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L’année 2020 sera (aussi) celle de Rakuten, au cinquième rang mondial des plates‑formes de commerce en ligne. Au coude‑à‑coude avec le géant Amazon sur le marché nippon, le groupe japonais se lance dans la bataille de l’Internet mobile avec un enjeu de taille : la 5G. Objectif : 10 millions d’utilisateurs à l’horizon 2029. Coup de génie ou prise de risque démesurée ? Radioscopie des forces en présence.
« Pourquoi les entreprises japonaises ne savent pas innover. » C’est le titre volontairement provocateur d’un épisode de « Disrupting Japan », le podcast d’un entrepreneur américain basé à Tokyo. Avec en toile de fond ce constat : les entreprises et les entrepreneurs japonais peinent à prendre le train de l’innovation. Ce qui n’empêche heureusement pas les exceptions. A ce petit jeu, et à l’heure ou les Sony, Sharp, Panasonic et autres ont cessé de faire rêver les plus technophiles, ils ne sont que quelques-uns de ce côté du Pacifique à se distinguer encore. Hiroshi Mikitani, le fondateur de Rakuten, est de ceux-là.
L’histoire, on la connaît. Rakuten, c’est d’abord une plate-forme de commerce électronique et un exemple rare de champion capable de jouer d’égal à égal avec l’ogre Amazon, sur ses terres tout du moins, le Japon, cela grâce à un écosystème riche et complexe qui lui permet de fidéliser au maximum ses clients : cartes de crédit, agence de voyages, service de streaming, etc. Depuis une dizaine d’années, le groupe s’est lancé dans une stratégie d’internationalisation à coups d’acquisitions – dont PriceMinister en France et Ebates aux Etats-Unis – et de partenariats hautement médiatiques, tel celui noué avec le FC Barcelone. Une fois acquise, la marque historique laisse progressivement place au trademark Rakuten, avec partout la même stratégie, à savoir reproduire localement ce qui a fait le succès de Rakuten dans l’Archipel : une offre riche et variée, avec la pléthore de services et d’avantages qui vont avec.
Drones et véhicules autonomes
Dans la guerre qui secoue l’e-commerce, mieux vaut être bien armé. Les défis sont de taille, et cela commence avec le réseau de distribution – les petites mains qui apportent les commandes de l’entrepôt jusqu’au domicile du client. Comme d’autres, Rakuten fait le pari des drones : des tests ont eu lieu, avec succès, mais les quantités comme les distances couvertes restent modestes, sans compter les vides réglementaires à remplir. Idem pour les véhicules autonomes, techniquement au point, mais pas encore autorisés à circuler sur la voie publique.
Plus stratégiquement, l’avenir de Rakuten dépend beaucoup de sa capacité à maintenir la relation de confiance que le groupe entretient avec ses partenaires, les e-commerçants qu’hébergent ses pages. C’est là le cœur du système : quand Amazon propose des produits immédiatement disponibles et au meilleur prix, Rakuten met en avant le travail de ses partenaires, les dizaines de milliers de professionnels – ou pas – qui utilisent ses services pour vendre en ligne.
Ils sont la force du japonais en même temps que son talon d’Achille : riches de leur diversité, mais d’un professionnalisme variable. Ce qui amène Rakuten à développer ses propres solutions d’intelligence artificielle capables de rendre plus aisément déchiffrables par les moteurs de recherche les descriptifs des 250 millions de références proposées sur ses pages, tandis que des ateliers ouverts à ses « partenaires » commerçants permettent à ceux-ci de se former et d’améliorer leurs méthodes de vente.
Le virage mobile
Mais le gros défi de Rakuten n’est pas à chercher parmi les millions de références répertoriées sur ses pages. Sur la feuille de route du groupe, pour 2020, on trouve deux signes – 5G –, une deadline – juin 2020 – et trois concurrents de taille, les trois opérateurs nippons de téléphonie mobile : KDDI dans le rôle du challenger, le géant de la tech Softbank et, surtout, premier avec près de 45 % de parts de marché, l’historique NTT Docomo. Un marché considérable, aux marges confortables. Les Japonais ont l’habitude de payer leur abonnement mobile cher, très cher. Trop cher aux yeux du régulateur local, qui a estimé qu’il était temps de faire entrer un loup dans la bergerie – avec Rakuten dans le rôle du loup.
L’objectif de la manœuvre : faire baisser les tarifs dans les grandes largeurs – on parle de 40 %. Mais cela n’est pas sans contrainte, et elle est de taille : à charge pour le nouvel entrant, comme pour les trois autres, de mettre sur pied un réseau 5G performant sur l’ensemble du territoire, des pistes enneigées d’Hokkaido aux plages d’Okinawa, à 3 000 kilomètres de là. Soit 3 432 antennes au minimum à installer à temps pour les jeux Olympiques. Demain, ou presque. Une gageure, et des investissements colossaux en vue, avec, pour Rakuten, une carte que n’ont pas les autres : celle de partir de zéro.
Un pari un peu fou
Pour Francis Perrin, CEO de m[dot]partners, une structure de conseil basée à Tokyo et spécialisée dans la transformation numérique au Japon, « l’exercice tient de la provocation. La seule expertise dont Rakuten dispose dans les télécoms est celle d’opérer une offre de MVNO, et la norme de fonctionnement de la 5G est encore en cours de finalisation… Cela dit, le groupe japonais a pour lui une forte expertise dans la gestion de services Internet, l’expertise marketing, la gestion de clientèle numérique, etc. Rakuten souhaite valoriser cette expertise en devenant le premier opérateur 5G avec un réseau totalement virtualisé et en se focalisant uniquement sur la prochaine génération de téléphonie mobile, quand les opérateurs en place devront, eux, faire porter leurs investissement sur les deux générations de téléphonie mobile, la 4G et la 5G. »
Un pari un peu fou rendu possible par l’envergure du groupe, présent aujourd’hui sur les cinq continents et dont les équipes très cosmopolites – on compte 70 nationalités différentes dans la Crimson House – sont rompues à l’idée d’innovation. « Speed, speed, speed » est l’un des leitmotive du CEO Hiroshi Mikitani affiché sur les murs. Rendez-vous est pris pour l’été 2020.
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