The Good Business
Premier titre en langue allemande à avoir misé sur le numérique, le quotidien viennois, fondé par Oscar Bronner, va fêter son 30e anniversaire. Diffusée essentiellement par abonnement, son édition papier se prépare à évoluer, une nouvelle fois, afin de répondre au plus près aux attentes de ses lecteurs.
L’histoire d’un journal, c’est parfois le destin d’un homme. Et celui d’Oscar Bronner, fondateur du Standard, le quotidien de l’intelligentsia viennoise, tient du roman. Né en 1943 à Haïfa, cinq ans avant la création de l’Etat d’Israël, Oscar est le fils d’un chanteur de cabaret ayant fui l’Autriche après l’arrestation, par les nazis, de ses parents et de son frère en raison de leurs origines juives. Au lendemain de la guerre, sa famille revient dans une Vienne ravagée par les bombardements. Ses parents échouent dans un minuscule deux pièces aux fenêtres brisées où ils disposent, sur le sol, de nombreux récipients pour recueillir l’eau de pluie qui coule du plafond.
A rude école Dans la capitale autrichienne en ruines, le gamin, âgé de 6 ans, gagne un peu d’argent de poche en nettoyant les briques qu’un vieil homme récupère dans les gravats du quartier dévasté, afin de les revendre à des maçons. Atteint de tuberculose, Oscar se retrouve dans un sanatorium glauque où, lorsqu’il ne digère pas un repas, les religieuses catholiques l’obligent à manger son vomi… A 12 ans, avec la chorale de son école, il doit chanter lors de la visite d’Heinrich Lübke. Ce ministre du gouvernement allemand du chancelier Konrad Adenauer n’est autre que l’ancien collaborateur d’Albert Speer, ministre de l’Armement pendant la guerre. Architecte préféré d’Adolf Hitler, Speer était un grand « employeur » de la main-d’oeuvre que constituaient les déportés : cruelle ironie de l’Histoire pour le jeune garçon dont plusieurs membres de la famille ont été assassinés par les nazis…
Instruit à l’école de la vie dès sa plus tendre enfance, Oscar est déjà, à 16 ans, un lecteur assidu de journaux allemands comme Der Spiegel et Die Zeit. Hélas, à l’époque, la presse autrichienne reste, à ses yeux, politiquement aux ordres du gouvernement et indigente sur le plan éditorial. « J’étais consterné et frustré par le paysage médiatique », se souvient le patron de presse. Passionné de peinture et de sculpture, celui qui rêve d’être romancier ou scénariste va devenir journaliste « pour, assure-t-il, gagner sa vie et vaincre sa peur de la page blanche ».
Il couvre de célèbres affaires comme celle de Franz Novak, cet ancien nazi en cavale en Autriche. Dans les grands cafés viennois, tel le Hawelka, il multiplie les rencontres avec des personnalités littéraires et du monde de l’édition. A 26 ans, Oscar décide de créer sa propre agence de publicité et de lancer deux magazines : Trend (économique) et Profil (actualité). Avec pour seul principe le learning by doing (« apprendre par la pratique »). Il se retrouve à la fois propriétaire, éditeur, directeur exécutif et patron de la rédaction de ces deux titres qui vont prospérer.
Fier de leur succès et d’avoir atteint son but à 35 ans, Bronner, en quête d’un nouveau challenge, les revend à bon prix et part s’installer à New York pour se consacrer exclusivement à… la peinture. Il y reste treize ans, multipliant les expositions de ses œuvres dans les plus grandes galeries de Manhattan.
Der Standard, le premier quotidien indépendant
Lecteur et fervent admirateur du New York Times, Oscar déplore que la presse autrichienne ne compte toujours pas un seul quotidien de qualité. Le traitement journalistique décevant de « l’affaire » Kurt Waldheim, diplomate autrichien devenu secrétaire général de l’ONU puis président de la république d’Autriche, en dépit de son passé trouble sous le régime nazi, achève de le convaincre de fonder, en 1988, un nouveau journal, libéral et indépendant : Der Standard. Nouveau titre, nouveau succès. Bronner, qui espérait tenir ce challenge cinq ans, restera vingt ans à la barre du Standard, avant de le revendre, à la suite de tensions avec ses financiers.
Il se consacre désormais, exclusivement, à sa passion : la peinture abstraite. Recevant l’envoyé spécial de The Good Life dans le bureau qu’il a gardé au siège du Standard, Oscar Bronner se défend de jouer encore un rôle actif dans « son » journal. « J’y passe pour relever mon courrier, mais je m’interdis toute ingérence. C’est mon fils aîné qui se charge, aujourd’hui, de la partie commerciale. Quant à moi, je donne rarement des conseils, et je ne le fais que si on les sollicite… »
5 questions à Oscar Bronner
Fondateur du Standard.
The Good Life : Peindre aujourd’hui, pour le patron de presse et journaliste que vous avez été, est-ce une autre façon de communiquer ?
Oscar Bronner : Non. D’abord parce que je ne fais que de la peinture abstraite. Et puis, c’est très différent, car lorsqu’on dirige un journal, on se bat contre les concurrents, parfois il faut même affronter ses collaborateurs, tandis que, seul dans son atelier, l’artiste doit se battre contre lui-même.
TGL : Etre journaliste, si ce n’est pas un art, est-ce un artisanat ?
O. B. : Absolument ! Oui, ce doit être un artisanat et c’est encore mieux si vous avez du talent. C’est toute la différence entre un simple job et un artisanat.
TGL : Pourquoi avez-vous fondé des journaux ?
O. B. : Parce que j’étais frustré par la médiocrité de ceux qui existaient alors en Autriche. Je n’ai pas fondé ces journaux pour les diriger, mais pour les lire. Et si j’y ai cumulé les fonctions d’éditeur, de directeur de la publicité et de directeur de la rédaction… c’est parce que, quand on lance une start-up, il vaut mieux tout contrôler. Et il faut, aussi, savoir improviser en permanence.
TGL : Que pensez-vous de la crise de mutation actuelle de la presse ?
O. B. : Le business-modèle change et il s’agit de s’adapter vite. Cela devient plus difficile, aujourd’hui, de diriger un journal, mais l’époque offre une diversité de débouchés. Grâce à Internet, on peut conquérir de nouveaux lecteurs partout dans le monde. Mon fils, qui a une quarantaine d’années, appartient à la génération adepte du numérique, et il se débrouille très bien. Je suis d’autant plus confiant dans l’avenir du Standard que nous avons été le tout premier journal en langue allemande à nous lancer dans l’aventure du Net. Et nous poursuivons avec bonheur dans cette voie.
TGL : La situation politique en Autriche implique-t-elle pour « votre » journal une responsabilité et une vigilance particulières ?
O. B. : J’imagine que vous devinez déjà ma réponse [sourire]. En Autriche, nous sommes dans la situation politique particulièrement préoccupante que vous connaissez. Nous savons que le lecteur a besoin d’une information fiable. Oui, un journalisme de qualité est plus indispensable que jamais en ces temps si difficiles et si riches en défis. Quant au journalisme d’investigation, il devient une nécessité absolue. Cela est vrai en Europe, où les forces conservatrices se manifestent, mais aussi dans le monde entier.
Ayant insisté pour nous recevoir en la présence de son illustre prédécesseur, le jeune et brillant Martin Kotynek, 35 ans, est peu loquace. Nommé depuis quelques mois, le nouveau rédacteur en chef tient davantage de l’élève frais émoulu de Polytechnique ou de l’ENA que du reporter Rouletabille. Mais sa retenue ne veut pas dire pour autant qu’il manque d’ambition pour ce journal qui va fêter ses 30 ans en octobre prochain. « J’ai parcouru toute l’Autriche, précise-t-il sous le regard bienveillant d’Oscar Bronner, pour rencontrer nos lecteurs. Et, comme de récentes enquêtes nous l’ont confirmé, ceux-ci souhaitent être informés non seulement avant les autres, mais aussi mieux que les autres. C’est donc ce que nous allons faire. Nous disposons d’ores et déjà d’une rédaction totalement bimédia et nous allons continuer à évoluer, mais en procédant sans précipitation et en nous accordant, à chaque nouvelle étape, le temps de la réflexion. » Et d’ajouter : « Il ne faut pas dérouter nos lecteurs, car leur journal est comme un membre de leur famille et ils doivent toujours, en nous lisant, se sentir at home. Grâce au web, nous savons combien ils nous sont attachés puisque, chaque jour, 35 000 d’entre eux nous envoient leurs commentaires. »
La rédaction du Standard, avec ses quelque 170 journalistes, ne s’est pas endormie jusqu’ici sur les lauriers glanés naguère par Oscar Bronner. Les rubriques politique intérieure, politique étrangère et économique font référence en Autriche. Toujours sur la brèche Dans un contexte sociopolitique particulièrement inquiétant – l’extrême droite a obtenu trois ministères régaliens dans le nouveau gouvernement de coalition issu du scrutin de décembre 2017 –, Der Standard multiplie les papiers, les interviews et les dossiers pédagogiques. Dans l’excellent numéro des 27-28 janvier 2018, le journal appelait ses concitoyens à tirer les leçons du passé, à ne pas renouer avec de vieux démons xénophobes et à ne pas tourner le dos à l’Union européenne… « Patriotisme oui, nationalisme non », pouvait-on lire en gros caractères dans cette édition spéciale postélections régionales. « Il existe à cet égard de véritables fractures dans les mentalités au sein de la société autrichienne, que ce soit entre les villes et les campagnes, entre les hommes et les femmes. C’est aussi notre rôle de tenter d’y remédier », souligne Martin Kotynek.
Cette vigilance s’est illustrée, lorsque le journal a dénoncé, récemment, un scandale lié à des perquisitions au siège des services de sécurité intérieure, qui auraient été diligentées par l’extrême droite ou, dans le domaine sportif, lorsqu’il a révélé, fin novembre 2017, que la championne de ski Nicola Spiess-Werdenigg, quatrième de la descente des jeux Olympiques d’Innsbruck en 1976, avait été violée, à 16 ans, par l’un de ses coéquipiers. « Ce scoop a eu d’autant plus d’écho en Autriche que nos championnes et champions de ski sont aussi populaires ici que le sont, chez vous, les footballeurs ! » confie Gianluca Wallisch, chef du service Etranger. Chaque fois que l’occasion se présente, Der Standard n’hésite pas à innover. En misant, dès 1995, sur le web ; en proposant, parallèlement à l’édition « print » traditionnelle, une version « compacte » en petit format ; ou encore en rebaptisant, pour la journée des droits des femmes, Der Standard en Die (féminin) Standard, avec uniquement des photos de femmes pour illustrer les rubriques. Et, à l’automne prochain, les lecteurs découvriront une édition rajeunie. S’appeler Der Standard n’interdit manifestement pas de chercher à sortir des sentiers battus.
En Bref
• 19 octobre 1988 : naissance du quotidien.
• Fondateur et éditeur : Oscar Bronner.
• Prix au numéro : 2,50 €
• Rédacteur en chef : Martin Kotynek (depuis 2017).
• Nombre de journalistes : 170.
• Nombre de salariés du groupe : 410.
• Capital : détenu à 100 % par Standard Medien AG.
• Chiffre d’affaires du groupe en 2016 : 56 996 000 €.
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