 et que son créateur, Hergé, est décédé voilà trente-trois ans ?

Tintin est un mystère. Pas tant le personnage lui-même, bien qu’on ne sache pas grand-chose de lui ni de sa vie en dehors de ses aventures. Mais sa popularité, qui ne s’est jamais démentie depuis sa création, reste inexpliquée. Son créateur, Hergé, était le premier à avouer sa perplexité. « Je vous assure que je ne comprendrai jamais le succès de Tintin. Pour moi, il doit y avoir un malentendu », confiait-il à Numa Sadoul lors de leurs entretiens publiés en 1975 dans le livre Tintin et moi. Malentendu ou pas, les faits sont là. Quatre-vingt-sept ans après son apparition dans Le Petit Vingtième, supplément daté du 10 janvier 1929, le reporter en culottes de golf (qu’il a fini par troquer contre un jean en 1976, dans Tintin et les Picaros) s’est imposé comme une icône universelle de la culture contemporaine, bien au-delà du cercle des amateurs de bandes dessinées.

Hergé, un monde universel
Hergé, un monde universel Hergé - Moulinsart 2016

Et, depuis la disparition d’Hergé, en 1983, on n’a jamais autant parlé de lui. D’ailleurs, sa notoriété a depuis longtemps éclipsé celle des autres séries créées par le dessinateur, comme Quick et Flupke ou Jo, Zette et Jocko. Un ouvrage publié en 2014 recense pas moins de quatre cents livres consacrés à Tintin et à Hergé, des plus sérieux aux plus farfelus. Même les politiques ne se cachent plus et revendiquent leur tintinophilie. En 2011, en France, un colloque a été organisé par le Club des parlementaires tintinophiles, sur le thème – ô combien sensible – de la crise entre la Bordurie et la Syldavie. En 1999, les représentants du peuple s’étaient déjà empoignés afin de répondre à une question cruciale pour l’avenir de la démocratie : Tintin est-il de droite ou de gauche ? Ou ne serait-il, selon l’un d’eux, qu’un « gentleman centriste » se situant « au-dessus des partis » ? Vendues à 235 millions d’exemplaires dans le monde, ses aventures sont traduites en quatre-vingts langues nationales, mais aussi régionales. Elles sont désormais accessibles en tahitien comme en picard tournaisien, en langues corse ou catalane comme en wallon liégeois. L’ouverture, en 2009, du musée Hergé à Louvain-la-Neuve, en Belgique, et l’organisation d’expositions dans des lieux prestigieux, à l’image de celle qui se tiendra dans les galeries nationales du Grand Palais du 28 septembre 2016 au 15 janvier 2017, ont achevé de donner à Hergé et à son héros une reconnaissance « officielle » et une légitimité culturelle.

« Il y a quelque chose d’autre dans Tintin »
Il est toutefois permis de s’interroger. Comment expliquer qu’un personnage né sous la plume et le pinceau d’un jeune homme de 22 ans, Georges Remi alias Hergé, dont l’ouverture sur le monde était pour le moins limitée, de surcroît bridée par l’idéologie conservatrice du journal pour enfants dans lequel il travaillait, ait pu conquérir la planète avec un tel succès ? Par quel miracle a-t-il suscité la sympathie chez des populations dont les références culturelles sont à ce point diverses ? Comment se fait-il que la création d’Hergé ait traversé le siècle pour réussir à séduire, encore aujourd’hui, en dépit des mutations qui ne cessent de redessiner le monde – lequel ne ressemble plus à celui que Tintin a connu ? « Il y a une sorte de magie dans l’œuvre d’Hergé, analyse Benoît Peeters, auteur d’une biographie intitulée Hergé, fils de Tintin. Il réunissait un ensemble exceptionnel de talents. Bon écrivain et bon dialoguiste, il était drôle et savait inventer des personnages très typés. Peu de créateurs en sont capables, tous domaines confondus. Hergé est un chroniqueur du XXe siècle qui propose à ses lecteurs une sorte d’encyclopédie de la planète. Mais en plus de ses qualités de narrateur, de dessinateur et d’humoriste, quelque chose est passé à travers lui. » Ce « quelque chose » indéfinissable, cette capacité à saisir l’essentiel du monde qui l’environnait pour le restituer dans les aventures de Tintin, Hergé lui-même en était conscient, sans parvenir toutefois à le définir avec précision. « Vous savez, je crois qu’il y a quelque chose d’autre dans Tintin », avait-il déclaré un jour à ce même Benoît Peeters. Selon celui-ci, Hergé a aussi eu le talent de s’inspirer de ceux qu’il a croisés sur son chemin et qui l’ont aidé à grandir en même temps que son personnage. « Hergé était un autodidacte. Il s’appuyait sur ses rencontres plutôt que sur son savoir, observe Benoît Peeters. Quand il fait la connaissance de Tchang, en 1934, c’est toute la Chine qu’il absorbe à travers lui. Quelques années plus tard, grâce à Pierre Sterckx, il s’intéresse à l’art contemporain. Cet esprit d’ouverture a déteint sur son personnage. Tintin est curieux de ce qui l’entoure, et cette curiosité le conduit à transformer le monde. »

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« Tintin, lui, est libre ! »
Ces questions à propos de Tintin, Renaud Nattiez se les pose depuis longtemps. Voilà maintenant des années qu’il couche sur le papier ou sur son écran d’ordinateur le fruit de ses réflexions et de ses observations. Il a fini par en faire un livre, intitulé tout simplement Le Mystère Tintin, sous-titré Les Raisons d’un succès universel. Ce très sérieux haut fonctionnaire, ancien élève de l’ENA et docteur en économie, « né entre Paris et la Belgique pendant la gestation d’On a marché sur la Lune », comme sa notice biographique l’indique, suggère quelques pistes pour tenter d’expliquer les raisons de la popularité de Tintin. « Hergé cumule la lisibilité du récit et celle du dessin, l’effet de réel dû à la crédibilité du monde qu’il met en scène et un objectif moral. Pour atteindre cet objectif, c’est-à-dire la victoire du bien, Tintin est mû par des motivations secondaires variées : résoudre une énigme, sauver un ami en danger ou prêter son concours à une cause scientifique. Mais à la fin, il doit vaincre les méchants. Cet objectif est facile à comprendre dans tous les pays du monde, car les enfants sont sensibles aux notions de justice et d’injustice. » Selon lui, « l’indétermination » de Tintin contribue, elle aussi, à sa popularité. Sans famille, sans attaches, sans contraintes financières, le héros d’Hergé est libre de ses mouvements. De quoi faire rêver le lecteur, enchaîné par les obligations matérielles de la vraie vie, qui voit en Tintin l’incarnation parfaite de cette liberté absolue dont il rêve. Une liberté qui faisait aussi le bonheur d’Hergé et qui le conduira à renoncer aux personnages de Jo et de Zette, las d’être obligé de mettre en scène, en plus des enfants et de leur singe de compagnie, leurs deux parents. « Tintin, lui, au moins, est libre ! Heureux Tintin ! » déclara-t-il à Numa Sadoul. Renaud Nattiez insiste enfin sur la diversité des niveaux de lecture des aventures de Tintin. « Dans Tintin, plusieurs registres de lecture se retrouvent dans une même page, constate l’expert. Dans Objectif Lune, lorsque le professeur Tournesol présente la fusée lunaire, il utilise des termes techniques. Mais Hergé glisse un gag en montrant Haddock qui se prend les pieds dans un câble. Un professeur de géophysique et un enfant de sept ans ne verront pas la même chose dans un même album. Cette dualité se retrouve dans le dessin des personnages : leur visage est caricatural, mais le reste de leur corps, tout comme le décor, est on ne peut plus réaliste. »

Selon Renaud Nattiez, Hergé « cumule la lisibilité du récit et celle du dessin ». Ici, une planche de « L’Île Noire » en noir et blanc. Planche 36 de la première version de l’album.
Selon Renaud Nattiez, Hergé « cumule la lisibilité du récit et celle du dessin ». Ici, une planche de « L’Île Noire » en noir et blanc. Planche 36 de la première version de l’album. Hergé - Moulinsart 2016

« L’œuvre d’Hergé fonctionne encore »
L’originalité du livre de Renaud Nattiez tient pour beaucoup au minutieux travail d’analyse de chaque album auquel il s’est livré. Pour aboutir à un constat : la plupart d’entre eux, des Cigares du Pharaon aux Bijoux de la Castafiore, sont construits sur un schéma identique. Une situation sert de déclencheur, Tintin se met alors à courir : à partir de ce moment, l’aventure est lancée. Après le dénouement viendra le temps de l’épilogue, sous forme d’une reconnaissance – souvent par la presse – du rôle décisif joué par Tintin et d’un gag censé détendre l’atmosphère, avant le retour au pays. « Je crois que le succès tient aussi à cette structure inconsciente, avance Renaud Nattiez. Les lecteurs relisent et rachètent les albums pour retrouver ce canevas qui les rassure. » Reste une interrogation : Tintin est-il appelé à durer ? Hergé s’est opposé à ce que d’autres auteurs reprennent son personnage, privant ainsi la série de nouveautés. Les enfants de demain, fervents lecteurs de mangas et consommateurs d’autres médias que la bande dessinée, prendront-ils le relais des générations qui les ont précédés ? Benoît Peeters se veut optimiste. « Les enfants ne lisent pas spontanément Tintin. Mais quand la transmission existe grâce aux parents ou à des bibliothécaires, ils sont séduits. C’est la preuve que l’œuvre d’Hergé fonctionne encore. » Tintin, en dépit des modes et du temps qui passe, a donc de beaux jours devant lui. Comme ­dirait le capitaine Haddock dans Le Temple du soleil : « Tonnerre de Brest ! Quel gaillard, tout de même ! » 

Portrait d’Hergé signé Andy Warhol (1977).
Portrait d’Hergé signé Andy Warhol (1977). Inc.