The Good Business
Fondé en 1881, et détenu, depuis, par la même famille, ce quotidien est, par sa diffusion, le n° 1 en Catalogne et le n° 3 de la presse espagnole. Dans le contexte politique actuel de vive tension, suscité par les revendications autonomistes, l’exercice journalistique tient du numéro d’équilibriste. Sans filet.
Peser longuement chaque mot ; choisir avec soin chaque adjectif ; surveiller attentivement la fidélité des traductions d’articles pour les éditions en catalan et en castillan ; répartir équitablement la parole entre ceux qui soutiennent les autonomistes et ceux qui approuvent inconditionnellement l’inflexibilité du pouvoir madrilène ; éliminer sur le site web tout courrier insultant ou haineux… Ces temps-ci, être journaliste du premier quotidien de Barcelone n’est pas une sinécure !
Equilibrer les points de vue
« Nous sommes, comme des Casques bleus de l’ONU, pris entre deux feux au milieu de la bataille qui fait rage ! » confie en souriant Lola García, directrice adjointe de la rédaction de La Vanguardia. Cette femme énergique, vive et piquante ajoute, volubile : « Nous nous sommes prononcés d’emblée contre la déclaration d’indépendance et cela nous a valu de vives critiques mais, heureusement, s’il nous arrive d’être interpellés, voire insultés, dans la rue, nous n’avons jamais reçu de menaces physiques ! »
Pour la dizaine de rédacteurs de son service de politique intérieure, l’exercice journalistique est d’autant plus délicat que 60 % de leurs lecteurs, éditions papier et numériques confondues, vivent en dehors de la Catalogne et que, d’autre part, au sein de cette province, siège de La Vanguardia, « les gens, comme l’explique Lola, respirent un air pollué par le discours des extrémistes ». Courageuse Lola dont les éditoriaux ont été les premiers à révéler les divisions se faisant jour au Conseil des ministres catalan, tel ce papier prémonitoire intitulé « Au bord de l’implosion », publié dès juillet 2017 !
Pourtant, se maintenir « à égale distance entre les deux camps », c’est à dire faire écho tout à la fois, dans les colonnes du journal, aux arguments du pouvoir central et aux militants « raisonnables », c’est à dire ceux qui demandent davantage d’autonomie pour la Catalogne sans pour autant déclarer unilatéralement l’indépendance, est d’autant plus important pour La Vanguardia que 95 % de son édition papier est lue – soit en catalan soit en castillan (espagnol) – dans la province rebelle, qu’il existe 65 000 abonnés en Espagne ou encore que l’édition web, elle, n’est diffusée qu’en castillan.
Entièrement gratuite, elle reçoit, chaque jour, 600 000 visites, soit plus de 19 millions de visiteurs uniques par mois. Les événements liés aux revendications indépendantistes et à l’arrestation des leaders du mouvement tel Carles Puigdemont ont évidemment boosté la diffusion et l’audience de La Vanguardia, notamment sur le web.
Mais cette actualité ne suffit pas à expliquer la longévité et la plutôt bonne santé financière du titre phare de Barcelone. « Nous sommes le seul journal de la presse espagnole à ne pas avoir de dette bancaire », souligne fièrement Jordi Juan Raja, vice‑directeur de la rédaction et responsable des contenus.
La dynastie Godó
Le nombre de ses collaborateurs et de ses bureaux en Espagne ou à l’étranger, la taille et la modernité de ses locaux qui occupent la presque totalité d’un immeuble d’une dizaine d’étages en plein centre de Barcelone, sa radio RAC1, son imprimerie, sa régie publicitaire, la variété de ses éditions en deux langues et de ses suppléments (Mundo Deportivo, un quotidien sportif, Hombre, un trimestriel masculin, Magazine Fashion & Arts, un mensuel lifestyle, ou Vanguardia Dossier, un trimestriel d’analyse et de société) sont certes éloquents… Mais ce qui impressionne peut-être le plus dans ce journal devenu une institution bien au-delà de la Catalogne, c’est le « clan » Godó.
Nous accueillant dans les luxueux bureaux occupés, au dernier étage de l’immeuble du journal, par les membres de la famille fondatrice, Javier Godó, le patriarche président- éditeur septuagénaire, encadré par ses deux héritiers de la cinquième génération, Carlos et Ana Godó, respectivement directeur général du groupe et éditrice de Libros de Vanguardia, prennent spontanément une pause académique, ou plutôt dynastique, pour la photographe de The Good Life. Boiseries, moquette épaisse, bibliothèque de vieux livres ; photos de remise de coupe de yachting ou du « trophée de tennis Godó » à Björn Borg ou à Rafael Nadal ; vue à 180° sur Barcelone…
Aristocrates de la presse
Tout concourt à ce sentiment de rencontrer là, quelque peu insolites à l’ère du numérique et des cost-killers comme Patrick Drahi, peut-être les derniers représentants des « aristocrates patrons de presse ». Ainsi, un magazine glamour signalait-il, en avril 2018, la présence du comte et « Grand d’Espagne » Javier Godó à la messe de commémoration de la mort de Juan de Bourbon en l’église San Lorenzo de Madrid.
Sans évoquer la rumeur selon laquelle le comte Javier aurait été menacé d’être privé de son titre de noblesse pour des prises de position de son journal, jugées par certains, à Madrid, trop indulgentes à l’égard du courant indépendantiste… « Il y a, ces temps-ci, une grande tension et il nous faut être très vigilants, notamment sur le strict respect des lois. Ainsi nous nous sommes refusés à publier toute page publicitaire en faveur du référendum pour l’indépendance, puisque cette consultation était illégale, comme nous l’avons expliqué dans notre éditorial du 6 septembre de l’année dernière », insiste Carlos Godó.
Si La Vanguardia marche sur des œufs dès qu’il s’agit d’aborder la question catalane, le premier quotidien de Barcelone a, en revanche, les coudées franches dans la rubrique Internacional ouvrant le journal, lequel compte une cinquantaine de pages. « Nous nous appuyons sur le travail de notre réseau de correspondants à l’étranger et de nos envoyés spéciaux comme ce fut le cas récemment lors de la crise syrienne. Savez-vous que La Vanguardia a été le premier journal espagnol, lors de la Première Guerre mondiale, à envoyer des reporters des deux côtés des belligérants ? » signale Lluís Uría, rédacteur en chef du service de politique étrangère.
En bref
• Diffusion 2017 : 105 813 exemplaires quotidiens en moyenne.
• Diffusion du 2 octobre 2017 (jour du « référendum » sur l’indépendance de la Catalogne) : 134 200 exemplaires.
• Audience : 611 000 lecteurs quotidiens, troisième journal
en Espagne, après El País et El Mundo.
• La Vanguardia a été, entre mars 2017 et mars 2018, le journal espagnol ayant connu la plus forte progression d’audience : + 30 000 lecteurs.
• Effectifs de la rédaction (papier et web, avec correspondants) : 300 journalistes.
• Effectifs du groupe Godó : 1 100 personnes.
• Audiences de La Vanguardia (web) :19,15 milions de visiteurs uniques en mars 2018 (El Mundo :
21,1 milions ; El País : 20,9 milions).
La Vanguardia, un titre pionnier… à plus d’un titre
Pionnier, ce titre l’a été fréquemment au cours de son histoire, ainsi, lors du déclenchement de la guerre d’Espagne, en 1936, La Vanguardia fut le premier journal du pays à être dirigé par une femme, la critique de théâtre María Luz Morales.
Cette volonté d’être toujours à « l’avant-garde », cette exigence de qualité imposent des moyens éditoriaux et La Vanguardia n’en manque pas. Ainsi, ce quotidien dispose de sa propre imprimerie et d’une rédaction qui compte encore, avec les correspondants, les photographes et le secrétariat de rédaction, quelque 300 collaborateurs, dont plus de 150 journalistes papier et une soixantaine pour le web.
Car, pour le moment, pas de rédaction bimedia commune, même si, à terme, une fusion semble inéluctable. « A l’heure des réseaux sociaux et des “fake news”, nos lecteurs attendent de notre part de la qualité, de la crédibilité et cela exige d’abord du temps, de la spécialisation, de la rigueur, et tout cela est la caractéristique du journalisme papier. Aussi avons-nous, jusqu’à présent, fait le choix de ne pas fusionner les rédactions papier et numérique », explique Jordi Juan.
Puis il ajoute sur le ton de la confidence : « Il est possible que cela change un jour… » Conserver un rôle de premier plan en matière de qualité journalistique mais savoir aussi ne pas mener un combat d’arrière-garde s’il faut chambouler ses habitudes de travail, ce nouveau et double défi ne devrait pas être de nature à effaroucher un journal qui a pour nom La Vanguardia !
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